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L'opinion française et l'UE: l'analyse de l'universitaire Jérôme Grondeux
En dépit des efforts accomplis, il n’y a jamais vraiment eu en France d’élan populaire face à la construction européenne, estime l’historien Jérôme Grondeux, maître de conférences à l’université Paris IV Sorbonne et à Sciences Po Paris. Notamment parce que celle-ci est un processus compliqué. Et qu’elle est portée par des partis politiques de gouvernement en pleine crise de représentation.
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Comment l’opinion française a-t-elle évolué depuis la mise en place de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), l’ancêtre de l’UE, en 1952 ?
Dès le départ, à l’époque de la IVe République, cela a été une affaire de dirigeants, hauts fonctionnaires comme Jean Monnet et hommes politiques, portée par les centristes du MRP et une partie de formations politiques comme la SFIO et des libéraux. A mon sens, on ne peut donc pas dire qu’à ses débuts, l’Europe ait fait rêver les peuples, qu’elle ait suscité un grand élan populaire.
Un exemple : il n’y a pas une grande ferveur populaire autour de la visite du chancelier allemand Adenauer et du général de Gaulle à Reims, le 8 juillet 1962. Aujourd’hui, nous restons marqués par cette rencontre ou l’image de François Mitterrand et d’Helmut Kohl main dans la main le 22 septembre 1984 à l’ossuaire de Douaumont (Meuse), près de Verdun. Mais la réconciliation franco-allemande n’est pas le produit d’une aspiration profonde de l’opinion française.
François Mitterrand et Helmut Kohl main dans la main
Il faut donc nuancer les choses. Les institutions de l’UE n’ont vraiment commencé à se mettre en place que grâce à un consensus entre les partis de gouvernement : le moment décisif a été l’acceptation du traité de Rome par le général de Gaulle en 1958. Car cette année-là, quand il est revenu au pouvoir, c’était l’incertitude : on ne savait pas quelle serait son attitude vis-à-vis de cet accord.
Il n’y a donc pas vraiment eu de consensus dans l’opinion. Il n’y a eu qu’une approbation faiblement majoritaire et assez passive. Pour moi, l’une des preuves de ce constat, c’est le relativement faible taux de participation d’environ 60% lors du référendum de 1972 (qui permet l’entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté Européenne), comme lors des premières élections au suffrage universel du Parlement de Strasbourg en 1979.
A l’époque, avec ce scrutin, il y a eu une tentative de passer à l’Europe du citoyen. Mais la situation économique était déjà difficile. Et l’intérêt a décru au fil des scrutins : aujourd’hui, on en est à 40% de participation. En France, la situation est aggravée par le fait que pour les partis politiques, ce scrutin est un peu devenu un moyen de recycler certaines personnalités. Par ailleurs, la régionalisation du vote a contribué à fragmenter le débat.
Pourquoi l’Europe n’arrive-t-elle pas à intéresser ?
Il faut voir que c’est un objet compliqué à vendre ! Un objet qui est à la fois un mélange de logique confédérale et de logique fédérale. La logique confédérale, c’est celle que voulait de Gaulle, celle de l’Europe d’Etats qui coopèrent régulièrement sur certains dossiers. La logique fédérale, c’est celle qui accepte des transferts de souveraineté. Exemple très concret : la mise en place de l’euro. Evidemment, ce mélange entre les deux logiques traduit le pragmatisme de la construction européenne, qui est une bonne chose. Mais cela ne la rend pas vendable pour autant!
Ce mélange, on l’a vu à l’œuvre avec l’attitude de Bruxelles dans le dossier ukrainien. Catherine Ashton, représentante de l’Union européenne pour les Affaires étrangères, a pris position. La logique fédérale était alors à l’œuvre. Mais la logique confédérale l’a emporté puisque ce sont des ministres des Affaires étrangères, notamment Laurent Fabius, qui ont agi. Cette action n’est donc pas mise au crédit de Bruxelles, alors qu’elle a été européenne.
Cela montre que l’UE n’est pas un objet très visible. Elle manque de leadership : ses institutions n’ont pas de vrai gouvernement. Autre preuve de ce manque de visibilité: en France, il est difficile de parler des sujets bruxellois dans une campagne électorale. Ainsi, lors de la présidentielle de 2012, on n’a pas évoqué le bilan de la politique européenne de Nicolas Sarkozy alors que celui-ci n’était pas négligeable.
Bien sûr, les Européens élisent leurs représentants au Parlement de Strasbourg. Pour autant, la citoyenneté européenne n’existe pas. Et le cadre politique de référence reste le cadre national.
Comment peut-on expliquer ce phénomène ?
En France, il n’y a pas une ligne claire en matière de politique européenne. Et il y a un vrai déficit d’explication : il faut dire que ce n’est pas forcément facile d’expliquer les contraintes qu’impose le processus de l’UE. De plus, on reste prisonnier d’une tradition du volontarisme politique : il faut expliquer que l’on peut tout faire. A gauche, on se débat dans les débris du socialisme d’Etat, tandis qu’à droite, on est orphelin du verbe gaulliste.
Conséquence, la plupart du temps, on reste empêtré dans un double discours : d’un côté, un discours qui oppose la nation à Bruxelles ; de l’autre, un discours supranational pour lequel toute le reste est dépassé. Je pense qu’au contraire, il faudrait réunir les deux notions, expliquer ce que la France apporte à l’Europe et ce qu’elle en attend.
Je suis toujours frappé par la manière dont les partis politiques favorables à l’UE en parlent. Prenez l’exemple de la campagne présidentielle de 2012. Pendant que Nicolas Sarkozy proclamait qu’il était urgent de renégocier les accords de Schengen, François Hollande affirmait que s’il était élu, il renégocierait le Pacte de stabilité. Et une fois au pouvoir, comme cela était prévisible, il n’a pas pu le faire. Ce pacte est en place, mais il a été disqualifié aux yeux de toute une partie de l’opinion. Pour attirer les électeurs, des candidats doivent séduire des anti-Européens. Même s’ils sont issus de formations se définissant comme pro-européennes !
Comment peut-on sortir de cette situation ?
Cela ne sera pas facile si l’on ne parvient pas à tenir un discours réunissant le niveau européen et le niveau national. Au départ, un dirigeant comme de Gaulle a accepté le traité de Rome parce qu’il pensait qu’il pouvait aider notre pays à retrouver son statut de grande puissance. Or, il a fallu faire le deuil de ce projet. L’attitude de la France en Afrique l’illustre parfaitement : elle n’aurait pas agi au Mali et en Centrafrique si elle avait attendu les autres pays membres de l’UE. Elle a pris l’initiative et demandé ensuite du soutien aux autres pays européens. L’Europe n’est pas en elle-même un multiplicateur de puissance nationale.
Dans le même temps, il est indispensable de donner des marqueurs lisibles. Pendant des années, cela a été le binôme franco-allemand avec des acteurs identifiables : de Gaulle-Adenauer, Giscard d’Estaing-Schmidt, Mitterrand-Kohl. Aujourd’hui, ce binôme ne se porte pas très bien : pour François Hollande, avoir commencé par une épreuve de force avec Angela Merkel rend difficile le lancement de grandes initiatives franco-allemandes, et donc que la France apparaisse comme une force de proposition en Europe.
Autre difficulté : les partis de gouvernement, qui devraient fournir ces marqueurs, représentent une fraction de plus en plus faible de l’opinion. Ce qui amène donc à conclure que la crise de l’idée de l’Europe est directement liée à la crise de crédibilité de ces formations politiques. Et il y a peu de chance que cela change rapidement !
Conséquence : tous les débats importants restent bloqués, d’autant plus que ce sont des débats techniques. Comme celui de savoir quel doit être le rôle de la Banque centrale européenne : celle-ci doit-elle se contenter de limiter l’inflation, ou doit-elle recevoir un autre mandat, comme le fait d’intervenir pour relancer la croissance ? Evidemment, il s’agit là d’enjeux économiques complexes. Donc difficiles à aborder de manière simple. A long terme, je pense que ce processus va finir par devenir accessible à tous. Mais pour l’instant, dans le grand public, le débat se limite à savoir s’il faut ou non quitter la monnaie unique.
Dans ce contexte, il faut s’interroger sur le discours idéologique des partis qui s’adressent à l’élite cultivée de la société civile. Alors que le clivage sur la question européenne se joue autour des milieux populaires : toute cette partie de la France qui n’a pas l’occasion de voyager et devant laquelle, au fond, on a souvent renoncé à s’expliquer avec un grand mépris en considérant qu’elle ne pouvait pas saisir les problèmes techniques.
Il y a un vrai dialogue de sourds dans l’opinion. Le débat est parfois manichéen : l’attachement à l’Union européenne n’est pas une garantie d’intelligence et ce n’est pas parce qu’on est contre elle qu’on est un imbécile ! Il s’agit donc d’essayer de comprendre pourquoi le processus bloque et inquiète autant.
(L’interview a été relu par Jérôme Grondeux)
Jérôme Grondeux, historien et politologue, enseigne à l'Université Paris IV-Sorbonne, à Sciences po et à l'Institut catholique de Paris. Il est membre du Labex EHNE («Ecrire une Histoire Nouvelle de l'Europe»).
Dès le départ, à l’époque de la IVe République, cela a été une affaire de dirigeants, hauts fonctionnaires comme Jean Monnet et hommes politiques, portée par les centristes du MRP et une partie de formations politiques comme la SFIO et des libéraux. A mon sens, on ne peut donc pas dire qu’à ses débuts, l’Europe ait fait rêver les peuples, qu’elle ait suscité un grand élan populaire.
Un exemple : il n’y a pas une grande ferveur populaire autour de la visite du chancelier allemand Adenauer et du général de Gaulle à Reims, le 8 juillet 1962. Aujourd’hui, nous restons marqués par cette rencontre ou l’image de François Mitterrand et d’Helmut Kohl main dans la main le 22 septembre 1984 à l’ossuaire de Douaumont (Meuse), près de Verdun. Mais la réconciliation franco-allemande n’est pas le produit d’une aspiration profonde de l’opinion française.
François Mitterrand et Helmut Kohl main dans la main
Il faut donc nuancer les choses. Les institutions de l’UE n’ont vraiment commencé à se mettre en place que grâce à un consensus entre les partis de gouvernement : le moment décisif a été l’acceptation du traité de Rome par le général de Gaulle en 1958. Car cette année-là, quand il est revenu au pouvoir, c’était l’incertitude : on ne savait pas quelle serait son attitude vis-à-vis de cet accord.
Il n’y a donc pas vraiment eu de consensus dans l’opinion. Il n’y a eu qu’une approbation faiblement majoritaire et assez passive. Pour moi, l’une des preuves de ce constat, c’est le relativement faible taux de participation d’environ 60% lors du référendum de 1972 (qui permet l’entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté Européenne), comme lors des premières élections au suffrage universel du Parlement de Strasbourg en 1979.
A l’époque, avec ce scrutin, il y a eu une tentative de passer à l’Europe du citoyen. Mais la situation économique était déjà difficile. Et l’intérêt a décru au fil des scrutins : aujourd’hui, on en est à 40% de participation. En France, la situation est aggravée par le fait que pour les partis politiques, ce scrutin est un peu devenu un moyen de recycler certaines personnalités. Par ailleurs, la régionalisation du vote a contribué à fragmenter le débat.
Pourquoi l’Europe n’arrive-t-elle pas à intéresser ?
Il faut voir que c’est un objet compliqué à vendre ! Un objet qui est à la fois un mélange de logique confédérale et de logique fédérale. La logique confédérale, c’est celle que voulait de Gaulle, celle de l’Europe d’Etats qui coopèrent régulièrement sur certains dossiers. La logique fédérale, c’est celle qui accepte des transferts de souveraineté. Exemple très concret : la mise en place de l’euro. Evidemment, ce mélange entre les deux logiques traduit le pragmatisme de la construction européenne, qui est une bonne chose. Mais cela ne la rend pas vendable pour autant!
Ce mélange, on l’a vu à l’œuvre avec l’attitude de Bruxelles dans le dossier ukrainien. Catherine Ashton, représentante de l’Union européenne pour les Affaires étrangères, a pris position. La logique fédérale était alors à l’œuvre. Mais la logique confédérale l’a emporté puisque ce sont des ministres des Affaires étrangères, notamment Laurent Fabius, qui ont agi. Cette action n’est donc pas mise au crédit de Bruxelles, alors qu’elle a été européenne.
Cela montre que l’UE n’est pas un objet très visible. Elle manque de leadership : ses institutions n’ont pas de vrai gouvernement. Autre preuve de ce manque de visibilité: en France, il est difficile de parler des sujets bruxellois dans une campagne électorale. Ainsi, lors de la présidentielle de 2012, on n’a pas évoqué le bilan de la politique européenne de Nicolas Sarkozy alors que celui-ci n’était pas négligeable.
Bien sûr, les Européens élisent leurs représentants au Parlement de Strasbourg. Pour autant, la citoyenneté européenne n’existe pas. Et le cadre politique de référence reste le cadre national.
Comment peut-on expliquer ce phénomène ?
En France, il n’y a pas une ligne claire en matière de politique européenne. Et il y a un vrai déficit d’explication : il faut dire que ce n’est pas forcément facile d’expliquer les contraintes qu’impose le processus de l’UE. De plus, on reste prisonnier d’une tradition du volontarisme politique : il faut expliquer que l’on peut tout faire. A gauche, on se débat dans les débris du socialisme d’Etat, tandis qu’à droite, on est orphelin du verbe gaulliste.
Conséquence, la plupart du temps, on reste empêtré dans un double discours : d’un côté, un discours qui oppose la nation à Bruxelles ; de l’autre, un discours supranational pour lequel toute le reste est dépassé. Je pense qu’au contraire, il faudrait réunir les deux notions, expliquer ce que la France apporte à l’Europe et ce qu’elle en attend.
Je suis toujours frappé par la manière dont les partis politiques favorables à l’UE en parlent. Prenez l’exemple de la campagne présidentielle de 2012. Pendant que Nicolas Sarkozy proclamait qu’il était urgent de renégocier les accords de Schengen, François Hollande affirmait que s’il était élu, il renégocierait le Pacte de stabilité. Et une fois au pouvoir, comme cela était prévisible, il n’a pas pu le faire. Ce pacte est en place, mais il a été disqualifié aux yeux de toute une partie de l’opinion. Pour attirer les électeurs, des candidats doivent séduire des anti-Européens. Même s’ils sont issus de formations se définissant comme pro-européennes !
Comment peut-on sortir de cette situation ?
Cela ne sera pas facile si l’on ne parvient pas à tenir un discours réunissant le niveau européen et le niveau national. Au départ, un dirigeant comme de Gaulle a accepté le traité de Rome parce qu’il pensait qu’il pouvait aider notre pays à retrouver son statut de grande puissance. Or, il a fallu faire le deuil de ce projet. L’attitude de la France en Afrique l’illustre parfaitement : elle n’aurait pas agi au Mali et en Centrafrique si elle avait attendu les autres pays membres de l’UE. Elle a pris l’initiative et demandé ensuite du soutien aux autres pays européens. L’Europe n’est pas en elle-même un multiplicateur de puissance nationale.
Dans le même temps, il est indispensable de donner des marqueurs lisibles. Pendant des années, cela a été le binôme franco-allemand avec des acteurs identifiables : de Gaulle-Adenauer, Giscard d’Estaing-Schmidt, Mitterrand-Kohl. Aujourd’hui, ce binôme ne se porte pas très bien : pour François Hollande, avoir commencé par une épreuve de force avec Angela Merkel rend difficile le lancement de grandes initiatives franco-allemandes, et donc que la France apparaisse comme une force de proposition en Europe.
Autre difficulté : les partis de gouvernement, qui devraient fournir ces marqueurs, représentent une fraction de plus en plus faible de l’opinion. Ce qui amène donc à conclure que la crise de l’idée de l’Europe est directement liée à la crise de crédibilité de ces formations politiques. Et il y a peu de chance que cela change rapidement !
Conséquence : tous les débats importants restent bloqués, d’autant plus que ce sont des débats techniques. Comme celui de savoir quel doit être le rôle de la Banque centrale européenne : celle-ci doit-elle se contenter de limiter l’inflation, ou doit-elle recevoir un autre mandat, comme le fait d’intervenir pour relancer la croissance ? Evidemment, il s’agit là d’enjeux économiques complexes. Donc difficiles à aborder de manière simple. A long terme, je pense que ce processus va finir par devenir accessible à tous. Mais pour l’instant, dans le grand public, le débat se limite à savoir s’il faut ou non quitter la monnaie unique.
Dans ce contexte, il faut s’interroger sur le discours idéologique des partis qui s’adressent à l’élite cultivée de la société civile. Alors que le clivage sur la question européenne se joue autour des milieux populaires : toute cette partie de la France qui n’a pas l’occasion de voyager et devant laquelle, au fond, on a souvent renoncé à s’expliquer avec un grand mépris en considérant qu’elle ne pouvait pas saisir les problèmes techniques.
Il y a un vrai dialogue de sourds dans l’opinion. Le débat est parfois manichéen : l’attachement à l’Union européenne n’est pas une garantie d’intelligence et ce n’est pas parce qu’on est contre elle qu’on est un imbécile ! Il s’agit donc d’essayer de comprendre pourquoi le processus bloque et inquiète autant.
(L’interview a été relu par Jérôme Grondeux)
Jérôme Grondeux, historien et politologue, enseigne à l'Université Paris IV-Sorbonne, à Sciences po et à l'Institut catholique de Paris. Il est membre du Labex EHNE («Ecrire une Histoire Nouvelle de l'Europe»).
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