Guerre en Ukraine : les missiles à longue portée occidentaux ont-ils été efficaces en Crimée annexée, où il sont régulièrement utilisés ?

Article rédigé par Fabien Magnenou
France Télévisions
Publié Mis à jour
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Un missile franco-britannique Storm Shadow / Scalp présenté lors d'un salon militaire, le 22 juillet 2024 au sud de Londres (Royaume-Uni). (JUSTIN TALLIS / AFP)
Les Etats-Unis ont donné leur feu vert à Kiev pour utiliser ses missiles ATACMS sur le territoire russe. Depuis plus d'un an, l'armée ukrainienne tire déjà ce type de munitions occidentales sur des sites stratégiques en Crimée annexée.

L'annonce a été rapidement suivie d'effets. L'armée russe dit avoir repoussé, mardi 19 novembre, une attaque de missiles américains ATACMS dirigée contre des installations militaires dans la région de Briansk qui n'a pas fait de dégâts selon elle. Deux jours plus tôt, les Etats-Unis avaient donné leur feu vert à l'Ukraine, qui réclamait depuis des mois de pouvoir utiliser ces munitions en territoire russe. L'armée ukrainienne espère ainsi perturber les chaînes logistiques et le commandement ennemis. Cette décision de la Maison Blanche, à l'évidente dimension politique, est intervenue à quelques semaines de l'investiture de Donald Trump qui draine son lot d'incertitudes sur le futur soutien militaire américain.

Jusqu'à présent, Kiev devait se contenter d'envoyer des drones pour frapper le territoire russe, avec des ambitions opérationnelles limitées. Les missiles ATACMS sont d'une toute autre nature. Il s'agit de "missiles de croisière à moyenne et longue portée qui ont surtout pour but de cibler des objectifs de haute valeur stratégique", explique l'analyste Alain de Neve, spécialiste des questions de défense. Sur le papier, de telles munitions permettraient à l'Ukraine d'atteindre des sites logistiques et les aérodromes d'où décollent les bombardiers russes. Ce qui soulagerait les forces ukrainiennes, mises à rude épreuve dans le Donbass.

Un missile ATACMS tiré le 14 décembre 2021 lors d'exercices de l'armée américaine dans le désert du Nouveau-Mexique (Etats-Unis). (JOHN HAMILTON / AFP)

Le recours aux missiles ATACMS n'est pas totalement inédit dans ce conflit, puisque Kiev les mobilise déjà depuis le mois d'octobre 2023 en Crimée, une région annexée par la Russie mais ukrainienne selon le droit international. Quelques mois plus tôt, Londres avait ouvert le bal en livrant des Storm Shadow. Ces munitions à longue portée ont comblé un manque évident dans l'arsenal ukrainien, en complétant son système national Neptune de missiles antinavires.

La France avait emboîté le pas au Royaume-Uni, en juillet, en livrant le même missile franco-britannique, nommé Scalp de ce côté-ci de la Manche. Paris a toujours refusé de préciser combien de missiles Scalp avaient été livrés et s'ils avaient été utilisés. Le nombre d'unités transférées est qualifié de "donnée confidentielle" dans la communication annuelle des armées. Interrogé à Bruxelles le mois dernier sur d'éventuelles frappes de missiles Scalp sur le sol russe, le ministre français de la Défense Sébastien Lecornu s'était refusé à tout commentaire.

Une munition éprouvée dans la péninsule

La liste des cibles évoquées par Kiev dans la péninsule annexée par Moscou donne une idée des objectifs recherchés, même s'il convient d'être prudent sur les succès revendiqués par les belligérants. Le mois dernier, par exemple, l'armée ukrainienne dit avoir utilisé des Storm Shadow pour frapper trois postes de commandement russes et des ATACMS pour détruire une station radar Nebo-M. L'armée russe, de son côté, affirmait en mai avoir neutralisé des missiles américains tirés de nuit vers la base aérienne de Belbek, près de Sébastopol, où est basé son 38e régiment d'aviation.

Ces missiles, précis, permettent de toucher l'ennemi en plein cœur. L'un des exemples les plus retentissants s'est produit en septembre 2023, quand le quartier général du commandement de la flotte russe en mer Noire avait été bombardé. Sur les images tournées ce jour-là, on aperçoit distinctement l'une des ogives plonger dans le bâtiment déjà éventré.

La marine russe a également fait l'objet d'un ciblage particulier. En mars, Kiev a annoncé avoir touché quatre navires dans le port de Sébastopol, sans livrer de détails sur le mode opératoire et les munitions engagées. Mais plusieurs analystes spécialisés avaient rapidement conclu à l'utilisation de Storm Shadow. Les missiles occidentaux ont "permis de frapper des bases situées en Crimée qui abritaient des infrastructures utilisées par les Russes, ainsi que des navires en mer Noire", résume Alain de Neve.

En décembre 2023, l'armée de l'air ukrainienne avait également revendiqué une attaque sur le port de Feodossia, en infligeant de sérieux dégâts à un grand navire de débarquement, le Novotcherkassk, qui transportait sans doute des munitions à bord, au vu des explosions. Plusieurs observateurs avaient vu l'empreinte des missiles occidentaux. La même année, durant l'été, l'état-major avait revendiqué une frappe sur un sous-marin russe – le Rostov-sur-le-Don – en ciblant une cale sèche de Sébastopol avec des Storm Shadow.

Le groupe de réflexion américain Institute for the Study of War avait d'ailleurs relevé, en début d'année, que le nombre de navires avait diminué dans les ports de la péninsule annexée, au profit de ports situés plus à l'est, comme celui de Novorossiïsk. Les missiles occidentaux sont d'autant plus précieux que l'armée ukrainienne est privée de force navale.

Des ogives extrêmement coûteuses

Nœuds de commandement et logistiques, aviation, forces navales... Ces missiles occidentaux ont "permis, en partie, de dégager cet étau" dans la région, abonde Alain de Neve. Mais l'expert rappelle également que les navires russes "ne sont pas dans leur prime jeunesse" en mer Noire et souligne "des défaillances et une certaine légèreté au niveau des systèmes défensifs" russes. Le chercheur insiste également sur l'importance des opérations menées avec "des drones maritimes bricolés", très performants eu égard à leur coût.

Pour autant, les responsables russes continuent d'exprimer leur préoccupation face à ces missiles précis et véloces. Sergueï Narychkine, directeur du service du renseignement extérieur russe, qualifiait encore récemment le pont de Crimée de "cible prioritaire pour les Storm Shadow". Le même jour, un dépôt pétrolier militaire était touché à Feodossia, après des tirs d'ATACMS. L'armée russe, quant à elle, publie régulièrement des communiqués pour vanter les succès de sa défense antiaérienne, avec la volonté de présenter ces missiles comme des trophées.

En septembre dernier, un militaire russe présentait une pièce métallique floquée "MIS SCALP" en cours d'examen, dans une vidéo de l'agence RIA Novosti, assurant qu'il s'agissait du bas d'une ogive d'un missile occidental. Contacté à ce propos, le ministère des Armées français n'a pas donné suite à notre demande d'authentification, pas plus que le constructeur du missile MBDA ou que le motoriste français Sermat, dont le nom est gravé sur la pièce. Il y a quelques mois, l'agence Sputnik avait également publié des photographies censées présenter la structure interne d'un Storm Shadow.

Un militaire russe examine ce qui est présenté comme le bas d'une ogive d'un missile Storm Shadow/Scalp, dans un entretien à l'agence RIA Novosti publié le 16 septembre 2024. (RIA NOVOSTI)

Ces missiles peuvent être tirés par des lanceurs américains HiMARS ou MLRS ou bien depuis des avions bombardiers de l'armée ukrainienne (Soukhoï Su-24, Su-27...). Ces missiles peuvent théoriquement atteindre 500 km voire 600 km dans les armées des pays fournisseurs. Mais en Ukraine, ils sont bridés à 300 km afin de respecter le régime de contrôle de la technologie des missiles (MTCR), qui contraint les Etats signataires lors de tels transferts. "La principale problématique, avec ces missiles, c'est finalement de pouvoir désigner des cibles qui valent le coup d'être détruites", poursuit Alain de Neve.

D'autant que cet armement a un coût : un million de dollars l'unité. Si les Storm Shadow et les ATACMS ont été utilisés majoritairement en Crimée, poursuit l'analyste, c'est parce qu'il y était plus facile d'identifier des "cibles d'opportunité et stratégiques" que dans les "régions orientales occupées". Le renseignement militaire est plus difficile sur le front du Donbass, par définition dynamique et évolutif, et ces missiles perdent de leur intérêt dans le feu d'un combat. Reste donc à savoir l'usage qui serait réservé à de tels missiles en territoire russe.

Le flou sur les objectifs ukrainiens

Quelque 250 sites tactiques ou stratégiques ont été identifiés par le journal russophone indépendant Novaïa Gazeta dans le rayon d'action potentiel. Reste à savoir si les pilotes auront l'opportunité d'approcher la ligne de front pour en exploiter toute la portée, alors que les forces russes ont mis en place une solide défense antiaérienne.

Les frappes déclenchées dans la région de Briansk, mardi à l'aube, visaient ainsi l'arsenal d'un centre logistique. Ce qui livre une première indication sur leur emploi futur. Quoi qu'il en soit, les objectifs "seront définis en concertation entre les forces armées ukrainiennes et les pays fournisseurs, dont les logisticiens et planificateurs sont rodés pour mettre en œuvre ces missiles", résume Alain de Neve. "On étend simplement la zone de possibilité au territoire russe, pas nécessairement dans de grandes profondeurs."

"L'autorisation accordée par les Américains est limitative. S'il n'y a pas d'effet tactique ou stratégique avéré, la cible ne sera pas traitée."

Alain de Neve, spécialiste des questions de défense

à franceinfo

L'armée russe, en tout cas, a pu anticiper cette nouvelle donnée. "Une partie des bases aériennes russes situées à portée de ces missiles ont déjà été vidées de leurs principaux bombardiers stratégiques qui ont été déplacés plus loin", assure le géopolitologue Ulrich Bounat sur franceinfo. Selon cet expert, le feu vert accordé par les Etats-Unis pour des frappes en territoire russe "va permettre de frapper des dépôts de munitions, des regroupements de troupes. Mais ça n'aura pas l'effet stratégique que ça aurait pu avoir il y a quelques mois".

Autre inconnue : la réaction du Kremlin. Le chancelier allemand Olaf Scholz a renouvelé à l'automne son refus de livrer des missiles Taurus. Il redoute que son pays se retrouve "d'une certaine manière impliqué dans la guerre", évoquant, dans le cas des Storm Shadow, un nécessaire "accompagnement du ciblage de la part des Britanniques et des Français". Le lancement de ces missiles "passe, au moins en partie, par des protocoles nationaux" des pays fournisseurs, confirme Alain de Neve, imaginant "une immixtion de planificateurs français ou britanniques". Avec, en résumé, "une implication qui dépasse la simple fourniture de système de frappes".

Sergueï Lavrov, le ministre des Affaires étrangères russe, a promis mardi une réponse "appropriée" après l'attaque sur le territoire russe mené avec des missiles américains ATACMS. Tout en invitant les pays occidentaux à lire "en intégralité" la nouvelle doctrine nucléaire russe, justement adoptée dans la matinée par Vladimir Poutine. En attendant, l'inquiétude semble gagner les régions frontalières de l'Ukraine. Iouri Sliousar, gouverneur de la région russe de Rostov, a demandé aux administrations locales de mener des exercices d'évacuation et d'inspecter les abris antiaériens, selon le média local 161.ru : "Je ne sais pas si le camarade Trump fera évoluer cette position, mais une période très difficile nous attend probablement. Les missiles à longue portée vont représenter une menace supplémentaire."

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