: Reportage En Géorgie, la jeunesse en première ligne pour dénoncer la loi sur "l'influence étrangère"
"La mobilisation était un peu plus calme cette semaine... Mais là, vous avez vu ? Je suis très heureuse." Natalia Kopshidze affiche un sourire radieux, alors que des milliers de personnes expriment une nouvelle fois leur rejet du projet de loi sur "l'influence étrangère", accusé d'être un décalque du texte qui organise la répression en Russie. Cette jeune femme de 23 ans, née dans une famille d'artistes, est devenue au fil des semaines l'un des visages connus de la jeunesse géorgienne en lutte. Ce vendredi 24 mai, dans la soirée, la marche est partie de la place de l'Indépendance, à Tbilissi, pour atteindre une annexe du ministère de l'Intérieur, afin, notamment, de dénoncer la répression policière.
Natalia Kopshidze a été récemment convoquée par la justice pour avoir bloqué une route, des accusations qu'elle juge "absurdes". Plus récemment, la presse lui a consacré d'autres articles car elle est parvenue à convaincre son père, jusqu'ici réticent, de prendre parti contre la loi. "Mon père n'était pas d'accord avec ces manifestations", mais, petit à petit, l'a "finalement convaincu", sourit-elle, savourant cette victoire générationnelle. "Depuis toute petite, je me suis toujours construit mon propre avis".
"Je dois maintenant réussir avec toute la famille", ajoute Natalia Kopshidze, désignant notamment Zoura, son grand-père acteur. Ce qu'elle ignore à ce moment-là, pourtant, c'est que son papy fait enfin de la résistance. Sur la scène du théâtre Toumanichvili, le même soir, lui et sa troupe brandiront des affiches pour dénoncer la "loi russe". La "génération Z" géorgienne a souvent été qualifiée d'apolitique. C'est pourtant elle qui anime les manifestations et entraîne dans son élan toute une partie de la société.
Contre les "traîtres qui ont vendu le pays"
Parée des couleurs géorgiennes, européennes et américaines, cette jeunesse dirige sa colère contre le parti au pouvoir, Rêve géorgien. Elle l'accuse de louvoyer avec l'Europe et de ménager la Russie, sous l'influence notamment de l'homme d'affaires Bidzina Ivanichvili. Le cortège, pendant sa marche de plusieurs kilomètres, était passé tout près du siège de la formation. Alors, un concert de sifflets et de huées a déchiré la nuit, devant les policiers qui protégeaient l'accès au site.
La Géorgie a déposé sa candidature à l'Union européenne en mars 2022 et le processus est scruté de près. Chaque progrès est salué, chaque contretemps ou reculade est conspué. Les 84 parlementaires qui ont voté le texte en troisième lecture, mi-mai, sont des "traîtres qui ont vendu le pays", résume Sopo Molachkhia. "Cette loi montre que le gouvernement se fout de la jeunesse, qu'il se fout de moi, poursuit cette étudiante en langue arabe, qui coanime un réseau étudiant. Le Premier ministre, Irakli Kobakhidzé, envoie ses enfants étudier en Occident, mais nous, par contre, on devrait se rapprocher de la Russie ?"
Après le veto de la présidente Salomé Zourabichvili, la balle est dans le camp du gouvernement, qui dispose d'une majorité suffisante pour passer en force, sans doute la semaine du 27 mai. En attendant, quelques étudiants ont continué de se retrouver, le soir, sur les marches du Parlement où des équipes effaçaient les tags des dernières semaines.
"Tu n'as pas honte d'être avec ces gens ?"
"Je ne peux pas rester spectateur, résume Giorgi Jamerachvili, 22 ans, mais du coup j'ai l'impression d'être toujours dehors depuis que j'ai l'âge de 18 ans." Il y a deux jours, il est allé coller des stickers et perturber le service dans un fast-food Wendy's. La marque appartient au groupe Wissol de Soso Pkhakadze, accusé de soutenir la loi. Les élèves qui terminent le lycée ont pour tradition de défiler en blouse blanche, avec des noms de super-héros tracés au marqueur. Mais cette année, pour ce "bolo zari" ("dernier coup de cloche"), des slogans politiques ont fleuri par milliers.
Les différents groupes organisent leurs actions sur l'application Signal, populaire dans le pays. Sopo Molachkhia ne regarde plus beaucoup la télévision, sauf de temps en temps les chaînes progouvernementales, pour "être tenu au courant des dernières informations négatives" colportées sur le mouvement. "Le gouvernement, par exemple, sait très bien flatter l'homophobie de la société géorgienne." Dans les manifestations, les journalistes des équipes de télévision "aiment donc filmer les hommes avec des boucles d'oreille ou les filles aux cheveux bleus. Une fois, une voisine m'a même écrit sur Facebook : 'Tu n'as pas honte d'être avec tous ces gens ?'."
Les parents de Luka Beraia maîtrisaient la langue russe. Il la comprend toujours un peu, mais ne la parle jamais, lui préférant l'anglais. En 2023, déjà, il avait imaginé ce slogan : "Spirit of Georgian independance shines below the European stars" ("L'esprit de l'indépendance géorgienne brille sous les étoiles européennes"). Le gouvernement, officiellement, est toujours favorable à l'adhésion européenne, mais "nous voyons bien qu'il a changé de cap", dénonce Luka Beraia. On lui demande alors s'il n'idéalise pas quelque peu l'Union européenne. "Bien sûr qu'il peut y avoir des discussions et des désaccords. Je lis par exemple les débats sur le fédéralisme ou la souveraineté… Mais contrairement à la Russie, l'Europe ne remet pas en cause les droits de l'homme ou l'égalité !"
L'histoire du pays est également gravée dans son esprit. En 2008, lors de l'invasion russe, Luka Beraia n'avait encore que 8 ans. Il avait dû quitter sa maison avec son frère et sa mère, déjà déplacée en 1992, lors de la guerre d'Abkhazie. Sopo Molachkhia, elle, se souvient encore très bien du bruit des bombes dans sa région native de Mingrélie, au bord de la mer Noire. "Un jour, alors que j'allais traverser la rue, un blindé est arrivé. Je suis restée figée, j'étais tétanisée… J'avais l'impression que j'allais être tuée ou enlevée."
"Aucun parti ne m'inspire confiance"
"Notre génération, désormais, n'a plus peur de la Russie", assure Anni Phridonachvili, 18 ans, un drapeau géorgien sur le dos. Sa mère, installée en Italie, soutient le mouvement, tout en exprimant des inquiétudes quand sa fille participe aux manifestations. "Je pense que la génération précédente est plus timide que nous, car elle a connu la période de l'URSS et elle a vu comment s'est terminé le 9 avril 1989", quand une manifestation antisoviétique avait été réprimée dans le sang, avec 20 morts et des centaines de blessés. "Nous ne voulons pas vivre ce que nos parents ont vécu avec l'URSS puis la Russie."
Lors du dernier scrutin, la participation des jeunes n'avait pas dépassé 30 à 35%, contre 50% pour la population générale. "Je ne suis pas allée voter, car aucun parti ne m'inspirait confiance", explique Khatia Janiachvili, 27 ans. D'ailleurs, je ne le regrette pas réellement, car je ne suis pas persuadée que mon vote aurait changé quelque chose." Le 26 octobre, elle se rendra aux urnes pour que la Géorgie reprenne sa marche vers l'Europe. Ce qui n'empêche pas la jeune femme de dénoncer la "polarisation de la vie politique", avec "deux partis face à face" depuis plusieurs années : Rêve géorgien et le Mouvement national uni de l'ancien président Mikheil Saakachvili. "Notre génération ne cherche pas de leader, elle réclame un projet."
"Sept jeunes sur dix ne se reconnaissent pas dans les partis politiques actuels", confirme Jubo Beridzichvili, auteur d'une étude sur la génération Z pour l'ONG ForSet. Beaucoup ne connaissent même pas les noms des différentes formations. Mais pour autant, cela ne veut pas dire qu'ils sont apolitiques, puisque 88% des jeunes interrogés soutiennent l'intégration à l'UE." A Tbilissi, des drapeaux de l'Union européenne sont accrochés à tous les coins de rue. Avec la libéralisation du système de visas, "la plupart des jeunes Géorgiens ont déjà visité des pays de l'UE. Quand des gens qui ont grandi dans l'Union soviétique leur expliquent ce qu'est l'UE, ils trouvent cela ridicule."
"L'alternative est vécue ainsi par la jeunesse : Europe et liberté d'un côté, Russie et esclavage de l'autre."
Jubo Beridzichvili, chef de projet à l'ONG ForSetà franceinfo
"Cette génération sait très bien que l'adhésion à l'UE est un long processus. Mais cette loi réduit à néant tous les efforts." Et si les conséquences de cette loi peuvent être "difficiles à saisir pour les non-initiés", tout le monde "comprend en revanche le danger", quand des institutions occidentales "avertissent la Géorgie qu'une telle loi pourrait compromettre la procédure d'adhésion". Au total, 400 000 électeurs seront appelés pour la première fois aux urnes, ce qui représente 14% du corps électoral. "Il revient désormais aux partis politiques de jouer leur rôle", ajoute Jubo Beridzichvili. Et ce en répondant aux aspirations de la société civile.
"Je comprends le message légitime de la jeunesse sur l'offre politique actuelle, estime également Othar Zourabichvili, le frère de la présidente géorgienne, croisé dans le cortège. Il faut arrêter les conflits sans fin pour déterminer quel parti d'opposition doit devenir proéminent". L'importante diaspora géorgienne détient l'une des clés des prochaines élections car "elle avait très peu voté la dernière fois", estime le septuagénaire. Mais il ajoute que la jeunesse, "notamment celle qui vote pour la première fois", jouera également un rôle très important dans le sort du scrutin.
"Je pense que cette année, les jeunes ont compris l'importance des élections. Ils ne laisseront pas passer l'occasion d'utiliser leur droit", estime Louka Beraia. Mais alors que les ONG chargées d'observer le scrutin sont directement visées par loi, il réclame également la plus grande participation possible, afin de limiter le risque de fraudes. Plusieurs étudiants font référence à l'équipe nationale de football qui s'est qualifiée fin mars pour l'Euro, plongeant le pays dans la liesse. Les manifestants entonnent le même cri que les joueurs dans le vestiaire : "On va où ? En Europe !"
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