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"On est face à une volonté de torturer" : sur la Côte d'Opale, trois cadavres de phoques plombent l'ambiance

Article rédigé par franceinfo - Mathilde Goupil
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Un phoque dans la baie d'Authie (Pas-de-Calais), le 3 octobre 2016. (MAXPPP)

Trois veaux-marins ont été tués, pour deux d'entre eux à coup de fusil, entre janvier et avril à Oye-Plage et au Touquet (Pas-de-Calais). Sur place, les défenseurs des animaux dénoncent le massacre, tandis que les pêcheurs et les chasseurs clament leur innocence.

Deux lourdes masses sur un banc de sable sec, à une dizaine de mètres l'une de l'autre. Lorsqu'ils aperçoivent à la longue-vue ces deux taches sombres, le naturaliste Aymeric Evrard et l'une de ses collègues ne savent pas encore ce qu'ils viennent de découvrir. Ce dimanche 29 avril, il est 17 heures, ils observent la plage nord du Touquet Paris-Plage (Pas-de-Calais) depuis la dune qui la surplombe. La brume plane sur la baie de Canche, où la mer s'est retirée.  

En se rapprochant, les scientifiques découvrent deux phoques morts. L'un des cadavres ensanglanté porte "des petites traces qui font penser à des plombs" et "des ecchymoses", se remémore le naturaliste de 28 ans, interrogé par franceinfo. Le second corps paraît intact. "Leur pelage est brillant, ils ont tous leurs membres. Cela me semble tout de suite suspect qu'ils se soient échoués naturellement si proches l'un de l'autre", souligne Aymeric Evrard, qui se souvient aussi que "l'un des deux phoques 'flinguait'" : une odeur commence à se dégager de la dépouille.  

L'un des phoques retrouvés sur une plage du Touquet, le 29 avril 2018, mort d'asphyxie après avoir reçu des coups. La présence d'une bague à l'une de ses nageoires indique qu'il avait effectué un séjour dans un centre de soins, en 2014. (GDEAM-62)

"Ne comptez pas sur moi pour tomber dans le sentimentalisme : voir des animaux morts, c'est mon métier." Quand il déroule les événements de cette journée, Aymeric Evrard le fait avec précision, sans trémolo dans la voix. Ce dimanche-là, il procède à un comptage des phoques veaux-marins en baie de Canche. Une tâche qu'il effectue trois fois par mois pour le Groupement de défense de l'environnement de l'arrondissement de Montreuil et du Pas-de-Calais (GDEAM-62), association dont il est salarié.

Visé avec une arme de chasse 

Etonnés par l'aspect des cadavres, dont la mort ne paraît pas naturelle, les deux naturalistes les photographient et appellent immédiatement Damien Gosselin, un représentant de la Coordination mammalogique du nord de la France (CMNF) autorisé à déplacer les animaux. Le phoque gris et le phoque veau-marin, les deux espèces présentes dans l'Hexagone, sont en effet protégés depuis 1992 dans l'Union européenne, et depuis 1995 en France. Ils ne peuvent être manipulés que par des personnes habilitées par autorisation préfectorale.

Le naturaliste Aymeric Evrard, sur la plage du Touquet (Pas-de-Calais) où ont été retrouvés deux phoques morts, le 29 avril 2018. (MATHILDE GOUPIL / FRANCEINFO)

Jacky Karpouzopoulos, président de la CMNF, qui a "chopé le virus du phoque" en 1993, récupère la funèbre cargaison le lendemain, enroulée dans une bâche. Il place les phoques dans son coffre et fonce à l'université vétérinaire de Liège, en Belgique, afin que les animaux y soient examinés puis autopsiés. Bilan : l'un des phoques "a reçu huit plombs de chasse de gros diamètre au niveau du thorax", et "des coups forts violents au niveau du cou", qui l'ont achevé. Le second a également "reçu des coups", mais "est mort d’asphyxie" en se noyant, selon un communiqué du GDEAM-62, qui a eu accès aux constatations préliminaires du vétérinaire.

Trois morts "suspectes"

Après ce premier examen, l'association décide de porter plainte pour "destruction d’espèce protégée", déclenchant l'ouverture d'une enquête par le parquet de Boulogne-sur-Mer, confiée au commissariat du Touquet puis à la gendarmerie maritime de Boulogne.

Au vu des blessures infligées, on est face à une volonté de nuire à l'animal, de le torturer.

Aymeric Evrard, naturaliste

à franceinfo

D'un simple fait divers, l'affaire devient un véritable polar. Car ces "morts suspectes", telles que les qualifie le GDEAM-62, ne sont pas les premières sur la Côte d'Opale. En janvier, un autre veau-marin a été découvert à Oye-Plage (Pas-de-Calais) par un militant de la Ligue de protection des animaux, abattu de plusieurs dizaines de plombs dans la gueule, rapporte La Voix du Nord. La LPA Pas-de-Calais a diffusé cette radiographie de l'animal tué : 

Là aussi, une enquête a été ouverte, cette fois par le parquet de Saint-Omer. Une "série noire" qui n'a que peu d'antécédents, selon Jacky Karpouzopoulos, qui se remémore un seul autre cas dans la région, il y a une quinzaine d'années.

Pour délier les langues, l'association de protection des animaux marins Sea Shepherd promet même 10 000 euros de récompense pour toute information conduisant à une arrestation. "C'est la priorité de l'association, justifie Lamya Essemlali, la présidente de l'antenne française de l'association, auprès de franceinfo. Il ne faut pas que certains aient un sentiment d'impunité à tuer les phoques." 

Les pêcheurs pointés du doigt

Dans la cossue station balnéaire du Touquet, la découverte des deux cadavres a fait du bruit. Ludovic Heno est le sommelier de La Base Nord, un restaurant installé en haut de la plage nord. "Tout le monde nous pose beaucoup de questions sur ce jour-là, mais on n'a rien vu", assure à franceinfo ce quinqua au tablier immaculé. 

Alors, qui est responsable du massacre de ces phoques ? Des chasseurs, comme le laissent à penser les armes employées au Touquet et à Oye-Plage ? "Des tas de gens ont des armes de chasse qui dorment dans le grenier, ça n'en fait pas des chasseurs", réplique à franceinfo Willy Schraen, président de la fédération de chasse du Pas-de-Calais.

Si on me prouve que c’est un chasseur qui a tué ces phoques, alors il n’aura plus son permis. La fédération se portera partie civile à son procès, on en fera un exemple local !

Willy Schraen, président de la fédération de chasse du Pas-de-Calais

à franceinfo

Autre suspect : le Collectif contre la prolifération des phoques, créé en 2012 par Fabrice Gosselin, pêcheur côtier amateur. Ce retraité du secteur de l'énergie est un habitué des médias, qu'il sollicite à foison dans sa croisade anti-phoques. Quand nous le rencontrons au retour d'une séance de pêche, il grimace en tendant un seau où frétillent mollement quelques poignées de crevettes grises. "Il y a dix ans, j'en aurais pris 5 à 7 kilos au même endroit", assure-t-il. Pour lui, aucun doute : le phoque est l'un des principaux responsables des mauvaises pêches en bordure de plage.

Fabrice Gosselin, du Collectif contre la prolifération des phoques, sur une plage du Touquet (Pas-de-Calais), le 24 mai 2018. (MATHILDE GOUPIL / FRANCEINFO)

Pour autant, il assure qu'aucun de "ses gars" n'est coupable. "On nous traite de tueurs sanguinaires, il ne faut pas exagérer ! Si ça continue, on portera plainte en diffamation !" s'énerve l'homme de 62 ans, derrière sa barbe poivre et sel. Lui va même jusqu'à imaginer que les associations de défense des animaux puissent être derrière les tueries, pour décrédibiliser le message de son collectif. 

Je m'interroge sur le rôle des écologistes dogmatiques. Dès que je donne une interview, un phoque est retrouvé mort quinze jours plus tard !

Fabrice Gosselin, pêcheur côtier

à franceinfo

Un "climat anti-phoques"

Un mois après la découverte des deux phoques au Touquet, les relations restent tendues entre le Collectif contre la prolifération des phoques et les défenseurs des animaux. "Accuser toute une corporation est facile, mais il ne faut pas mettre tous les pêcheurs dans le même panier", veut tempérer Jacky Karpouzopoulos, de la CMNF.

Sans preuve, je n’incrimine ni les pêcheurs, ni ceux qui portent des fusils.

Jacky Karpouzopoulos, CMNF

à franceinfo

"Essayez de ne pas trop attiser les braises du côté des anti-phoques, les choses sont assez chaudes ici, ça peut vite s’enflammer", nous met en garde Aymeric Evrard, qui veut essayer de "maintenir un climat de dialogue"Des précautions d'autant plus importantes que pour lui, les tueurs des phoques sont peut-être victimes du "climat anti-phoques" local. "L'auteur de ces morts est coupable, mais pas forcément responsable. Je peux comprendre que par, manque d'information, quelqu'un en vienne à tuer un phoque s'il le pense responsable de la disparition des poissons." 

En 2017, les 500 à 700 phoques présents sur le littoral des Hauts-de-France ont en effet consommé 1 500 tonnes de poissons, selon un rapport scientifique paru en février dernier. Mais ce chiffre reste faible au regard des 32 000 tonnes de poissons débarqués dans le même temps au port voisin de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais), le plus important de France.

Pour Fabrice Gosselin, c'est déjà trop : la "régulation" du phoque (c'est-à-dire l'abattage autorisé de certains individus), comme c'est déjà le cas pour le loup, est indispensable à la "survie des pêcheurs", assène-t-il. Une position soutenue par plusieurs élus locaux, comme Daniel Fasquelle, député Les Républicains du Pas-de-Calais. Celui-ci assurait dès 2013 dans La Voix du Nord qu'il fallait "se poser la question de la régulation" du phoque. Jean-Michel Taccoen, conseiller LR des Hauts-de-France et vice-président de la fédération de chasse du Pas-de-Calais, compare, lui, le phoque au loup sur son compte Facebook.

Pourtant, l'option de l'abattage fait bondir Sea Shepherd. "C'est une hérésie de vouloir réguler les prédateurs. S'il n'y avait vraiment plus de nourriture, ils mourraient tout seuls", s'insurge auprès de franceinfo Jean Bottequin, délégué de l'association dans la région.

Il faut le dire clairement : quand on parle de régulation, ça signifie un massacre.

Jean Bottequin, militant de Sea Shepherd

à franceinfo

Jean Bottequin, militant de l'association Sea Shepherd, à quelques mètres du lieu de la découverte des deux phoques au Touquet (Pas-de-Calais), le 25 mai 2018. (MATHILDE GOUPIL / FRANCEINFO)

Près de six mois après la première tuerie, le mystère reste entier. La récompense de Sea Shepherd n'a permis d'obtenir qu'une "quinzaine d'informations", mais "rien de probant", reconnaît la présidente de l'association. "On réfléchit à organiser des patrouilles sur les plages ou en mer, pour avoir une présence dissuasive et empêcher de nouvelles tueries", glisse-t-elle désormais. 

L'enquête ouverte en janvier par le parquet de Saint-Omer a été classée sans suite, faute d'avoir réussi à remonter les traces du ou des tueurs. "Il y a rarement de témoins en mer. Et, contrairement à d’autres armes, les balles de fusils de chasse ne disposent pas de signature, ce qui aurait pu permettre de retrouver les propriétaires", fait remarquer une source policière au Parisien.

La seconde enquête, ouverte début mai après la plainte du GEDEAM-62 pour les phoques retrouvés au Touquet, est toujours en cours, indique le parquet de Boulogne-sur-Mer qui précise qu'il ne souhaite pas s'exprimer davantage "compte tenu du caractère secret" des investigations. Une source policière affirme au Parisien que la piste des pêcheurs est privilégiée : "Il est très vraisemblable que ce soit des pêcheurs qui ont remonté ces phoques dans leurs filets avec des poissons. Ils les auraient ensuite achevés au fusil, soit pour libérer leurs filets, soit par peur d’être attaqués." 

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