Crise climatique : nouveaux carburants, hydrogène, sobriété… L'avion propre a-t-il du plomb dans l'aile ?
Voler sans (trop) polluer : est-ce possible ? Et si oui, quand ? Ces questions vont peser lors de la 54e édition du Salon du Bourget (Seine-Saint-Denis), rendez-vous incontournable de l'aéronautique et du spatial, qui s'ouvre lundi 19 juin. Alors que les effets du changement climatique, lié aux activités humaines, sont de plus en plus visibles, le secteur de l'aviation, responsable de 5% à 6% du réchauffement global, entend devenir plus propre. Face aux critiques, les représentants des 193 Etats de l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI), une agence de l'ONU, sont parvenus à "un accord historique" visant la neutralité carbone en 2050, en octobre dernier.
Pour atteindre cet objectif, l'aviation civile compte procéder par étapes. Des compagnies ont déjà intégré à leur flotte des avions de nouvelle génération, moins gourmands en kérosène. Ce travail sur les économies de carburant est complété par des mesures d'écopilotage, des études sur des trajectoires optimisées, la possibilité de réaliser des montées et descentes de façon continue (et non par paliers) et l'électrification de tout ce qui peut l'être à bord des appareils. Dans cet effort, la France ne compte pas rester sur le bord de la piste. "Nous Français, on doit être les champions de l'avion ultrasobre", a lancé Emmanuel Macron, vendredi 16 juin, annonçant l'investissement de 300 millions d'euros chaque année entre 2024 et 2030 pour développer la filière aéronautique.
Prometteurs, les carburants durables restent peu produits
Mais au-delà de ces aspects, l'une des grandes priorités concerne les carburants d'aviation durables, appelés en anglais sustainable aviation fuels (SAF). Il s'agit principalement de biocarburants, élaborés à partir d'huiles de cuisson usagées, de graisse animale ou encore de déchets végétaux. Les gains sont importants : Le Monde a expliqué, en 2021, qu'en recourant à un biocarburant issu des déchets ménagers communs, la réduction des émissions de dioxyde de carbone (CO2, le principal gaz à effet de serre) s'élève à 94% par rapport à l'utilisation de kérosène.
Mélangé au kérosène habituel, le biocarburant permet aux avions de voler sans avoir à les modifier (tant que le mix n'est pas trop important). Pour illustrer les avancées dans le domaine, Airbus a fait voler un Airbus A380 avec 100% de biocarburants, en mars 2022. Le constructeur affirme que tous ses avions "sont actuellement certifiés pour voler avec jusqu'à 50% de SAF mélangé à du kérosène. L'objectif est d'atteindre la certification 100% SAF d'ici la fin de cette décennie".
Pour l'instant, la réglementation européenne n'impose qu'un mélange à 1%. En 2050, il devrait être à 70%, selon la feuille de route REfuelEU Aviation de l'UE. Y parvenir va nécessiter des efforts importants, car la production de biocarburant reste "confidentielle", remarque le climatologue Nicolas Bellouin, directeur exécutif du projet Climaviation, en partenariat avec la direction générale de l'aviation civile (DGAC), l'Institut Pierre-Simon Laplace et l'Office national d'études et de recherches aérospatiales (Onera).
"On en est très loin, mais c'est parce qu'aujourd'hui le défi est dans la production", estimait aussi, fin 2022, Julian Manhes, spécialiste des biocarburants chez Airbus. Cela devrait commencer à décoller avec différents projets, à l'image du site de Grandpuits (Seine-et-Marne) de TotalEnergies. En reconversion, il doit produire dès 2025 du biocarburant destiné à l'aéronautique. Emmanuel Macron a également annoncé vendredi l'installation prochaine d'une usine de biocarburants dans les Pyrénées-Atlantiques, à Lacq. Et le président a assuré pouvoir atteindre l'objectif de l'UE visant à incorporer 6% de SAF dans les carburants à l'horizon 2030 : "On a sécurisé la capacité à en produire en France 500 000 tonnes."
Un autre carburant d'aviation durable sur la table est l'e-fuel, aussi appelé "carburant de synthèse" ou encore "électrocarburant". Il est fabriqué après "une électrolyse de l'eau permettant de produire de l'hydrogène bas carbone, qui est ensuite combiné au CO2 (…) de manière à produire un carburant", expose le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Ce CO2 pourrait être collecté, par exemple, auprès de cimenteries, d'aciéries, d'incinérateurs, ou encore directement capté dans l'atmosphère, cite le CEA. Une technologie encore au stade embryonnaire car "les électrocarburants sont plus complexes à produire que les biocarburants", résume Maxence Cordiez, ingénieur au CEA.
L'hydrogène, le sauveur ?
Le sujet des SAF peine à convaincre Yves Gourinat, professeur à l'Isae-Supaéro. "C'est une transition possible. J'y crois à court terme, mais pas à long terme", estime le physicien, qui voit les carburants durables comme une vaine prolongation de l'existant. "Thomas Edison n'a pas inventé l'ampoule électrique en réinventant la bougie, lance-t-il. Il faut changer de technologie, changer de référentiel."
Pour lui, c'est certain, le futur de l'aviation civile passe par l'hydrogène. Même son de cloche du côté des industriels. Marc Hamy, vice-président Corporate Affairs chez Airbus, a insisté sur ce point lors d'une conférence à l'Académie de l'air et de l'espace Airbus, fin avril.
"L'hydrogène est un carburant très, très, très intéressant pour l'aviation (…) On travaille activement sur cette solution."
Marc Hamy, vice-président Corporate Affairs chez Airbuslors d'une conférence à l'Académie de l'air et de l'espace
Pourquoi un tel engouement ? L'hydrogène permet à un avion de ne pas émettre de CO2, mais de la vapeur d'eau, et affiche un bon rendement : pour le même poids, il génère trois fois plus d'énergie que le kérosène. Deux options émergent pour son exploitation dans les avions. Il pourrait être transformé en électricité grâce à une pile à combustible. Elle alimenterait un moteur électrique faisant tourner des hélices. Une piste viable pour des avions de petite taille, pas pour des avions commerciaux classiques. L'autre solution, qui fonctionnerait pour de gros appareils, consiste à brûler de l'hydrogène dans un moteur thermique.
Le gros problème concerne le stockage : l'hydrogène, onze fois plus léger que l'air, prend beaucoup de place. Il est possible de le conserver à haute pression pour réduire son volume. C'est le plus souvent ainsi qu'il est utilisé dans les voitures à hydrogène. Afin de gagner davantage d'espace, il peut être liquéfié, en étant maintenu à -253°C. Un procédé déjà utilisé pour les lanceurs spatiaux. Pas étonnant alors que le motoriste Safran, qui travaille dans le spatial et l'aviation, mentionne l'hydrogène liquide dans son plan "face au défi climatique". Toutefois, même sous sa forme liquide, l'hydrogène prend quatre fois plus de volume que le kérosène. Il faudrait alors d'immenses réservoirs pour l'embarquer à bord des avions. Cela pourrait impliquer des appareils avec de nouvelles architectures, plus grands, plus hauts, avec moins de sièges. Les pistes de travail restent ouvertes.
Sur l'hydrogène, "il y a des efforts assez importants dans le secteur, même si on n'a pas encore de prototypes qui nous permettent de dire ce qu'il en sort", nuance Nicolas Bellouin. Les choses pourraient toutefois devenir plus concrètes d'ici peu. Dans l'objectif de finaliser un appareil pour 2035, Airbus envisage une étape de test en vol en 2026. Malgré tout, le directeur exécutif du projet Climaviation se montre sceptique. Selon lui, "l'hydrogène sera peut-être une niche". Maxence Cordiez fait également preuve de réserve.
"L'hydrogène ne jouera probablement qu'un rôle marginal dans la décarbonation de l'aviation du fait de sa faible densité."
Maxence Cordiez, ingénieur au CEAà franceinfo
L'hydrogène n'a rien de virtuel. On le trouve déjà dans des lanceurs spatiaux, dans des bus (comme à Pau), dans certaines voitures. Le constructeur Rolls Royce parvient à l'utiliser pour faire tourner au sol un moteur d'avion. Reste que les bienfaits environnementaux de l'hydrogène ne valent que s'il est lui-même propre. Produire massivement de l'hydrogène vert ou exploiter de façon respectueuse de l'environnement des gisements naturels restent des gageures, pointe Laurent Catoire, directeur de l'unité chimie et procédés à l'Ecole nationale supérieure de techniques avancées (ENSTA).
"Le principal problème, c'est produire de l'hydrogène décarboné. Ce que l'on sait bien faire actuellement, c'est l'hydrogène gris, à partir des ressources fossiles."
Laurent Catoire, directeur de l'unité chimie et procédés à l'ENSTAà franceinfo
"La marche est haute pour l'hydrogène", concède Yves Gourinat, qui imagine toutefois une certification de l'avion à hydrogène d'ici à quinze ou vingt ans. "Le défi est colossal", confirme Christophe Turpin, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de l'hydrogène. Avec un optimisme pondéré, il attire l'attention sur les modifications globales induites par cette potentielle révolution technologique. "C'est un tout. C'est un premier pas de développer la technologie, mais il faut que tout l'écosystème suive, pour la production et l'approvisionnement", remarque-t-il, insistant sur un déploiement qui sera inévitablement "très progressif". "C'est la technologie d'après-demain. C'est le coup d'après", martèle-t-il.
Une nécessaire réduction du trafic
D'ici là, le chercheur rappelle la nécessité d'utiliser l'avion "au plus juste" et de procéder à un "gros ménage sur les vols internes". Une certaine sobriété également soulignée par Nicolas Bellouin. "Le marché de l'aviation a augmenté de 30% entre 2014 et 2018 [avant la pandémie de Covid-19], relève-t-il. Si cela continue à ce rythme-là, il va falloir réduire le marché."
Cette diminution est impérative, d'après Maxence Cordiez. Avant même une hypothétique arrivée à maturité de l'hydrogène, l'ingénieur estime que les biocarburants et e-fuels, qui surgiront avant l'hydrogène, "sont surtout une solution pour décarboner l'aviation une fois qu'on aura fortement réduit le trafic". Pour lui, "nous ne pouvons raisonnablement pas penser qu'ils permettront de continuer la croissance du trafic aérien, ni même de le maintenir dans son ampleur actuelle".
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