Poids de la fast-fashion, sites de revente, saturation... Comment la collecte de vêtements s'est compliquée et appauvrie

Article rédigé par Louis San
France Télévisions
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En France, entre 2013 et 2023, 30% de vêtements supplémentaires ont été mis sur le marché. Sur la même période, dans les habits collectés, "la part de textiles encore en bon état est passée de 64% à 55% en moins de dix ans", selon Emmaüs France. (JEREMIE LUCIANI / FRANCEINFO)
Les structures qui récupèrent les habits usagés donnés se retrouvent avec davantage de pièces de mauvaise qualité, tandis que les textiles plus haut de gamme sont revendus sur les plateformes de seconde main.

Le chiffre est écrit à la craie rose, sur un grand panneau de bois au-dessus des bacs rouges et bleus dans lesquels sont entassés des pulls, du linge de maison, des tennis, des sandales. "Nous avons collecté 5 612 kg de textile ce mois-ici", annonçait mi-décembre La Collecterie, une ressourcerie située sur les hauteurs de Montreuil (Seine-Saint-Denis). Dans cette structure, le textile constitue, en poids, environ 30% de l'ensemble collecté. Soit la catégorie la plus importante, avant les meubles, les livres, la hifi ou encore les jouets. Pour toute l'année 2024, les vêtements, chaussures et produits affiliés ont représenté 65 tonnes. Dans cet ensemble, il est impossible de passer à côté des produits issus de la fast-fashion (mode éphémère) , qui vont encore rivaliser de prix bas et d'offres alléchantes pour les soldes d'hiver, qui commencent mercredi 8 janvier. "Du Shein, on en voit souvent", commente auprès de franceinfo un bénévole qui travaille dans la ressourcerie depuis deux mois.

Le problème majeur posé par ces vêtements provenant des enseignes qui font de la mode à l'allure d'un TGV et renouvellent les collections plusieurs fois dans une même saison, avec des milliers de nouvelles pièces chaque semaine ? "Ils sont en polyester, en polyamide, des dérivés du pétrole. Et c'est vraiment de la très basse qualité" , résume Véronique Deck, chargée de partenariats recyclage à La Collecterie.

Mauvaise qualité et "faible durabilité"

Dans la zone de tri des vêtements de La Collecterie, qui baigne dans une lumière franche facilitant l'inspection des pièces, une robe blanche à imprimés multicolores d'une enseigne chinoise de fast-fashion est pendue sur le portant des habits pour enfants conservés pour être remis en vente. Elle a passé la sélection, car elle est impeccable. S'ils sont fragiles, les produits de la fast-fashion qui arrivent dans la structure sont tout de même souvent en bon état, peu ou pas portés, précise Véronique Deck. Comme ces vêtements ne coûtent pas cher, les consommateurs et consommatrices en achètent beaucoup et s'en débarrassent facilement, explique-t-elle. "C'est du jetable."

Le constat de Véronique Deck se confirme à grande échelle. Les vêtements sont "moins portés, plus rapidement relégués" et "plus vite jetés", peut-on lire dans le rapport parlementaire (PDF) de mars 2024 qui accompagnait une proposition de loi visant à réduire l'impact environnemental de l'industrie textile. "On estime qu'un tiers seulement des vêtements en fin de vie le sont compte tenu de leur usure ou de leur détérioration, ajoute le document de 111 pages rédigé par Anne-Cécile Violland, députée Horizons de Haute-Savoie. On parle aussi d'obsolescence émotionnelle pour qualifier cette faible durabilité des vêtements."

"Nous sommes ensevelis sous les textiles"

La qualité médiocre des produits n'est pas le seul élément problématique de la fast-fashion ; la quantité en est un autre. "Entre 2013 et 2023, nous dénombrons 30% de vêtements mis sur le marché en plus en France", pointe auprès de franceinfo Pierre Condamine, chargé de campagne pour l'association Les Amis de la Terre France. Quelque 3,2 milliards de pièces neuves ont été vendues en France en 2023, selon les données (PDF)  de Refashion, éco-organisme du secteur textile français.

Cette nette augmentation de la production est une mauvaise nouvelle pour l'environnement et le climat : l'industrie textile à l'échelle de la planète représente 10% des émissions des gaz à effet de serre, soit plus que les secteurs maritime et aérien réunis. Elle est également la principale cause de la présence de microplastiques et nanoplastiques dans les cours d'eau et les océans. Quant à l'impact carbone des différents vêtements, l'Ademe, l'agence française de la Transition écologique, le montre dans cet outil : un tee-shirt en coton est responsable de 6,43 kg d'équivalent CO 2. Pour un manteau, l'estimation s'élève à 101 kg d'équivalent CO 2.

Les effets de cette hausse de la production se font sentir jusqu'au bout de la chaîne. "Nous sommes ensevelis sous les textiles", alerte Catherine Mechkour-di Maria, secrétaire générale du Réseau national des ressourceries et recycleries. Entre la "surproduction" et la "dégradation massive de la qualité" des vêtements fabriqués, les déchets s'entassent. En France, "la part de textiles encore en bon état est ainsi passée de 64% à 55% en moins de dix ans,", augmentant la part de textiles destinés au recyclage ou à l'incinération", selon Emmaüs, acteur important du traitement des vêtements usagés dans le pays.

Face à ces quantités croissantes d'habits en mauvais état, Véronique Deck raconte que son équipe consacre un temps important à réaliser un "gros travail d'orientation", autrement dit trier et retrier pour aiguiller au mieux les différents vêtements afin de "sauver le maximum de choses". L'association ne garde en moyenne que deux pièces de textile sur 10 pour la revente. Le reste est redistribué pour du don, de la réutilisation, du recyclage ou pour finir dans un incinérateur. "Quand c'est pour les bébés, ça part au Relais bébés des Restos du Cœur ; quand c'est bouloché ou un peu taché, on redonne [à des organismes qui viennent en aide à des personnes en grande précarité]", explique-t-elle. Avec la condition supplémentaire que les structures aient les moyens de laver le linge. Cette part de l'activité des associations implique aussi des ajustements logistiques, pour trouver par exemple les véhicules qui vont assurer l'acheminement des tonnes de vêtements invendables.

Une récolte victime de l'"écrémage"

En plus de la baisse de la qualité et de la hausse de la quantité, l'ensemble des vêtements donnés sont également victimes de "l'écrémage par les particuliers", remarque Catherine Mechkour-di Maria. Depuis une dizaine d'années, les associations et ressourceries se retrouvent privées de ce que les spécialistes du secteur appellent "la crème", les plus belles pièces, celles qui ont de valeur. En cause : la montée en puissance de plateformes de revente, comme Vinted, Leboncoin ou Vestiaire Collective, qui deviennent de plus en plus souvent leur première destination.

"Avant, nous pouvions recevoir dans les dons des sacs entiers avec des produits de marques de luxe. Depuis Vinted et les autres plateformes, c'est fini."

Catherine Mechkour-di Maria, secrétaire générale du Réseau national des ressourceries et recycleries

à franceinfo

"Tout cela a un impact commercial, abonde cette ancienne directrice d'un centre Emmaüs. La pièce de luxe vendue 40 ou 50 euros — ce qui est extrêmement cher dans une ressourcerie — compensait les pantalons ou les sweats vendus 1 euro. Tout cela s'équilibrait. Aujourd'hui ce n'est plus le cas."

Si l'essor de plateformes de seconde main peut sembler vertueux, illustrant la mise en pratique de l'économie circulaire, Catherine Mechkour-di Maria met en garde contre un éventuel "effet rebond" de ces sites : "Si on y revend pour, derrière, acheter beaucoup plus de produits neufs, c'est du circulaire perverti."

Les sites de revente "pèsent lourd" dans la mauvaise santé des dons de vêtements. La Collecterie de Montreuil propose le tarif unique de 2 euros pour tous les vêtements pour adultes dans sa boutique solidaire. Sauf qu'elle se retrouve avec un nombre croissant de produits issus de la fast-fashion. Véronique Deck juge "compliqué" de les remettre en vente à ce prix alors qu'ils sont parfois vendus 4-5 euros neufs et qu'ils ne sont pas résistants. Toutefois, la structure est contrainte de faire payer un minimum ces produits pour pouvoir couvrir ses frais de fonctionnement et assurer ses missions. 

Des opérateurs "sous pression"

Les industriels du textile "délèguent concrètement le travail de tri et de ré-orientation des vêtements aux acteurs de l'économie sociale et solidaire [ESS]" qui se retrouvent "sous pression", estime auprès de franceinfo Manon Richert, responsable communication de Zero Waste France. Ils disposent pourtant "de moyens bien moindres" que les entreprises privées, lance-t-elle.

Alors que les industriels mettent de plus en plus en avant le recyclage comme solution, les acteurs de l'ESS s'inquiètent de devoir gérer toujours davantage de déchets, soulignant que ce débouché est "marginal" pour l'instant en France. En effet, seuls 10% des vêtements jetés dans le pays ont été recyclés en 2023, selon les chiffres de Refashion, tandis que les deux tiers ont fini dans les déchets ménagers et ont donc été directement incinérés. L'éco-organisme du secteur textile français concède auprès de franceinfo que d'importants efforts doivent encore être réalisés pour rendre le recyclage "industriel".

Sans attendre ces progrès, et surtout une collecte de meilleure qualité, la solution à privilégier pour préserver la planète consiste à "consommer moins, et mieux. Même pas du tout, si c'est possible", glisse Pierre Condamine. Catherine Mechkour-di Maria souligne que dans la hiérarchie des leviers d'action, "réduire" vient avant "réutiliser", qui se place avant "recycler".


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