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Haute-Savoie : "On connaît nos vaches par leur prénom. Peuvent-ils en dire autant des bouquetins ?"

Le tribunal administratif de Grenoble a refusé, mercredi, de suspendre l'abattage des bouquetins du Bargy. Dans le massif, éleveurs et défenseurs s'opposent sur la gestion de la crise liée à la brucellose.

Article rédigé par Julie Rasplus - Envoyée spéciale en Haute-Savoie,
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Yann regarde son troupeau de vaches, postées dans un champ au-dessus de son chalet, aux Mouilles, le 20 octobre 2015, en Haute-Savoie.  (JULIE RASPLUS / FRANCETV INFO)

Le brouillard matinal rechigne à se lever, mardi 20 octobre, aux Mouilles, sur les hauteurs du Grand-Bornand (Haute-Savoie), mais Yann, lui, a déjà bien entamé sa journée. Levé à 5 heures, il a déjà trait son troupeau de vaches laitières, les a emmenées au champ et s’attelle maintenant à ôter les clôtures avant de quitter la ferme d’alpage pour l’hiver. Autant le dire tout de suite : il n'a "pas une heure" à nous accorder. Surtout pour parler brucellose dans le massif du Bargy. "On commence à en avoir marre de toute cette histoire. Ça traîne depuis trois ans et ce serait bien que ça s'arrête", tranche l’éleveur en manches courtes, bottes déchaussées.

Depuis 2012, cet exploitant, installé dans la ferme familiale depuis 1997, vit dans la peur de voir resurgir cette maladie infectieuse commune aux bovins et à l’homme. Chez les ruminants, elle provoque des avortements, se transmet par voie vénérienne, mais aussi par le biais des placentas tombés sur l’herbe. Chez les humains, elle est connue sous le nom de fièvre de Malte, se soigne à coups d’antibiotiques, mais reste rarissime.

Pourtant, il y a trois ans, deux enfants du coin sont tombés malades. Ils avaient ingéré de la tomme fraîche, achetée en vente directe. Le lait provenait d'une vache infectée, élevée dans une exploitation située juste au-dessus du chalet de Yann. 

Dans la montagne, des bouquetins atteints de brucellose 

La réapparition de la maladie a fait l'effet d'une bombe parmi les éleveurs du massif du Bargy, situé au cœur de la région du reblochon. Aussitôt, la vingtaine de vaches laitières de la ferme incriminée ont été abattues. Une obligation. A l'instar de deux autres éleveurs voisins, Yann a dû bloquer sa ferme pendant 60 jours - le temps d'incubation de la maladie - et détruire tous ses fromages par principe de précaution. Des pertes évaluées à 15 000 euros, qu'il a finalement récupérés au début de l'année, grâce à une aide du conseil général. 

Yann montre les fromages au lait cru stockés au rez-de-chaussée de son chalet d'alpage, le 20 octobre 2015, au Grand-Bornand (Haute-Savoie).  (JULIE RASPLUS / FRANCETV INFO)

"Personne ne s’y attendait. Ça a été une surprise pour tout le monde", souffle l’éleveur, également président du syndicat agricole du Grand-Bornand. Il faut dire qu'"en Haute-Savoie, le dernier cas répertorié dans un élevage remontait à 1999. En France, on a mis trente ans à se débarrasser de cette maladie à force de contrôles sur les bovins, les caprins et les ovins", rappelle Jean Hars, vétérinaire à l’Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS). Depuis 2003, la France était officiellement "indemne de brucellose", un statut précieux pour la commercialisation de lait cru et de fromages.

"Quand il y a eu le cas en 2012, on n'a pas compris d'où ça sortait", se souvient ce responsable de la surveillance des maladies de la faune sauvage transmissibles aux animaux domestiques. Après avoir testé les animaux domestiques, tous négatifs, les soupçons se sont donc portés sur la faune sauvage. Bingo. Les vétérinaires de l’ONCFS finissent par détecter la bactérie chez certains bouquetins présents dans la montagne juste derrière. La souche est la même qu’en 1999. Les bouquetins auraient attrapé la maladie à ce moment-là, en fréquentant les mêmes pâturages que les bovins. Pendant treize ans, ils ont agi comme un "réservoir silencieux" de la bactérie.

L'abattage massif, un "massacre" pour les défenseurs de la nature

Pour protéger les éleveurs et un pilier économique local, la préfecture de Haute-Savoie a vite envisagé d'abattre tous les bouquetins du massif du Bargy. Mais le plan s’est finalement soldé, après arbitrage ministériel, par l'abattage de bouquetins âgés d'au moins 5 ans, les plus atteints. En octobre 2013, environ 230 bêtes, soit la moitié de la population estimée dans le massif, ont ainsi été tuées… pour un résultat peu probant.

Malgré cette mesure drastique, les cas de brucellose chez les bouquetins ont augmenté entre 2013 et 2014 (passant de 38% à 45% de la population totale). Et surtout, la maladie a explosé chez les spécimens les plus jeunes qui, en l’absence de mâles dominants, se sont reproduits avec les femelles contaminées. En 2014, la moitié d’entre eux étaient infectés, contre seulement 15% six mois auparavant.

Le scénario d’un abattage massif refait pourtant surface cet automne. Cette fois, il s’agirait de conserver un noyau de 70 individus identifiés comme sains et de supprimer les 250 restants, sans distinction. Problème : les deux-tiers sont sains, affirment les associations de protection de la nature, qui ont dénoncé un "massacre". Les tirs, débutés le 8 octobre, ont été suspendus après le dépôt d'un référé par les défenseurs de la nature, avant que la justice ne les autorise à nouveau.

"Ce n'est pas par plaisir, c'est la solution la plus faisable"

Pour Jean-Pierre Crouzat, porte-parole de la Fédération Rhône-Alpes de la protection de la nature (FRAPNA), cette méthode n’est pas la bonne : "Cela peut paraître séduisant, mais ça ne marche pas. L’abattage de 2013 a bien montré son inefficacité." Les tirs massifs pourraient pousser les bouquetins du Bargy à se déplacer vers le massif des Aravis, tout proche, et empirer la situation. 

Journée de brouillard, le 20 octobre 2015, dans le massif du Bargy, en Haute-Savoie, où évoluent une harde de bouquetins.   (JULIE RASPLUS / FRANCETV INFO)

Lui préconise plutôt de capturer les animaux, les tester grâce à un dispositif in situ déjà expérimenté, puis relâcher les individus sains et euthanasier les bouquetins contaminés. Irréalisable, tranche Jean Hars : "Ça veut dire approcher les animaux à moins de 20 m. C'est impossible de tous les capturer !" Pour le vétérinaire responsable du dossier, "si on demande l'abattage, ce n'est pas par plaisir. C'est la solution la plus faisable".

"Nous, ils s'en foutent" 

Agir autrement prendrait encore deux à trois ans, et les éleveurs s’impatientent. Yann raconte qu'en mai, les bouquetins viennent parfois manger sur les mêmes parcelles que ses vaches. La brucellose est dans toutes les têtes. "Pour nous, c'est une menace importante. Ça s'est passé en 2012. Pourquoi pas l'année prochaine ?", insiste l’éleveur. En face, Jean-Pierre Crouzat rappelle qu'un seul cas a été répertorié en quinze ans, ce qui en fait une épée de Damoclès "petite et lointaine"Un argument qui fait bondir l’éleveur. 

Nous, ils s'en foutent ! Ils ne se rendent pas compte de ce que ça représente. Perdre son troupeau, c’est très dur psychologiquement. Et puis, c’est notre revenu, c’est vingt ans de travail... Nos vaches, on les connaît par leur prénom. Peuvent-ils en dire autant des bouquetins ?

Yann, éleveur au Grand-Bornand

Francetv info

"On n'est pas contre les bouquetins, mais contre la brucellose, insiste encore le quadragénaire. Si son éradication passe par l'abattage..." Pour lui, "le compromis [défendu par le préfet] n'est pas mauvais", surtout que 10 000 bouquetins peuplent désormais les Alpes françaises, quarante ans après leur réintroduction. De son côté, Jean-Pierre Crouzat "n'a pas envie d’une montagne où les policiers tirent sur les bêtes" même s'il comprend les peurs des éleveurs. "On ne peut tout de même pas supprimer toute la nature..."

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