Brexit : peut-on parler de "coup d'Etat" après la suspension prévue du Parlement ?
Au Royaume-Uni, pays qui ne dispose pas d'une Constitution écrite et figée dans le marbre, tout est question d'interprétation.
"The Johnson coup". Jeudi 29 août, la une de The Independent n'y va pas avec le dos de la teaspoon. Le quotidien accuse le Premier ministre de "réduire au silence les représentants élus, non content de vouloir interdire aux électeurs d'avoir le dernier mot", après son annonce de suspendre le Parlement pendant cinq semaines, et ce alors que la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne est prévue pour le 31 octobre.
Cette manœuvre, vue comme "le coup d'Etat anti-démocratique d'un dictateur en carton" par le député travailliste Lloyd Russell-Moyle, ou comme un "scandale constitutionnel" par le président conservateur de la Chambre des communes, John Bercow, a donné lieu à des manifestations dans tout le Royaume-Uni. Les opposants au Premier ministre, rassemblés derrière le slogan "Stop the coup" ("Arrêtez le coup d'Etat"), ont-il raison d'employer ce terme lourd de sens ? En réalité, tout est question d'interprétation.
Ce que fait Boris Johnson est légal, mais...
Au Royaume-Uni, il n'existe pas de Constitution écrite. Résultat, c'est l'usage et la tradition qui priment dès lors qu'il s'agit de régir le fonctionnement de cette démocratie parlementaire. De ce point de vue, la suspension pour une durée déterminée du Parlement, appelée "prorogation", est interprétée différemment par les pro et les anti-Brexit.
D'une part, la prorogation figure parmi les prérogatives du Premier ministre. Boris Johnson est donc tout à fait dans son droit. Mais pour les anti-Brexit, il est évident que suspendre le Parlement pendant cinq semaines – d'habitude, cette pause ne dure que quelques jours et il faut remonter aux années 1940 pour trouver une aussi longue prorogation – en plein débat sur le Brexit, revient, dans les faits, à empêcher le Parlement de débattre.
Or, "notre Parlement élu est la pièce maîtresse du système constitutionnel du Royaume-Uni", explique le politologue Alan Renwick, spécialiste de droit constitutionnel, sur Twitter. "La tenue d'un référendum [tel que celui qui, en 2016, a engagé le processus de Brexit] (...) n'y change rien. Il faut s'assurer que le processus se déroule de façon démocratique. En l'absence d'un nouveau référendum ou de nouvelles élections, c'est le rôle du Parlement (...) En le suspendant, Johnson ne fait pas que miner le processus démocratique, il abuse du principe de notre Constitution non écrite." Ainsi, pour le politologue, "si les normes et traditions ne sont pas respectées, elles cessent d'exister."
Les parlementaires sont mis de côté, mais...
Par ailleurs, Boris Johnson ne ferme pas complètement la porte à la discussion. En décidant de cette suspension à compter du 9 septembre, il laisse une fenêtre d'au moins quatre jours pendant lesquels les parlementaires pourront débattre du Brexit avant d'être mis en stand-by jusqu'au 14 octobre. C'est très court, mais suffisant pour que se tienne une bataille épique sur les bancs de Westminster : "les députés rebelles se préparent pour un clash parlementaire historique", prévient ainsi le Guardian.
L'ordre du jour dépendra alors en grande partie du président de la Chambre des communes, le conservateur John Bercow. Ancien eurosceptique en fin de carrière, il a déjà fait fi de la neutralité imposée par son titre pour tenter d'empêcher un Brexit sans accord. Il pourrait choisir de mettre dès mardi le Brexit à l'ordre du jour, en invoquant la procédure dite SO24 (pour "Standing Order 24"), laquelle autorise la tenue de débats en urgence.
Dans The Independent, le biographe de John Bercow formule enfin une hypothèse encore plus explosive, avec une possible tenue de sessions clandestines : "Il pourrait jouer sa dernière carte en tant que speaker et ouvrir la porte de la Chambre des communes en dépit de la prorogation, comme un acte de défiance contre le gouvernement. Ainsi, nous ferions face à une crise constitutionnelle inédite à l'époque moderne (...)."
Par ailleurs, Boris Johnson a décidé d'ouvrir la nouvelle session parlementaire le 14 octobre. En théorie, cela laisse encore quelques jours de débats possibles avant la sortie effective de l'UE le 31.
Les députés peuvent encore écarter Boris Johnson, mais...
Pendant les 4 à 6 jours qu'il leur reste à sièger avant la prorogation, les députés pourraient par exemple voter une motion de défiance à l'encontre de Boris Johnson et de son gouvernement. Il serait alors question de proposer un Premier ministre intérimaire qui, une fois en place, demanderait une extension de l'article 50 du traité sur l'Union européenne, qui régit la sortie du Royaume-Uni de l'UE.
Problème : il apparaît peu probable qu'un Parlement divisé, même uni derrière la peur d'une sortie de l'UE sans accord, ne trouve le candidat idéal. Surtout, Boris Johnson a d'ores et déjà prévenu qu'il refuserait de démissionner en cas de vote de défiance. A la place, il envisage de proposer la tenue d'élections législatives après le 31 octobre, soit après la date effective du Brexit. Selon Buzzfeed, "les ministres et conseillers [de Boris Johnson] ont creusé les conséquences juridiques d'un refus du Premier ministre de démissionner s'il perdait la confiance du Parlement. Mais à Downing Street, on estime que toute procédure juridique visant à tenir des élections avant la sortie de l'UE est vouée à l'échec."
Les députés pourraient toutefois voter un texte exigeant que Boris Johnson demande lui-même à l'UE une nouvelle extension de l'article 50, dans le cas où il serait incapable de négocier un nouvel accord à l'occasion du Conseil européen consacré au Brexit, les 17 et 18 octobre.
Mais là encore, il faudrait aller très vite en convoquant en urgence un débat à la Chambre des lords afin qu'ils valident définitivement les éventuels textes proposés. Et pour cause, puisqu'il y aura prorogation, tous les textes qui n'auront pas été votés dans les deux chambres seront mis à la poubelle à la fin de la session parlementaire. Les députés devraient donc reprendre la procédure à zéro à la reprise des débats, le 14 octobre.
Toujours selon Buzzfeed, les équipes du Premier ministre ont étudié diverses façons de contrer le processus législatif : Boris Johnson pourrait par exemple nommer en urgence des personnalités pro-no deal à la Chambre des lords, afin qu'elles rejettent le texte voté par les députés. Il pourrait également créer de nouveaux jours fériés, afin d'empêcher les parlementaires de se réunir.
Il existe des recours contre cette suspension, mais...
Deux recours en justice ont déjà été annoncés contre la prorogation du Parlement. Le premier a été lancé au début du mois d'août par un groupe de plus de 70 parlementaires écossais et sera examiné devant la plus haute instance civile d'Ecosse. Les parlementaires avaient pris de l'avance en saisissant la cour après que Boris Johnson avait déclaré ne pas exclure la possibilité de suspendre le Parlement. L'audience doit se tenir le 6 septembre.
Par ailleurs, Gina Miller, une femme d'affaires et militante anti-Brexit, a elle aussi déposé un recours devant la justice anglaise.
Cette fois, c'est donc au tour des partisans d'un Brexit à tout prix – y compris sans accord – de brandir le déni de démocratie, arguant que ces tribunaux, non élus, ne sont guère plus légitimes que le Premier ministre lui-même.
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