Guerre en Ukraine : comment la Russie réveille la mémoire de la bataille de Stalingrad pour justifier l'envoi de ses soldats en première ligne
La guerre en Ukraine traverse des forêts de symboles, qui l'observent avec des regards du passé. Parmi eux, la bataille de Stalingrad, épisode majeur de la "Grande Guerre patriotique". Après six mois de combats, le 2 février 1943, l'Armée rouge – soviétique, donc également composée d'Ukrainiens – repousse définitivement les troupes nazies, lors d'une victoire qui fait basculer le conflit.
Le 80e anniversaire de cet événement sera célébré en grande pompe en Russie, d'autant que des soldats sont engagés au front. Une nouvelle occasion, pour le Kremlin, de régénérer son idéologie, en puisant aux glorieuses racines de l'histoire. Volgograd, nom actuel de la ville, est un témoin vivant du passé, qui hante ses moindres recoins. Les commémorations prendront place sur l'allée des Héros, principale artère de la ville. Des écrans LED ont été installés sur l'avenue Lénine, et les immeubles eux-mêmes feront office d'écrans géants.
Près du stade, un escalier imposant mène au sommet du kourgane (tertre) Mamaïev, d'où s'élève une statue colossale dédiée à la Mère Patrie – 85 mètres de haut pour 8 000 tonnes. Dans les entrailles du mémorial, des soldats récitent inlassablement la même chorégraphie, et font claquer leurs talons sur de grands carreaux noirs. Une main monumentale surgit du sol pour brandir une flamme éternelle. Et tout autour, un escalier en colimaçon s'enroule vers l'étage supérieur, le long d'un mur aux reflets dorés.
Un message subliminal à l'opinion publique
C'est ici, le 17 janvier, qu'une cérémonie a été organisée pour saluer le départ de 168 volontaires, au sein d'un premier détachement "Stalingrad", rapporte l'agence RIA Novosti*. Le gouverneur régional, Andreï Bocharov, a célébré leur filiation avec ces "grands-pères et arrière-grands-pères (…) qui ont libéré leur terre natale du fascisme." Quoi qu'en dise le Kremlin, cette mise en scène marque "un tournant dans la communication sur l'opération spéciale, qui apparaît, de plus en plus, comme une véritable guerre", explique Emilia Koustova, chercheuse en civilisation russe à l'université de Strasbourg.
La référence à Stalingrad était encore peu présente au début de la guerre en Ukraine. "Elle apparaît surtout à l'été et en septembre, ce qui correspond au moment où l'armée russe connaît des difficultés", poursuit la chercheuse. A la manière d'une boîte à outils, l'histoire peut être convoquée pour différents usages. Alors que "le siège de Léningrad représente l'immense souffrance de la population, la bataille de Stalingrad évoque aujourd'hui l'idée de persévérance, d'héroïsme et d'abnégation de l'armée, envers et contre tout." Ces images renvoient donc "au sacrifice, mais avec l'espoir d'une victoire".
"Le souvenir de cette bataille prépare l'opinion à une guerre difficile, inscrite dans la durée."
Emilia Koustova, chercheuse en civilisation russe à l'université de Strasbourgà franceinfo
"Des milliers de canaux Telegram et de blogueurs déclinent l'idée selon laquelle l'armée russe répète ce qu'avait fait l'armée soviétique, avec la même légitimité", reprend Emilia Koustova. Certains médias ont d'ailleurs comparé la bataille de Bakhmout à celle de Stalingrad, analyse opérationnelle à l'appui. Le leader du groupe paramilitaire Wagner, Evguéni Prigojine, a, lui, tenté une analogie avec l'assaut de ses mercenaires à Soledar, dans le Donbass. Ses propos ont toutefois déclenché une polémique à Volgograd, où ils ont été interprétés comme un manque de respect, rapporte le site V1.ru*.
Depuis plusieurs mois, dans la ville, il n'est déjà pas rare de croiser le mot "Stalingrad", sur de grandes affiches de soutien à l'invasion de l'Ukraine. Certains souhaitent même aller plus loin, en rebaptisant la ville. L'ancienne Tsaritsyne est devenue Stalingrad en 1925 avant d'être transformée en Volgograd en 1961, dans le cadre du mouvement de déstalinisation mené par le dirigeant Nikita Khrouchtchev. Mais cela fait des années que des appels sont lancés pour revenir à l'ancien nom. Lors du 70e anniversaire, symboliquement, la "ville de la Volga" avait été rebaptisée le temps d'une journée, à l'initiative des communistes.
A l'aune de la guerre en Ukraine, le Parti communiste, des blogueurs militaires et des responsables politiques mènent campagne en ce sens. L'agence RIA Novosti a même diffusé une vidéo du front, où des militaires réclament le retour à "Stalingrad". Pour le président du mouvement Vétérans de Russie, Ildar Rezyapov, cité par l'agence*, renommer la ville rappellera aux soldats qu'ils "se battent également pour Stalingrad, symbole des prouesses militaires russes, du courage, de la bravoure". Jusqu'où pousser la logique ? Le Kremlin a déclaré, le 27 janvier, qu'aucune discussion n'était en cours.
Du traumatisme collectif au récit héroïque
L'importance accordée à ce 80e anniversaire, en tout cas, ne paraît "pas disproportionnée", aux yeux de Cécile Vaissié, chercheuse en civilisation russe à l'université de Rennes, d'autant que les Russes "adorent les comptes ronds".
Elle est, en revanche, interpellée par l'évolution des discours entourant le souvenir de Stalingrad. Il y a encore deux décennies, l'idée centrale était avant tout : "Plus jamais ça", et des "générations de Soviétiques ont raconté les horreurs de la guerre en pleurant, ou en fredonnant des chansons mélancoliques dans les parcs".
Après tant d'années, il n'y a plus guère de vétérans pour verser des larmes. Et la dimension humaniste, axée sur les souffrances de la mémoire familiale et intime, a peu à peu cédé la place à des discours officiels privilégiant le récit héroïque et patriotique. Au traumatisme populaire a succédé un slogan martial : "Nous pouvons recommencer."
Cette évolution est encore plus nette depuis 2014 et l'annexion de la Crimée. Jusque sur les pare-brise des voitures, avec des autocollants avertissant Berlin que les troupes reviendront s'il le faut. "Il y a désormais cette idée, dans les célébrations de Stalingrad, que la victoire sur les fascistes peut être répétée, observe Cécile Vaissié. Voire qu'elle est en cours contre de soi-disant 'Ukronazis', l'Occident collectif et l'Allemagne." A l'automne, Alexeï Moukhine, directeur du Centre d'information politique, un institut russe, évoquait sur le site d'information Ura.ru* une "lutte contre les nazis comparable, à Stalingrad ou dans le Donbass". Un exemple parmi d'autres.
Cette insistance sur la gloire militaire est d'autant plus significative que la guerre d'Afghanistan (1979-1989), par exemple, ne s'était pas appuyée sur ces références au passé militaire. Le souvenir de la "Grande Guerre patriotique" avait également connu un repli après la chute de l'URSS, avec l'ouverture des archives, marquée par un vent de liberté historiographique.
Une reprise en main mémorielle par le pouvoir
Mais le conflit "retrouve aujourd'hui une place centrale dans les politiques de la mémoire menées par Vladimir Poutine", résume Emilia Koustova. Le président avait lui-même défini sa stratégie, en 2012 : "Nous devons rétablir les liens entre les époques au sein d'une histoire unie, ininterrompue, millénaire, qui nous donne des forces intérieures et nous apprend le sens du développement de la Nation."
Pour le Kremlin, la Russie contemporaine est l'héritière directe de la grandeur tsariste et soviétique – cette dernière étant toutefois débarrassée de ses composants communistes. Ce syncrétisme est ainsi résumé par l'historien Nicolas Werth, dans son essai Poutine, historien en chef (Gallimard) :
"Inscrite dans la longue durée de la lutte de la Russie contre ses agresseurs, la Grande Guerre patriotique devient, dans sa dimension épique, l'apothéose de toute l'histoire russe, la clé de voûte du nouveau récit national."
Nicolas Werth, historien spécialiste de l'époque soviétiquedans son essai "Poutine, historien en chef"
De nombreuses institutions appliquent cet usage politique du passé, comme la Commission présidentielle sur l'histoire (2009), dédiée à l'écriture de la mémoire. La Société d'histoire de la Russie (2012) doit unir le pays autour de "valeurs essentielles", et la Société russe d'histoire militaire (2012) monte la garde contre les tentatives de discréditer "l'histoire militaire du pays".
La diffusion "d'informations irrespectueuses sur les grandes dates de la gloire militaire et patriotique" est également punie de prison, depuis l'adoption en 2014 de lois mémorielles. "Les autorités, progressivement, mobilisent l'histoire d'une manière plus mécanique, afin de justifier leurs politiques", reprend Emilia Koustova. Ce qui peut également correspondre à des attentes locales, "au sein du corps professoral et d'une population heureuse d'entendre de nouveau des discours sur une grande Russie, où l'histoire est à nouveau une source de fierté, et non plus une mise en cause".
Vendredi, au musée fédéral de la bataille de Stalingrad, situé dans le centre-ville, des dizaines d'adolescents russes ont prêté serment au mouvement patriotique L'Armée des jeunes (Iournamia), lors d'une cérémonie symbolique. Lancé en 2016, le groupe militariste revendique dans ses rangs 1,2 million de mineurs, de 8 à 18 ans. Cette nouvelle génération incarne la permanence historique russe réclamée par Poutine. "Mon fils est au courant à propos de l'opération militaire spéciale, expliquait une mère de famille à l'AFP. Ce qui se passe dans le monde a en partie influencé sa décision."
A la rentrée prochaine, plusieurs romans patriotiques de l'époque soviétique feront leur retour dans les programmes scolaires, dont La Jeune Garde, d'Alexandre Fadeïev. Dans le même temps, un responsable du parti Russie unie, Dmitri Viatkine, a réclamé le retrait de L'Archipel du Goulag, d'Alexandre Soljenitsyne. "Progressivement, la mémoire de la gloire militaire soviétique remplace donc la mémoire des purges", observe Cécile Vaissié.
Il reste tout de même un mystère : comment célébrer la résistance à l'invasion nazie tout en envahissant le pays voisin, et justifier un tel renversement ? "Dans la vision russe, il n'y a aucune inversion, répond Emilia Koustova. La Russie présente son action en Ukraine comme une guerre défensive contre l'Occident collectif et l'Otan, et peut donc appliquer son analogie avec le schéma défensif de 1941." Cet hiver, Vladimir Poutine a laissé entendre qu'il ne répéterait pas l'erreur de Staline, qui n'avait pas su anticiper l'invasion nazie.
Aussi absurde que cela puisse paraître, "la référence à Stalingrad permet de renverser le rapport entre agresseur et agressé", complète Cécile Vaissié. Pour l'opinion, en effet, la référence aux aïeux renvoie "à la défense de sa terre, de sa famille, de ses proches". Le Kremlin, lui, peut dérouler ses ambitions, en revendiquant l'héritage d'un passé choisi. "La référence à Stalingrad apparaît exagérée et abusive, souligne Emilia Koustova, mais elle s'avère utile pour ceux qui dirigent cette guerre."
* Les liens suivis d'un astérisque sont en russe.
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