: Reportage Guerre en Ukraine : la Moldavie, "au mauvais endroit au mauvais moment", se tourne vers l'Europe pour assurer son avenir
Dans le marché central de la capitale, Chisinau, les passants s'habituent à vivre en voisins d'un pays en guerre, avec la crainte d'une contagion du conflit. Certains se tournent vers l'UE et espèrent qu'une adhésion assurera le futur du pays le plus pauvre d'Europe.
Quand elle a appris que la Russie avait envahi l'Ukraine, Marina Oprea a d'abord "pleuré". En état de choc, cette habitante de Chisinau, rencontrée dans un restaurant de la capitale moldave, s'est demandé si elle devait quitter son pays, qui partage une frontière avec l'Ukraine. "J'ai cru que la Troisième Guerre mondiale venait de commencer", souffle-t-elle. Mais deux semaines après le début du conflit, la "pression est retombée" et "une forme de normalité s'est installée." Il n'est plus question de partir. Du moins "pour l'instant".
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Comme Marina, de nombreux Moldaves se sont réveillés tétanisés, le 24 février, en découvrant l'entrée des chars russes en Ukraine. Certains, surtout issus des classes supérieures, sont partis, d'autres ont déjà préparé leurs valises au cas où il faudrait s'enfuir. L'ancienne république soviétique, qui compte 2,6 millions d'habitants, n'est membre ni de l'Union européenne ni de l'Otan et ne dispose que d'environ 7 000 soldats en activité. Une vulnérabilité qui a poussé le gouvernement à ne pas imposer de sanctions à la Russie.
Trois semaines après le début du conflit, la vie suit son cours dans les rues de Chisinau. Sur le boulevard Stefan cel Mare, l'artère principale de la capitale, les Moldaves profitent des restaurants, bars et commerces ouverts de façon habituelle malgré l'état d'urgence décrété par le gouvernement. Mais certains détails – les voitures immatriculées en Ukraine qui parcourent la ville, le personnel des organisations internationales présents dans les hôtels, les appels aux dons pour l'accueil aux réfugiés – rappellent que la guerre n'est pas très loin.
"Bien sûr que j'ai peur, mais je n'ai nulle part où aller"
Au marché central, "le pouls de la Moldavie", il faut tenter plusieurs fois sa chance, dans ce dédale de stands bariolés, pour que l'on accepte de nous répondre. "Je ne parle pas de politique", glisse une passante à la doudoune noire, alors que la neige tombe doucement. Même réponse du côté du tenancier d'un stand de sucreries, qui marmonne dans sa barbe une insulte contre la Russie. Yelena, vendeuse de fruits qui nous observe d'un regard curieux, accepte de nous parler. "Bien sûr que j'ai peur, explique-t-elle. Mais je suis née ici et je n'ai nulle part où aller, alors je reste."
Un peu plus loin, Gregory, vendeur de pruneaux aux joues rosies par le froid, ne pense pas "que la Russie arrivera ici". Il a "de la famille en Ukraine, dont deux neveux qui sont dans l'armée" pour lesquels "il est vivement inquiet". De nombreux Moldaves ont des liens avec l'Ukraine et la Russie. Si la langue officielle du pays est le roumain, le russe est couramment parlé par une majorité de la population, et une minorité ukrainienne est présente sur le territoire.
Trente et un ans après l'accession à l'indépendance, l'ombre de Moscou plane encore sur la Moldavie. Selon un sondage réalisé par l'agence Magenta Consulting entre le 3 et 5 mars (en anglais), 26% de la population moldave considère l'invasion russe comme "une opération spéciale de libération", les mots employés par le Kremlin, qui refuse de parler de guerre. Une conséquence "des programmes de télévision russes diffusés dans le pays", selon Mihai Mogildea, expert à l'Institut des réformes et politiques européennes (Ipre). Le gouvernement moldave a d'ailleurs interdit deux chaînes russes, pour propagande, dans les jours qui ont suivi le début du conflit.
La présence de Moscou ne se fait pas sentir que sur les ondes. La Transnistrie, micro-Etat prorusse autoproclamé, dans lequel des troupes russes sont présentes, inquiète les autorités. Localisé entre le fleuve Dniestr et la frontière ukrainienne, ce territoire dispose de son propre gouvernement depuis 1992. La population, dont un tiers est russe, ne dispose que de peu de libertés, les médias étant contrôlés par les autorités locales. "Depuis le début de la guerre en Ukraine, il ne s'y passe rien de spécial, ce qui est plutôt anormal", explique, un peu surprise, Victoria Olari, de l'Institut pour les initiatives stratégiques, un think tank moldave.
Un pays tourné vers l'Union européenne
Au marché central de Chisinau, les commerçants ne s'étendent guère sur le sujet de la Transnistrie. "Nous sommes un petit pays, au mauvais endroit au mauvais moment", souffle Igor, écouteurs vissés dans les oreilles, qui tient avec sa femme Inga un étal de produits de beauté situé au bout d'une petite allée mal éclairée. Le couple russophone, qui a aussi de la famille à Odessa, grande ville portuaire du sud-ouest de l'Ukraine, condamne la guerre mais désapprouve aussi la décision de la présidente moldave de demander l'adhésion de son pays à l'UE, "une construction artificielle qui ne sert à rien et qui va bientôt s'écrouler".
La question de l'appartenance de la Moldavie à l'UE est centrale dans les clivages politiques du pays. Le parti de centre-droit Action et solidarité, au pouvoir depuis un an, est pro-européen. Quant au Parti socialiste, au pouvoir de 2016 à 2021, il est traditionnellement pro-russe. Mais "la Moldavie s'est largement tournée vers l'Europe depuis déjà plusieurs années", note Mihai Mogildea. L'Etat a signé un accord d'association avec l'UE en 2014, toujours en vigueur à ce jour, et exporte 70% de sa production vers l'UE. Selon un sondage réalisé par Magenta Consulting (en anglais), 61% des moldaves approuvent la demande de leur pays, le plus pauvre du continent, d'adhérer à l'UE. Un souhait qui ne sera probablement pas réalisé "avant des années", juge l'expert. Pas de quoi décourager les Moldaves, tant "les gens ici sont pour, car ils voient déjà l'UE intervenir au niveau local". Surtout, "l'électorat ne peut pas être convaincu que l'UE est mauvaise, le pays est trop pauvre", estime-t-il encore.
"L'Europe est le seul chemin", tranche Natalia, croisée dans l'allée principale du marché central, emmitouflée dans un grand manteau de fourrure. "Je suis russophone, mon père est bulgare et ma mère russe, mais nous comprenons que notre futur est lié à l'Europe", affirme cette employée d'une compagnie aérienne. Les flux migratoires lui donnent raison. "La Russie n'attire plus, les gens partent principalement en Europe, notamment en Roumanie", explique Victoria Olari. Un mouvement "inévitable", selon elle. Si la Moldavie reste libre de regarder vers l'Ouest.
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