Cet article date de plus de deux ans.

Reportage "Vous l'imaginez s'arrêter à l'Ukraine ?" En Lettonie, les habitants redoutent les intentions de Vladimir Poutine

Article rédigé par Raphaël Godet - Envoyé spécial en Lettonie
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Des drapeaux ukrainiens devant l'ambassade de Russie à Riga (Lettonie), le 7 mars 2022. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Malgré la présence d'une base de l'Otan sur leur territoire, les presque deux millions d'habitants de ce pays balte sont inquiets. Ils partagent quelque 300 kilomètres de frontière avec le voisin russe.

Le premier automobiliste a mis un coup de klaxon en passant. Le deuxième a crié quelque chose qui, à l'oreille, ne semblait pas joli joli. Le troisième, au volant d'un utilitaire blanc, a carrément sorti la main de la vitre pour adresser un doigt d'honneur. Et les rideaux de l'ambassade de Russie à Riga (Lettonie) dans tout ça ? Pas bougé d'un millimètre. Pas plus que les fonctionnaires de police missionnés pour assurer la sécurité de ce splendide bâtiment de quatre étages, situé dans la très cossue rue Antonijas, en plein cœur de la capitale lettone.

"Au moins, ils savent qu'on est là, qu'on est bruyants, qu'on est nombreux, et qu'on se défendra si jamais", lâche Maija, la trentaine, venue coller un autocollant "Putler" qui affuble Vladimir Poutine d'une moustache façon Adolf Hitler. On lui demande de répéter : "Oui, j'ai bien dit si jamais. Si jamais il nous attaque, quoi."

>> Suivez en direct les informations sur la guerre en Ukraine

C'est un fait : depuis que les premières bombes sont tombées sur le voisin ukrainien, une partie des deux millions de Lettons ne cachent pas leurs craintes d'être "les prochains sur la liste" du maître du Kremlin. "Une amie me dit que je m'inquiète pour rien", confie Maija. Pourtant, plusieurs "indices" ont fini par la convaincre qu'il fallait "commencer à avoir peur". Déjà parce que son pays partage 330 kilomètres de frontière avec la Russie. Et puis, "qui nous dit que Poutine ne va pas vouloir venir 'sauver', comme il n'arrête pas de dire, les russophones qui vivent avec nous ?" s'acharne-t-elle en remettant les mains dans sa doudoune dorée. La Lettonie, pays à peine plus grand que la région Auvergne-Rhône-Alpes, abrite en effet 600 000 russophones, soit un tiers de la population.

"Le monde voit au grand jour qui est vraiment Poutine"

A Riga, le hasard des événements aurait presque quelque chose de comique. Les réfugiés ukrainiens qui débarquent dans la ville sont accueillis à leur arrivée dans le Palais des congrès, dont l'enceinte se trouve pile en face de l'ambassade de Russie. Un bus arrive, se gare, ils sont une dizaine à descendre. Katrina Berke les observe. "Il n'y a pas de mots pour décrire ce que Poutine leur fait", chuchote, émue, cette volontaire de 25 ans, en rangeant comme elle peut les dizaines de sacs de vêtements et de chaussures que des anonymes sont déjà venus déposer. "Je me dis qu'on est peut-être les suivants. On en parle souvent avec mon mari, avec mes amis. Vu de Lettonie, la Russie, c'est juste à côté. Si j'ai peur ? Oui, j'ai peur."

Katrina Berke et Karlina Zirne réceptionnent des sacs de vêtements pour les Ukrainiens, le 7 mars 2022, dans le centre-ville de Riga (Lettonie). (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Dans les étages du "Château", la résidence officielle du président de la République de Lettonie, on prend au sérieux ce sentiment. "C'est quelque chose que j'entends, oui, dans la bouche d'une partie de nos concitoyens, admet Janis Kazocins, le conseiller à la sécurité nationale du pays. Le monde voit au grand jour qui est vraiment Poutine, et de quoi il est capable. Quand il brandit à la face du monde l'arme nucléaire, il faut prendre cette menace comme il l'énonce : très sérieusement."

Alors le brigadier Janis Kazocins demande un état des lieux quotidien de la situation. Il compile des notes, en exige d'autres. Il connaît : il a été directeur de l'agence de renseignement lettone pendant plusieurs années. Pour le moment, rien de particulier ne lui a été remonté. "Nothing", répète-t-il en réajustant sa cravate. Il a fait de la place dans son agenda pour nous recevoir, et c'est presque un exploit. "J'ai quarante minutes pour vous, mais vraiment pas plus, prévient-il. Les journées sont longues. Encore plus longues que d'habitude." Antony Blinken, le secrétaire d'Etat américain, vient par exemple d'arriver dans la capitale. Le samedi précédent, c'est le chef d'état-major américain, le général Mark Milley, qui est venu serrer des mains. Mardi, c'est le Premier ministre canadien, Justin Trudeau, qui a pris l'avion pour s'entretenir en face à face avec les dirigeants lettons. "C'est symboliquement fort", se félicite Janis Kazocins.

Le général de brigade Janis Kazocins, conseiller à la sécurité nationale, devant le château présidentiel à Riga (Lettonie), le 7 mars 2022. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Manière aussi de rappeler que la Lettonie n'a pas à se sentir seule. En effet, contrairement à l'Ukraine, les trois pays baltes sont devenus membres de l'Otan en 2004 lorsqu'ils ont intégré l'Union européenne. Ainsi, si Vladimir Poutine mettait un bout d'orteil en Lettonie, "ce ne serait pas la même, prévient Janis Kazocins. L'article 5 de la charte impose à l'Alliance de répondre si un membre est attaqué. Il serait alors activé et la réaction serait immédiate. Voilà pourquoi je pense que notre pays n'est pas si vulnérable que ça."

L'Organisation du traité de l'Atlantique nord y a même une base militaire, à Adazi, commune située à une trentaine de kilomètres en voiture au nord-est de la capitale. A l'intérieur des clôtures barbelées, plusieurs centaines de soldats lettons et étrangers s'entraînent, au cas où. Les troupes ont même été renforcées depuis le 24 février et le début de l'invasion russe en Ukraine. Washington y a par exemple déployé une vingtaine d'hélicoptères de combat Apache.

Passage en revue des soldats de la base militaire de l'Otan, à Adazi (Lettonie), le 25 février 2022. (GINTS IVUSKANS / AFP)

"Les Lettons ont bien raison de se méfier"

Pas suffisant pour rassurer Ayja Pacevica, 65 ans, croisée sur la route du dentiste. "Cet article 5, il vaut pour quelqu'un de sensé. Vous avez vu qui on a en face ? C'est un cerveau malade. Un cerveau malade qui peut appuyer sur le bouton nucléaire. Si la Lettonie n'était pas membre de l'Otan, il se passerait quoi pour nous, là ? Ecrivez-le, ça."

Casquette vissée sur la tête, Yuri Lepesevich tend une oreille à la discussion en cours. "Je crois que madame a raison de se méfier, explique le père de famille. Mettre des drapeaux, c'est bien. Mais ça n'empêchera pas l'autre fou de faire ce qu'il veut. Je pense qu'on n'est pas loin de la Troisième Guerre mondiale." Ce scientifique de métier sait de quoi il parle : "Je suis né à Lviv, en Ukraine, puis j'ai vécu pendant trente ans à Mourmansk, en Russie, avant de déménager en Lettonie en 2014 avec ma femme et notre enfant."

En haut, Igor Pimenov, député letton de Harmonie. En bas, Yuri Lepesevich devant une affiche soutenant l'Ukraine. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Yuri Lepesevich nous interpelle, cash : "Vous l'imaginez s'arrêter à l'Ukraine ? Moi, pas. Ecoutez ce qu'il dit, lisez ce qu'il écrit. Poutine n'a pas de limites." Exactement ce que le président ukrainien Volodymyr Zelensky a dit à la presse, le 3 mars : "Si nous disparaissons, que Dieu nous protège, ensuite, ce sera la Lettonie, la Lituanie, l'Estonie… Jusqu'au mur de Berlin, croyez-moi." Exactement les mots que l'ancien président polonais Lech Kaczynski avait prononcés à l'été 2008 au moment de l'invasion russe en Abkhazie et en Ossétie du Sud : "Aujourd'hui la Géorgie, demain l'Ukraine, après-demain les pays baltes, et puis peut-être qu'il sera temps pour mon pays, la Pologne !"

"Je ne comprends pas ce que fait Vladimir Poutine"

Même Harmonie, le principal parti d'opposition en Lettonie, pourtant considéré par beaucoup comme proche du Kremlin, a condamné l'invasion russe dès les premières frappes. "Il n'y a pas eu la moindre discussion, pas eu la moindre réserve sur ce point", assure le député Igor Pimenov, qui nous a donné rendez-vous près de la Saeima, le Parlement letton. "Je suis choqué, je le suis toujours, et on l'est tous. On a fait notre déclaration à l'unanimité. C'est horrible ce qu'il se passe en Ukraine. Je ne comprends pas ce que fait Vladimir Poutine."

Des vendeuses du marché central de Riga (Lettonie), le 8 mars 2022. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Au marché central de Riga, de l'autre côté du fleuve Daugava, les fleuristes vendent toujours des fleurs, et pas encore de fusils. Mais le président russe est aussi dans toutes les discussions. Un vieux monsieur en béquille nous repousse par le bras quand on prononce le mot "guerre". Sur l'étal d'un bazar, en face de la dame qui vend ses chaussons faits maison, la voix d'Elton John sort d'un poste de radio. Personne ne prête attention au morceau : c'est Nikita, une chanson qui parle d'un amour impossible pendant la guerre froide.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.