Guerre en Ukraine : "Même un bébé sent la guerre de manière épidermique", explique un psychologue
Trois millions de personnes ont fui l'Ukraine depuis le début de l'invasion russe, dont 1,4 million d'enfants. Franceinfo a interrogé le psychologue Philip Jaffé sur les répercussions psychologiques de cette guerre chez les plus jeunes.
A presque chaque seconde qui passe, un enfant en Ukraine devient un réfugié. Tel est la terrible estimation du porte-parole de l'Unicef. Ces 20 derniers jours, environ 1,4 million d'enfants ont été forcés de fuir le pays, soit environ 55 par minute, a annoncé James Elder lors d'un point de presse à Genève. Que comprennent-ils du conflit qui se joue ? Comment vivent-ils cet exil forcé ? Le psychologue Philip Jaffé, membre du comité des droits de l'enfant à l'ONU et du directoire du Centre suisse de compétence pour les droits humains (CSDH), apporte son expertise sur les conséquences psychologiques de la guerre pour les enfants.
Franceinfo : Quelle est la situation des enfants ukrainiens ?
Philip Jaffé : Malheureusement, les conflits se répètent et se ressemblent. La guerre en Ukraine n'est pas différente de celle qui se passe en Syrie, même si les conditions géopolitiques sont différentes. Au comité des droits de l'enfant (instance des Nations unies, NDLR), nous essayons de rappeler à l'Etat russe qu'il est signataire de la convention relative aux droits de l'enfant et qu'il a des obligations, qu'il ne respecte pas. En plus des bombardements, la Russie est aussi responsable du manque d'accès aux soins médicaux en Ukraine ou encore des écoles fermées.
En temps de guerre, les enfants se voient séparés de leurs activités quotidiennes, de leurs routines, de leurs loisirs. Soudainement, toute leur vie est complètement chamboulée.
"La première conséquence d'une guerre chez un enfant, c'est la disparition des sourires. Les jeux s'arrêtent, leur enfance leur est soustraite. Ils rencontrent parfois des troubles du sommeil, puisqu'ils dorment dans des conditions nouvelles. Des cauchemars peuvent arriver, les mines sont renfrognées."
Philip Jaffé, psychologueà franceinfo
Pour les plus jeunes, il serait faux de les penser protégés par leurs capacités cognitives jugées inférieures aux adultes. Même un bébé sent la guerre de manière épidermique au contact de sa mère inquiète. On sait qu'à chaque étape du développement de l'enfant, des fondamentaux doivent se réaliser, or, pour les bébés, le sentiment de bien-être est perdu et ne peut pas être remplacé. Curieusement, un certain nombre d'enfants ont tout de même une capacité de résistance surprenante.
Quelles symptômes physiques peuvent survenir chez ces enfants ?
Dans tout conflit, avant même qu'une guerre ne se déclenche, les enfants réagissent à l'angoisse des adultes. Ils sont déjà marqués par l'atmosphère délétère. Ça les fragilise, ça les rend plus vulnérables. On entend souvent parler du syndrome de stress post-traumatique. Mais avant ça, il y a des symptômes légers à moyens. Ceux qui doivent alerter varient en fonction des âges. Les enfants qui se referment et qui ne parlent pas, qui deviennent ingérables sur le plan du comportement, en hyperactivité ou destructeurs, demandent une attention particulière. Il faut aussi faire attention à l'alimentation qui n'est plus digérée, à l'enfant qui ne mange plus… Il y a pléthore de signes.
C'est tout l'art d'une bonne gestion de la santé mentale : pouvoir les évaluer au cas par cas. Pour les enfants qui ont eu possibilité de quitter l'Ukraine dans des conditions moins urgentes, d'avoir été accueillis à l'étranger par des volontaires qui ne sont pas sur les rotules, le pronostic est meilleur, d'autant plus lorsqu'ils ne sont pas témoins directs des bombardements.
A quoi faut-il penser pour accueillir ces enfants dans les meilleures conditions possibles ?
Pour les enfants qui arrivent en France ou en Suisse, par exemple, il faut qu'ils puissent retrouver des routines, des repas à heures régulières, un espace qui soit le leur.
"Même s'ils ne retrouveront pas leur appartement ou leur maison en Ukraine, il faut limiter la perte d'intimité. Les enfants doivent aussi rejoindre assez vite l'école, dès la maternelle, lorsque leur situation est stabilisée."
Philip Jaffé, psychologueà franceinfo
Ils ont besoin de contacts sociaux, de pouvoir de nouveau se dépenser physiquement, de jouer, de rigoler même si à la maison, la situation est inquiétante. L'attention portée à la santé mentale de ces enfants est importante, avec éventuellement une intervention psychologique lorsque des critères la justifient. Il faut enfin réussir à maintenir le même degré de mobilisation dans le temps. Les familles ont besoin d'un soutien à long terme, avec la perspective de pouvoir rentrer en Ukraine.
Leur traumatisme peut-il s'inscrire dans le temps ?
Evidemment, pour certains enfants, les effets de la guerre en Ukraine seront perceptibles à très long terme. Il y aura des enfants qui deviendront des adultes perturbés à tout jamais. C'est peut-être le cas des enfants qui avaient des vulnérabilités avant le début de la guerre.
"Mais si on soutient bien les familles, s'ils sont rassurés sur le devenir des gens restés en Ukraine, certains ne devraient retrouver aucune trace du traumatisme à moyen et long terme."
Philip Jaffé, psychologueà franceinfo
A l'issue de la Seconde Guerre mondiale, on s'est dit que les populations civiles seraient traumatisées à tout jamais. Dans les faits, la vaste majorité a su gérer les souvenirs douloureux et a renoué avec la joie de vivre.
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