"On nous donnait parfois 20 comprimés" : derrière le mur de Berlin, un programme de dopage d'État des athlètes de RDA
La RDA, en mal d'identité, avait fait du sport une machine de propagande idéologique. Pour en faire une nation majeure, les dirigeants est-allemands vont donc décider, sans état d'âme, de tricher en mettant en place, en toute discrétion, un programme de dopage institutionnalisé, baptisé Plan d'Etat 14-25.
9 novembre 1989-9 novembre 2019 : c'est samedi l'anniversaire de la chute du mur de Berlin. Un bouleversement politique et diplomatique considérable mais pas seulement. Le sport n'est pas épargné. Les dossiers secrets de la Stasi, la police politique, révèle que les dirigeants est-allemands, sans vergogne, avaient utilisé le sport à des fins politiques et idéologiques et que pour afficher et affirmer une certaine forme de supériorité, ils avaient mis en place un dopage d'État sans que les athlètes s'en aperçoivent.
De 1972 à 1988, l'hymne de la République démocratique d'Allemagne a retenti 144 fois dans les différentes villes qui ont organisé les Jeux olympiques d'été durant cette période, mis à part ceux de Los Angeles où la RDA était absente pour cause de boycott. Au total, 144 médailles d'or auxquelles il convient d'ajouter 120 médailles d'argent et 120 autres en bronze, soit un total de 384 podiums. Cet énorme palmarès faisait, à l'époque, de l'Allemagne de l'Est la 3e puissance sportive mondiale derrière les États-Unis et l'Union soviétique. La RDA, en mal d'identité, avait fait du sport une machine de propagande idéologique.
Les dirigeants est-allemands voulaient démontrer, grâce au sport, la supériorité du camp socialiste sur le camp capitaliste.
Jean-Baptiste Guégan, spécialiste en géopolitique du sportà franceinfo
"La première des ambitions a été d'abord de faire l'unité et de montrer la force du socialisme à l'intérieur de ce nouvel État qui était créé. Et puis il y avait aussi l'obligation de se démarquer du grand voisin ouest-allemand, explique Jean-Baptiste Guégan, spécialiste en géopolitique du sport. Les sportifs notamment ont servi à la fois d'ambassadeurs du sport et de diplomates en survêtement. Et le sport a servi à créer à la fois un sentiment de fierté, a permis d'unifier la RDA et à montrer à l'extérieur que ce pays comptait."
"Plan d'État 14-25", le dopage institutionnalisé
Il fallait réussir coûte que coûte, quitte à contourner et enfreindre les règles. Pour faire de la RDA une nation majeure, les dirigeants est-allemands vont donc décider, sans état d'âme, de tricher en mettant en place, en toute discrétion, un programme de dopage institutionnalisé, baptisé "Plan d'Etat 14-25". Le ministère des Sports contrôlait et finançait le dopage. Il y avait aussi une section de recherche scientifique chargée de mettre au point les meilleures substances. Le Turinabol, un stéroïde anabolisant, était le produit le plus utilisé. Les athlètes les plus prometteurs étaient dopés à leur insu, dès leur plus jeune âge.
La nageuse Jutta Gottschalk a témoigné dans un documentaire intitulé "RDA : Les ravages du dopage d'Etat" : "On nous donnait un gobelet au bord du bassin avec 10, 15, parfois 20 comprimés de couleurs différentes. Je croyais sincèrement que c'était des vitamines qui nous aidaient à ne pas tomber malade et à supporter l'entraînement. Je pensais qu'ils voulaient notre bien... Ils ne voulaient que le bien de l'État". Les fonctionnaires, médecins et entraîneurs ne s'accordaient aucune limite. Tout était bon pour faire des athlètes des machines à gagner.
Parfois on nous faisait des perfusions, deux fois par an des électrochocs aux bras et aux jambes, c'était à la limite du supportable.
Jutta GottschalkExtrait du documentaire "RDA : les ravages du dopage d'Etat"
Les sportifs de l'ex-RDA se sentaient invulnérables, en compétition et à l'entraînement. La patineuse Ina Gauter avait l'impression que rien ne pouvait lui arriver. C'est ce qu'elle explique dans le documentaire Plan d'Etat 14-25 : "Je faisais des sauts sur la glace avec un grand goût du risque. Il m'arrivait de me retrouver en l'air à l'horizontal. Parfois je me cognais violemment la tête, je me frottais un peu et je continuais malgré une bosse énorme", se souvient-elle.
Des hommes et des femmes brisés
Au total, 10 000 sportifs est-allemands ont été soumis à ce programme de dopage. Pour certains, les conséquences ont été dramatiques. Et les dégâts psychologiques et physiques considérables. Après leur carrière, des athlètes ont développé des cancers, des maladies cardio-vasculaires et des insuffisances hépatiques. Birgitt Boese était une athlète spécialisé dans le lancer du poids. "Après mon mariage je voulais avoir un enfant mais il ne se passait rien, je n'arrivais pas à tomber enceinte. J'ai donc consulté un gynécologue. Il a diagnostiqué qu'à 24 ans j'avais les organes génitaux d'une fillette de 11 ans", témoigne-t-elle dans le documentaire Plan d'Etat 14-25. Jutta Gottschalk a également constaté que son corps n'était pas celui d'une adolescente. "Mes muscles ont pratiquement explosé, le bas de mon dos s'est élargi, c'était épouvantable. Je n'avais quasiment pas de poitrine et je n'ai eu mes règles qu'à 18 ans et ce n'était pas normal", explique-t-elle.
Mais de tous les athlètes est-allemands, le cas le plus effrayant est celui d'Heidi Krieger. La championne d'Europe du lancer du poids en 1986 utilisait des hormones de croissance. Elle a dû subir une intervention pour changer de sexe. Heidi Krieger s'appelle depuis 1997 Andréas Krieger.
On m'a privé de la possibilité de décider par moi-même de mon développement biologique. Je suis transsexuel et ces hormones ont fait basculer mon identité vers le masculin. Je ne contrôlais plus rien.
Andréas KriegerExtrait du documentaire "Plan d'Etat 14-25"
Andréas Krieger a depuis rendu sa médaille et demandé que son record personnel soit effacé des tablettes. Aujourd'hui toutefois, trois records du monde sont détenus par des athlètes de l'ex-RDA dont celui du 400 mètres établi par Marita Koch et celui du disque détenu par Gabriele Reinsch. En Juillet 2000, Manfred Ewald et Manfred Höppner ont été condamnés respectivement à 22 et 18 mois de prison avec sursis. Ils ont été reconnus coupables de blessures corporelles par complicité.
>> "RDA : Les ravages du dopage d'Etat", extrait du documentaire "Sport, le revers de la médaille", un film réalisé et écrit par Xavier Deleu et Yonathan Kellerman - 2014
>> "Plan d'Etat 14-25", un documentaire de Sarah Eichhoff co-écrit avec Maxime Boilon - 2004
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.