Procès des attentats de 2016 à Bruxelles : derrière l'euthanasie de Shanti De Corte à 23 ans, la souffrance et l'isolement des victimes
Il est 7h58, ce 22 mars 2016, lorsqu'une bombe explose dans le hall des départs de l'aéroport de Zaventem, près de Bruxelles. Une seconde bombe explose neuf secondes après la première, à une centaine de mètres plus loin. Ce double attentat-suicide fait 16 morts, et autant à la station de métro Maelbeek, cible d'une nouvelle attaque terroriste une heure après. Au total, plus de 340 personnes sont blessées, dont des dizaines d'élèves de la province d'Anvers. Comme ses camarades, Shanti De Corte, alors âgée de 17 ans, devait s'envoler ce matin-là pour Rome, en voyage de fin d'études. Cette jeune Flamande n'a pas eu de séquelles physiques, mais n'a jamais supporté les souffrances psychiques causées par le choc post-traumatique.
Mercredi 30 novembre, soit plus de six ans et demi plus tard, le procès de ces attentats, retardé de plusieurs semaines, s'ouvre à Bruxelles, avec le tirage au sort des jurés. Sont présents neuf accusés, dont Salah Abdeslam, déjà condamné pour la préparation des attentats du 13-Novembre, et près d'un millier de parties civiles. Mais pas Shanti De Corte. Le 7 mai, conformément à sa demande, la jeune femme a été euthanasiée, comme l'a révélé la RTBF dans une enquête consacrée aux victimes des attentats, diffusée le 5 octobre à la télévision belge.
Le cas de Shanti De Corte est rarissime. Certes, l'euthanasie est autorisée en Belgique, mais la proportion pour affections psychiatriques est très faible. En 2021, l'Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD) en dénombre 24 sur les 2 700 euthanasies pratiquées dans le pays et seulement 15 sur 2 173 cette année, d'après les données compilées mi-octobre communiquées à franceinfo.
"Elle avait déjà de sérieux troubles"
Alors comment, à 23 ans, en vient-on à prendre cette décision irréversible ? Comme l'affirme à la RTBF la psychologue de l'établissement scolaire de Shanti De Corte, "elle avait déjà de sérieux troubles psychologiques" avant le 22 mars 2016. La praticienne l'a donc "aiguillée" vers un hôpital psychiatrique anversois, "qu'elle connaît bien puisqu'elle y a déjà fait plusieurs séjours avant les attentats", précise la RTBF. D'après le média belge, Shanti De Corte est hospitalisée pendant plusieurs mois et relate sur son compte Facebook son quotidien, notamment avec ces mots :
"Je reçois plusieurs médicaments au petit-déjeuner. Et jusqu'à 11 antidépresseurs par jour. Je ne pourrais pas m'en passer."
Shanti De Cortesur Facebook
Malgré les traitements, la jeune femme reste hantée par "l'horreur de cette journée". "Parfois, je crie comme si j'étais de retour à Zaventem", raconte-t-elle au quotidien belge néerlandophone Het Laatste Nieuws, dans un article publié début 2018. A cette époque, l'étudiante anversoise dit aller un peu mieux et annonce se lancer dans un projet pour "aider les autres". "C'est l'heure d'un nouveau chapitre. Je veux vivre", affirme-t-elle. Mais ses cauchemars la rattrapent et deux ans plus tard, Shanti De Corte tente à nouveau de se suicider, toujours selon la RTBF.
"Je vais maintenant partir en paix"
Début 2022, alors que des amies de Shanti De Corte, victimes, elles aussi, des attentats, suivent un séjour thérapeutique à Ostende (Belgique), elles alertent une psychologue sur la situation de la jeune femme. Elles expliquent qu'elle a effectué plusieurs demandes d'euthanasie. En l'apprenant, la thérapeute écrit à la psychiatre de Shanti De Corte. Mais la jeune femme, ses proches et ses médecins opposent une fin de non-recevoir.
Shanti De Corte semble déterminée et se renseigne auprès de Leif, une association flamande qui défend le droit de mourir dans la dignité. Juste avant l'euthanasie, elle laisse ce message sur Facebook, effacé depuis : "J'ai ri et j'ai pleuré. Jusqu'au tout dernier jour. J'ai aimé et j'ai eu le droit de ressentir ce qu'était le véritable amour. Je vais maintenant partir en paix. Sachez que vous me manquez déjà." Aujourd'hui, sa famille critique le reportage de la RTBF et demande, par la voix de son avocat, "que leur vie privée et leur tranquillité soient respectées".
"Ce ne sont pas des décisions qui sont prises à la légère"
Son euthanasie a été organisée dans le cadre de la loi belge, qui l'autorise en cas de maladie psychiatrique. Le patient doit d'abord en parler à son médecin traitant, puis recueillir un avis favorable de deux médecins. Le premier peut être un généraliste ou un spécialiste qui le suit. Il constitue le dossier médical et vérifie si le patient entre dans les conditions de la loi. Jacqueline Herremans, présidente de l'ADMD et membre de la Commission fédérale d'évaluation et de contrôle de la loi relative à l'euthanasie (CFCEE), explique :
"C'est au médecin qui reçoit la demande de juger du caractère grave et incurable de l'affection, sur la base du dossier médical du patient et de son parcours thérapeutique."
Jacqueline Herremans, présidente de l'Association pour le droit à mourir dans la dignitéà franceinfo
Le médecin traitant devra en tout cas consulter un autre médecin, qui déterminera si l'affection est grave et incurable et si les souffrances sont inapaisables. Dans l'hypothèse où le décès n'est pas prévu à brève échéance, ce qui est le cas pour un patient psychiatrique, un deuxième médecin doit être consulté. Selon l'Ordre des médecins belge, pour la demande d'un patient psychiatrique, les deux médecins doivent être des psychiatres.
Pour Shanti De Corte, deux psychiatres sont donc intervenus et ont estimé que sa douleur psychique était inapaisable. "Ce ne sont pas des décisions qui sont prises à la légère, assure Jacqueline Herremans. Quand on est dans un cas psychiatrique, la procédure prend plus de temps que pour un cancer, surtout s'il s'agit d'une personne de l'âge de Shanti." Une fois l'euthanasie réalisée, la CFCEE examine la déclaration du médecin qui a posé l'acte. "Il n'y a pas eu d'interrogation particulière sur ce cas", assure Jacqueline Herremans, qui ne peut donner davantage de détails à cause du secret professionnel. Le dossier n'a donc pas été transmis au parquet d'Anvers. Celui-ci précise à franceinfo avoir enquêté avant, sans constater de "fait criminel".
"Le choc post-traumatique s'est greffé au profil d'une personne qui rencontrait auparavant des problèmes psychologiques."
Jacqueline Herremans, présidente de l'Association pour le droit à mourir dans la dignitéà franceinfo
Pourtant, le neurologue Paul Deltenre, qui est intervenu dans le dossier, a le sentiment que tout n'a pas été tenté. "Il y a eu une proposition de l'équipe thérapeutique qui avait pris cette jeune fille en charge, d'avoir une intervention de l'équipe française spécialisée dans le syndrome post-traumatique, pour dire là, il y a peut-être quelque chose à gagner. (...) Cette offre n'a pas été acceptée", déplore-t-il face à la caméra de la RTBF.
"Les victimes se sont senties abandonnées"
Jamila Adda, présidente de Life4Brussels, une association de victimes des attentats terroristes, contactée par franceinfo, se demande également si Shanti De Corte "a été prise en charge correctement". Mais elle ne l'a jamais rencontrée et n'en sait pas davantage sur sa situation particulière. En revanche, elle pointe une part de "responsabilité générale" de l'Etat belge dans "la santé psychique des victimes" des attentats de Bruxelles. "II n'y a aucun soutien psychologique adapté aux victimes de terrorisme mis en place", se désole-t-elle.
"S'il y avait un accompagnement de l'Etat belge, la situation de certaines victimes serait moins difficile."
Jamila Adda, présidente de Life4Brusselsà franceinfo
Jamila Adda dénonce le sentiment "d'isolement" partagé par de nombreuses victimes : "Elles se sont senties abandonnées dès le premier jour. Elles sont complètement affaiblies par six années à tenter d'obtenir une reconnaissance de l'Etat belge, elles arrivent épuisées au procès, qui représente le point de départ d'un marathon. C'est le parcours du combattant, mais elles ne peuvent pas courir."
Si Shanti De Corte est la seule à être euthanasiée, trois autres victimes se sont suicidées depuis 2016, selon nos informations. Certaines ont fait des tentatives et nombre d'entre elles se trouvent en situation de détresse. "Beaucoup ont quitté ou perdu leur emploi après les attentats", complète Marion Roby, salariée de Life4Brussels et coordinatrice pour le procès.
"On est dans un état de survie"
"Shanti De Corte criait au secours de tous les côtés, mais elle était abrutie par tellement de médicaments que la seule chose qu'elle voulait, c'était passer à l'acte", s'insurge Noémie*, à l'origine d'un dispositif de prise en charge médicale et thérapeutique de victimes des attentats de Bruxelles. "Elle avait prévu de se faire euthanasier deux jours avant la commémoration du 22 mars 2016. J'ai été alertée un peu avant par des gens qui la connaissaient bien", relate-t-elle.
Noémie est elle-même victime : elle aussi se trouvait à l'aéroport de Zaventem. "Toutes les personnes qui se trouvaient dans le hall de départ ont été blastées, avec pour conséquence des lésions neurologiques. Le syndrome post-traumatique après un tel choc est particulier", expose-t-elle. Pour étayer son propos, elle cite une récente étude américaine sur les lésions cérébrales causées par une "onde de choc provenant d'une explosion", appelées "blessures invisibles".
"Dire qu'on n'est pas blessé est une vaste blague : on est juste blessé différemment. On a vu l'horreur, donc on est dans un état de survie, neurologiquement touché."
Noémie, victime des attentats de Bruxellesà franceinfo
Pourtant, selon elle, en Belgique, peu de psychiatres sont formés pour soigner ces traumatismes, voire prescriraient des médicaments qui augmenteraient les pulsions suicidaires. Elle cite d'autres cas de victimes des attentats de Bruxelles qui ont pu adapter leur traitement et regrette que Shanti De Corte n'ait pas eu cette opportunité : "Il fallait tout essayer pour la jeune Shanti, soupire-t-elle. Car à 23 ans, on mérite de vivre."
* Le prénom a été modifié.
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Si vous avez besoin d'aide, si vous êtes inquiet ou si vous êtes confronté au suicide d'un membre de votre entourage, il existe des services d'écoute anonymes. Vous pouvez appeler le 3114. La ligne Suicide écoute est joignable 24h/24 et 7j/7 au 01 45 39 40 00. D'autres informations sont également disponibles sur le site du ministère des Solidarités et de la Santé.
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