: Reportage "Sainte-Soline est devenu un lieu totémique" : un an après les heurts pendant la manifestation contre la "méga-bassine", la tension reste palpable
Le chantier de Sainte-Soline est une zone aussi bien gardée que sensible, à tel point qu'il est impossible d'y prendre la moindre photo ou de le visiter seul. Posée au milieu de la plaine agricole du Mellois, dans les Deux-Sèvres, à quelques minutes de cette petite commune, la future retenue d'eau SEV15 – que les opposants appellent "méga-bassine" – est, en cette fin février, protégée par deux rangées de barrières et sécurisée par des détecteurs de mouvement et des caméras. Il faut dire que le lieu est devenu le symbole de la lutte contre les "méga-bassines" : le 25 mars 2023, des milliers d'opposants s'étaient réunis à Sainte-Soline pour dénoncer ces réserves artificielles censées stocker de l'eau en hiver pour irriguer les cultures d'agriculteurs en été, lorsque la sécheresse sévit.
Face aux nombreux manifestants – 20 000 à 30 000 selon les organisateurs, 6 000 selon la police – l'Etat avait mis en place un dispositif policier très important. Et la manifestation interdite s'était transformée en un violent affrontement, avec de nombreux blessés dans les deux camps, sous les caméras de toutes les chaînes d'information du pays. Un an après, chez les partisans et les détracteurs des "méga-bassines", le traumatisme demeure.
"C'était surréaliste"
"Même en Mai-68, on n'avait pas vu ça : 5 000 grenades en deux heures, c'était le délire", se souvient Jean-Jacques, militant au sein du collectif Bassines non merci (BNM), qui avait appelé à la mobilisation au printemps 2023. Le septuagénaire était à Sainte-Soline et n'a pas encore digéré ce qu'il qualifie de "violences policières", de "scandale d'Etat" qu'il impute à Gérald Darmanin. A ses côtés, Noémie acquiesce. Elle aussi lutte au sein de Bassines non merci. "Le nom de Sainte-Soline a été sali", regrette-t-elle, les yeux rivés sur ses notes. L'opposante parle de "200 blessés" et de "gens abîmés à vie".
Pour le maire de Melle, une commune à quelques kilomètres de Sainte-Soline, "tout a été fait par l'Etat pour que cela se passe mal". Sylvain Griffault, opposé à ces réserves d'eau, avait accueilli ce week-end-là une grande réunion dans sa commune autour de la défense de l'eau. Elle avait rassemblé 10 000 participants, dont de nombreuses personnes présentes à la manifestation. "Certains de mes conseillers m'ont décrit des scènes de guerre", se souvient-il.
La guerre revient également dans les mots du maire de Sainte-Soline, petite commune de 300 habitants devenue selon lui "lieu totémique" de la lutte contre les "méga-bassines". "C'était hallucinant, surréaliste", se remémore Julien Chassin, dans son bureau où se trouve un grand plan de Sainte-Soline, avec ses petits hameaux et ses nombreuses terres agricoles. Lui soutient le projet – il avait signé le permis de construire en 2017 et s'est représenté pour un second mandat afin "d'assumer" ce dossier – et se souvient d'un week-end intense.
"En ce moment, l'eau dégueule de partout mais l'été, s'il ne pleut pas et qu'il fait 40°C, que fait-on ? On est face à des questions sociétales, et ce n'est pas en se balançant des pierres qu'on va avancer."
Julien Chassin, maire de Sainte-Solineà franceinfo
Quelques jours après ce 25 mars resté dans les mémoires, il avait dénoncé avec plusieurs autres maires une "prise d'otage" de la population ainsi que la "dégradation des biens des particuliers et des infrastructures" et le "désarroi des agriculteurs et agricultrices".
Parmi eux figure Arthur Perrault. Cet agriculteur de 30 ans, qui possède 220 chèvres et 320 hectares destinés à la culture de maïs, blé, luzerne ou orge, a été choqué par les scènes qu'il a vécues. Sa grosse ferme donne sur le chantier de Sainte-Soline. En mars 2023, il avait vu certains opposants détruire une partie de ses champs et endommager son point de raccordement, là où devrait arriver l'eau de la réserve de Sainte-Soline.
"Après le week-end, on a ramassé deux remorques de déchets, dont de nombreuses grenades et huit tonnes de pierres. En six mois, on a eu deux manifestations d'ampleur, alors oui, c'est dur. Nos réserves sont des cibles."
Arthur Perrault, agriculteur à Sainte-Solineà franceinfo
Depuis ce 25 mars 2023, le calme est revenu dans les Deux-Sèvres, mais la contestation comme les travaux continuent. La réserve de Sainte-Soline a pris du retard – les bâches n'ont pas encore été totalement installées – et ne sera pas exploitée avant le printemps 2025. Et malgré l'opposition, la Coopérative de l'eau des Deux-Sèvres (Coop de l'eau 79), une société privée, prévoit de construire d'ici quelques années 16 "méga-bassines", en grande partie financées par l'argent public. Si la réserve de Mauzé-sur-le-Mignon est déjà opérationnelle, les travaux sont en cours pour trois autres retenues situées dans le département. Avec, à chaque fois, la même contestation.
"Assurance-vie" pour les uns, accaparement de l'eau pour les autres
"Les opposants ont fait de Sainte-Soline un symbole car ils ont bien compris que s'ils n'arrivaient pas à stopper ce projet, cela se développerait ensuite ailleurs", estime Arthur Perrault. Il observe que le département voisin, la Vendée, a depuis vingt ans investi dans des réserves d'eau. Et d'ajouter, avec une pointe d'ironie : "Si on dit qu'on vient des Deux-Sèvres, ça ne parle à personne, par contre quand on parle de Sainte-Soline, les gens savent."
Arthur Perrault considère que cette réserve est son "assurance-vie" pour lui permettre d'irriguer ses cultures et de continuer de vivre, alors que d'été en été le manque d'eau se fait de plus en plus sentir l'été. Est-ce un accaparement de l'eau, comme le déplorent les opposants aux bassines ? Il pense que non, avance qu'il est à la tête d'une exploitation familiale et que l'irrigation est nécessaire pour son activité, alors que certains opposants reprochent à cette réserve de profiter aux grands agriculteurs céréaliers. Quand la réserve fonctionnera, il versera chaque année 30 000 euros à la Coop de l'eau 79 pour se servir de l'eau stockée. Les anti-bassines, eux, soulignent que les 620 000 m 3 d'eau de la réserve de Sainte-Soline bénéficieront seulement à une dizaine d'agriculteurs.
"On finance un modèle agricole qui est un fiasco humain, environnemental et économique. Le climat change, et il faudrait que l'agriculture s'adapte au lieu d'adapter son milieu à ses pratiques."
Jean-Jacques, militant opposé aux "méga-bassines"à franceinfo
Jean-Jacques et ses compagnons de lutte se disent parfois "usés" mais pas résignés. "Sainte-Soline a permis une convergence des luttes et depuis, plus aucun projet sur l'eau ne passe sous les radars des militants", ajoute Noémie. Elle rappelle que la justice a déjà annulé plusieurs projets de "méga-bassines" dans la région et espère que celle de Sainte-Soline sera un jour jugée illégale. En attendant, la fronde continue, au gré des travaux et des manifestations.
Le spectre d'une nouvelle manifestation d'ampleur
"Une révolution est en marche", prédit Noémie, qui voit dans la manifestation du 25 mars un point de bascule. "Maintenant, il ne peut pas y avoir un dialogue si les travaux continuent." Un tee-shirt siglé du terme "éco-terroriste" est posé près d'elle, sur un canapé, en référence aux propos de Gérald Darmanin, qui avait qualifié les opposants d'écoterroristes.
Les opposants promettent une nouvelle manifestation internationale pour mi-juillet. "En 2017, on était 1 500, l'an dernier on était 30 000 et la prochaine fois, on sera 40 ou 50 000", prévient Jean-Jacques, qui prédit aussi une interdiction du prochain rassemblement. Alors les opposants développent déjà des "stratégies". Ils appellent aussi à un moratoire pour arrêter ces réserves d'eau, des folies selon eux.
Le maire de Sainte-Soline n'est pas de cet avis. Il avance que la réserve de la commune permettra à des agriculteurs de vivre, voire de survivre, mais pas uniquement. L'eau ne servira pas qu'à produire des céréales pour l'exportation. Elle profitera aussi à des éleveurs, dont le travail et les produits font rayonner le territoire. "Ici, on a plein d'AOP, comme le beurre Echiré", développe le maire, qui regrette l'absence de débat "nuancé". Julien Chassin le concède pourtant : la tension est toujours là, endormie. "C'est possible qu'il y ait un nouveau Sainte-Soline."
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