L’Afrique et l'Europe, deux constructions politiques qui se répondent
Au-delà de son principal sujet à l’ordre du jour « investir dans la jeunesse pour un avenir durable », ce sommet sera aussi l’occasion d’échanges afro-européens au plus haut niveau sur des enjeux aussi divers que la paix et la sécurité, la gouvernance, les migrations et la mobilité, l’investissement et le commerce, etc.
Cette multiplicité des défis et enjeux en discussion illustre la forte interdépendance entre les deux continents, mais aussi la difficulté des deux organisations qui les incarnent (UA et UE) à y répondre. Dans leur mise en scène, les sommets tel celui d’Abidjan, sont d’ailleurs autant des occasions symboliques de représentation des deux organisations – l’une et l’autre, l’une avec l’autre, et l’une à travers l’autre, que de réelles enceintes de décision et de résolution des défis en présence.
Ils tentent d’ériger « l’Afrique » comme « l’Europe » en unités politiques et diplomatiques en devenir sur la scène internationale, et nous rappellent à quel point chacune a été importante dans l’émergence et la construction de l’autre.
L'Afrique, cadre historique de l'émergence d'un acteur international «Europe»
La progressive émergence d’un acteur « Europe » dans les relations internationales (CEE à partir de 1957, UE à partir de 1993), s’additionnant aux relations extérieures des États membres sans les remplacer, doit beaucoup au continent africain.
Dans un contexte postcolonial pourtant marqué par des désaccords entre pays européens sur la nature des relations que la CEE pouvait avoir avec les anciennes colonies de ses États membres, le continent africain a ainsi été l’un des premiers avec lequel la toute jeune communauté a commencé à tisser des relations extérieures. La première Convention de Yaoundé, signée en 1963, puis les Conventions successives de Lomé jusqu’à l’accord de Cotonou (2000) encore en vigueur, ont largement contribué à faire émerger une action internationale européenne commune distincte de celle des États, certes d’abord essentiellement centrée sur des enjeux et outils de puissance civile : coopération et développement, commerce.
Avant même d’être dotée d’outils de coordination diplomatique, la CEE avait pu ainsi commencer à faire émerger, à travers ses outils économiques et financiers, autre chose que de simples relations bilatérales entre pays européens et pays africains, et même à disposer d’un début de représentation extérieure à travers les délégations de la Commission européenne dans les pays tiers, africains notamment.
Dans sa quête plus récente d’assumer d’autres fonctions que celles d’un simple grand marché et de se doter de responsabilités aussi diplomatique voire stratégique dans l’après-Guerre froide, l’UE a aussi cherché sur le continent africain un terrain où donner corps à sa volonté d’exister. Les Balkans occidentaux et le Proche-Orient ont, certes, largement dominé l’agenda de la Politique étrangère et de sécurité commune de l’UE (PESC) dans ses premières années de mise en œuvre, à partir de 1993.
Mais une dimension politique et de sécurité grandissante dans les relations UE-Afrique, incarnée notamment par l’accord de Cotonou de 2000, puis l’irruption de l’Afrique subsaharienne comme champ d’expérimentation et de déploiement privilégié de la Politique de sécurité et de défense commune de l’UE dans les années 2000, ont fait du continent africain le laboratoire grandeur nature de la possibilité – et de la difficulté – de l’émergence de l’UE comme acteur international global. Dans le domaine de la gestion des crises et du maintien de la paix en particulier, l’UE a utilisé l’Afrique subsaharienne comme terrain pour tester et consolider ses propres outils et concepts d’intervention extérieure.
Des différences de vues et d’intérêts subsistent entre Européens sur la scène internationale – y compris en Afrique. Mais l’émergence et l’activité de l’UE en tant que niveau de discussion, d’échange et d’affichage avec des acteurs africains construit l’image de relations euro-africaines échappant en partie aux difficultés et limites de relations bilatérales d’État à État – entre anciennes puissances coloniales et anciennes colonies par exemple –, et donne parfois à voir « l’Europe », plutôt que (ou en plus de) la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, etc.
Regroupant vingt-huit États et une pluralité d’institutions – la Commission, le Conseil de l’Union européenne, le Parlement, le Service européen pour l’Action extérieure – aux intérêts, visions et relations différenciés à l’égard de l’Afrique, l’UE se construit ainsi elle-même à travers ses relations avec les acteurs africains.
L'UE, soutien de l'émergence de «l'Afrique» comme acteur des relations internationales?
L’UA, officiellement créée en 2002 dans le prolongement de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) créée en 1963, est elle aussi en quête de consolidation et de reconnaissance. Seule organisation internationale regroupant l’ensemble des États d’un même continent depuis la récente réintégration du Maroc, l’UA a la lourde tâche d’incarner cinquante-cinq États membres africains aux réalités historiques, économiques, politiques et diplomatiques très hétérogènes. Plus encore que dans le cas de l’UE, l’émergence de l’UA comme un niveau décisionnel efficace vis-à-vis de ses propres États membres, et comme un acteur reconnu et légitime dans le système international, ne va pas d’elle-même.
L’UE a été dans ce contexte un soutien important. Les Européens ont vu à travers l’organisation panafricaine un partenaire de prédilection pour déployer sa vision « régionaliste » du monde, insistant sur le rôle, l’efficacité et la légitimité des organisations régionales pour gérer les grands défis de la mondialisation et de l’après-Guerre froide. Cette approche régionaliste a constitué l’un des axes clés de la mise en œuvre des politiques européennes sur le continent africain depuis le début des années 2000.
L’UA alors en pleine transformation a servi de point d’appui opportun pour appliquer cette vision à l’échelle du continent africain. Des coopérations, programmes et financements concrets attestent de ce soutien : facilité de paix pour l’Afrique créée par l’UE en 2004 pour aider financièrement l’UA et les autres organisations africaines à gérer elles-mêmes les crises et conflits africains, soutien à l’institutionnalisation de l’UA, collaboration inter-institutionnelle nourrie avec le siège de l’UA à Addis Abeba, en sont des exemples.
En s’appuyant ainsi sur l’UA, en la soutenant, l’UE a concouru à consolider l’existence, la reconnaissance, la légitimation de cette construction africaine, notamment vis-à-vis d’autres acteurs comme l’Organisation des Nations-Unies (ONU). Chaque organisation régionale ou continentale est bien entendu le fruit du contexte politique, économique, social des États qui la composent, et l’UE ne saurait servir de « modèle » reproductible tel quel à d’autres processus régionaux. Elle a néanmoins agi comme un repère, un conseil, comme un « mentor » – pour reprendre la belle expression de l’universitaire Toni Haastrup – important dans l’institutionnalisation de l’UA.
De même que l’action internationale de l’UE s’est largement construite au contact des réalités et acteurs africains, l’Union a participé de la construction de l’UA comme incarnation de « l’Afrique », en l’adoubant de l’extérieur comme un niveau décisionnel et un acteur légitime et reconnu. À travers leurs relations dont les sommets ne sont que la partie la plus visible, l’UA et l’UE se « font exister », construisent leur propre reconnaissance sur la scène internationale. Une co-construction qui recèle aussi des failles et illustre les faiblesses des deux ensembles et de leurs relations.
L'Europe et l'Afrique au miroir de leurs sommets et relations mutuelles
Les sommets comme celui d’Abidjan sont la vitrine de relations inter-institutionnelles nourries entre l’UA et l’UE, des mises en scène symboliques permettant aux deux ensembles de consolider mutuellement leur émergence et leur reconnaissance comme acteurs internationaux. Ces rencontres, comme les relations Afrique-Europe qu’elles incarnent – au sens propre –, servent à montrer que « l’Afrique » et « l’Europe », existent dans le concert des relations internationales.
Quitte à se heurter, au passage, à la difficulté d’articuler des politiques et discours communs à un ensemble de cinquante-cinq pays africains, vingt-huit pays européens et deux organisations complexes. Les sommets Afrique-UE incarnent ainsi parfois jusqu’à l’absurde l’art du compromis diplomatique. Ainsi, en 2010, quelques semaines avant le début des soulèvements du « printemps arabe », la déclaration finale à l’issue du troisième sommet UE-Afrique tenu à Tripoli en Libye sous l’égide de Mouammar Khadafi affirmait-elle :
« Notre coopération continuera de s’appuyer sur nos valeurs et objectifs communs de bonne gouvernance, de démocratie et d’État de droit. Nous condamnons fermement […] la mauvaise gestion des affaires publiques […]. Nous sommes unis dans la lutte contre l’impunité au niveau national et international et en faveur de la protection des droits de l’homme sur les deux continents ».
Ainsi, aussi, le drame quotidien des migrants en Méditerranée rappelle l’incapacité des deux organisations à être à la hauteur des enjeux qu’elles ont a priori en partage, et les réponses apportées au débat récemment relancé sur l’esclavage à propos du cas libyen, risquent d’être très en deçà des défis en présence. Enfin, l’affichage des deux entités africaine et européenne à travers le partenariat entre l’UA et l’UE et leurs sommets n’empêche ni les divisions à l’intérieur du continent africain ni le maintien des relations bilatérales et d’action nationales de la part des États européens. En attestent des opérations militaires en dehors du cadre européen, comme celles en Libye en 2011 ou au Mali en 2013.
Le sommet d’Abidjan fournira une nouvelle photo rassembleuse de la famille afro-européenne. Mais les difficultés de l’UA et de l’UE à résoudre des défis qu’elles ont en partage, des fragilités et lignes de clivages internes à chacune des deux organisations, rappellent que « l’Afrique », comme « l’Europe », sont loin de représenter des blocs monolithiques et des acteurs toujours efficients dans la mondialisation, ensemble ou séparément.
Bastien Nivet, Docteur en science politique (École de management), Pôle Léonard de Vinci – UGEI
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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