«Leviathan» n'a pas eu l'Oscar qui aurait fâché la Russie
Comme en 2014 – où l'intervention critique de l'acteur Jared Leto sur la situation en Ukraine et en particulier l'annexion de la Crimée, avait été coupée –, la «première chaîne» nationale russe n'a pas retransmis la cérémonie en direct. Cependant, les Russes se sont bien sûr débrouillés pour suivre les Oscars en direct, et le matin du 23 février, ils exprimaient leur déception, comme dans ce tweet : «Le film russe Leviathan n'a pas eu l'Oscar. Espoir-Réalité.»
Pas de statuette dorée pour Zviaguintsev
Après avoir aussi suscité les espoirs du ministre de la Culture, qui l'avait subventionné à hauteur de 35% – certains mécontents veulent que le cinéaste rembourse –, le film s'est attiré ses foudres : «désespoir existentiel», «pas un seul héros positif» (selon la terminologie chère au... réalisme socialiste soviétique), «protagonistes (qui) ne sont pas de vrais Russes».
Le réalisateur a été accusé de faire la «course au succès international», d'être «opportuniste au-delà de toutes proportions». «Qu’aime-t-il ? Les statuettes dorées et les tapis rouges, c’est sûr.»
Mais le vrai reproche que lui font les autorités et les spectateurs «patriotes», c'est bien sûr de montrer un alcoolisme et une corruption généralisés, dans «un film si noir qu'il ne donne pas envie de vivre en Russie». Le directeur de l'Institut russe d'études politiques Sergueï Markov y voit «une commande extérieure (...), un manifeste anti-Poutine (...), un film des temps de la nouvelle guerre froide de l'Occident contre la Russie».
La sortie de «Leviathan» en Russie par «Vertigo», émission de radio suisse
Un film «antirusse»
Leviathan raconte le combat de Kolia contre le maire corrompu de sa petite ville du nord de la Russie, qui veut l'exproprier (extrait vidéo).
Avec l'aide d'un ami moscovite avocat, Kolia se défend devant les tribunaux, et toute sa vie tourne au cauchemar.
Cette transposition sociale de la fable de Job racontée par l'Ancien Testament, augmentée d'un volet inspiré par Hobbes et sa bête sociale et politique, le Leviathan, a obtenu le Prix du scénario au dernier Festival de Cannes. Andreï Zviaguintsev avait expliqué s'être inspiré d'un fait divers survenu dans le Colorado, aux Etats-Unis. «C'est une histoire qui peut se dérouler partout», a soutenu le cinéaste, sans doute soucieux de se ménager les autorités de son pays.
Mais certains journalistes russes ne s'y sont pas trompés : ils y ont vu «le portrait le plus pertinent de la Russie de 2014» : un alcoolisme généralisé, une justice déshumanisée, une police brutale, des politiciens véreux, un Etat tout-puissant...
«Une Eglise horrible»
Dans des scènes explicites, le pope orthodoxe de cette localité du nord soutient ouvertement le maire corrompu à coups de sermons et d'aphorismes cyniques : «Le pouvoir vient de Dieu. Tant que ça lui va, tu ne crains rien.» Un «pessimisme» que le porte-parole de l'Eglise orthodoxe, Vsevolod Chapline, explique ainsi: «Les auteurs ont sûrement cédé aux représentations occidentales de la Russie : vodka, fornication confuse, un système étatique terrifiant, une Eglise horrible elle aussi – tous ces mythes sur la Russie sont très bien représentés.»
Ce pays dépeint au vitriol, une partie de ses habitants le reconnaît bien, pourtant. «Il n’a rien exagéré. La réalité est même souvent pire que dans le film !», confie une spectatrice au journaliste de la Croix. Les internautes se sont partagé ce tweet (à gauche) qui relève une «erreur» d'un programme de cinéma belge... D'autres insistent sur l'universalité du message: «Le film n'est pas contre la Russie ; il est contre les ignominies, qui existent chez nous, il faut le bien le dire (tweet de droite)». Le maire d'une petite ville de l'Oural a d'ailleurs demandé à ses fonctionnaires d'aller le voir et d'y réfléchir.
«Léviathan», le «Charlie Hebdo» d'une Russie sous pression ?
Pendant que les autorités criaient à la «propagande pro-occidentale», le public russe plébiscitait Leviathan. Partagé illégalement en ligne, il aurait été déjà vu par trois à six millions de personnes avant sa sortie. Il faut dire que celle-ci s'est fait attendre : prévue en novembre 2014 en Russie, elle a été repoussée et le film expurgé des ses «gros mots» (ou «mat», l'argot russe), comme l'exige une loi récente. Dès son premier week-end de diffusion dans les salles, les 7 et 8 février, Leviathan a récolté près de 40 millions de roubles (560.000 euros).
Dans une interview à la radio indépendante Echo de Moscou, le rédacteur en chef du journal d'opposition Novaïa Gazeta fait ce rapprochement original : Leviathan, avec les «talibans orthodoxes» qu'il dépeint, représenterait, pour certains Russes pro-Poutine obsessionnellement patriotes – tels les anti-Maïdan qui ont défilé le 20 février –, une sorte de Charlie Hebdo russe.
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