: Témoignages "C'est comme Verdun mais avec les armes de 2022" : des Français partis faire la guerre en Ukraine racontent leur quotidien
Franck, Nicolas, Fred, Franck-Olivier et Ernesto ont décidé d'aider les Ukrainiens à combattre l'invasion russe. Si la plupart sont rentrés en France, d'autres n'ont pas prévu de rendre les armes de sitôt.
Ce n'est pas rien : cela fait maintenant plusieurs heures que Franck n'a pas entendu la moindre bombe. Ce vendredi 17 juin, l'ancien parachutiste est "en perm", quelque part à l'est de Kharkiv (Ukraine). Entre deux siestes, ce Français de 31 ans, CV militaire gros comme ses biceps, nous envoie ses dernières vidéos tournées depuis le front. Sur l'une d'elles, on le voit se coucher soudainement dans un trou. Quelques secondes plus tard, un long "putaaaain" s'échappe du téléphone : un obus vient de tomber à dix mètres de lui. L'Orléanais fait un signe de croix : "Heureusement qu'elle était là, la tranchée."
Après quatre mois de guerre, combien de Français, comme Franck, se trouvent encore en Ukraine pour résister à l'armée russe ? Début mars, Volodymyr Zelensky se félicitait que plus de 20 000 étrangers, originaires de 52 pays, aient rejoint la Légion internationale de défense territoriale que le président ukrainien venait de lancer. Depuis, c'est silence radio : "La Légion ne communique plus aucun chiffre", répète à franceinfo Damien Magrou, son porte-parole francophone.
"J'étais affecté aux tranchées"
Le ministère français des Affaires étrangères, pas beaucoup plus bavard, rappelle simplement que l'Ukraine toute entière est une zone de guerre, et qu'il est donc "formellement déconseillé de s'y rendre, quel qu'en soit le motif". Un recruteur joint par téléphone, et qui tient à rester anonyme, estime à "plusieurs centaines" le nombre de combattants français dans le pays.
"Il y a eu une grosse vague d'arrivées au début, puis ça a logiquement diminué. Mais les volontaires continuent d'affluer."
Un recruteurà franceinfo
Sur le sol ukrainien, Franck a bien croisé quelques Français mais jamais Nicolas. Pourtant, lui aussi est sous les bombes. Où précisément ? "Dans le Donbass..." coupe-t-il. "Soumis au secret", le Franc-Comtois de 32 ans, qui vient de rejoindre les forces d'opérations spéciales, ne peut pas dire en plus. Le gestionnaire de patrimoine, qui a mis son entreprise en sommeil pour rejoindre l'Armée des volontaires ukrainiens (UDA), a pris du galon. "Jusque-là, j'étais essentiellement affecté aux tranchées des zones de combat." Son quotidien : une pelle, de l'huile de coude et une bonne étoile.
"Tu creuses, tu creuses, et tu espères ne pas être au mauvais endroit au mauvais moment."
Nicolas, un Français parti combattre en Ukraineà franceinfo
S'il n'a encore jamais eu à tirer en dehors des entraînements, Nicolas est exposé comme les autres aux bombardements à répétition. "Quand on tire dix roquettes, les Russes vont en tirer cent, raconte-t-il, à peine paniqué. S'il y a encore des maisons habitées près de notre position, ils ne vont pas avoir de scrupules à raser toute la rue." Pour lui, le conflit reprend "la même logique" que la Première Guerre mondiale : "C'est une guerre de position, c'est comme les tranchées de Verdun mais avec les armes et la technologie de 2022."
Après 116 jours sur place, Nicolas "trouve" qu'on s'habitue à tout. Aux avions de chasse, les mêmes qu'il trouvait beau lorsqu'il était "gamin" mais qui pourraient cette fois "faire demi-tour pour te faire sauter le perron". "Quand les missiles passent au-dessus de ta tête les premiers soirs, se souvient le trentenaire, tu ne comprends pas, tu te dis que ce n'est pas possible. Autour de toi, tout le monde ronfle alors qu'on est la pire des cibles. Et puis, une semaine après, quand des nouveaux gars arrivent, ce sont eux qui ne dorment pas et c'est toi qui ronfle."
"Dans le Donbass, les chats et les poules ne bougent pas d'un centimètre alors que ça tombe à 100 mètres."
Nicolas, un Français parti combattre en Ukraineà franceinfo
S'habituer à tout ? Enfin presque. Il continue de se sentir mal à la vue des blessures causées par les obus. "On parle beaucoup des morts, mais les blessés... Ce sont des bras, des jambes en moins. Les roquettes ne tuent pas forcément, mais elles déchiquettent les corps, déplore-t-il en se passant les mains sur le torse. L'amputation est souvent la seule solution."
Et puis, comment s'habituer à la mort qui rôde ? L'air sombre, il évoque ces pères de famille ukrainiens rencontrés au creux des tranchées. "Ils vous montrent en visio à leurs enfants, et deux jours après, tu apprends qu'ils ont été tués. C'est abominable, lâche-t-il. Tu as envie de chialer." La dernière fois qu'il a eu vraiment peur ? "Quand on a pris le ciel sur la tête. Au-dessus de nous, il y avait 37 roquettes entreposées. Si on avait été touchés, l'abri aurait volé en éclats. Si tu fais n'importe quoi, c'est fini."
"On n'est pas au courant de tout"
Pas de place pour les inconscients sur le front. "Filtrer les barjos et les fachos", c'est justement le job de Franck-Olivier, professeur d'histoire-géo à Paris. Début mars, malgré son absence totale d'expérience militaire, il décide de partir en Ukraine. A l'arrivée, on le charge de former des civils à Kiev, "au cas où les Russes reviendraient". Il lit les CV, mène des entretiens et donne un avis "favorable" ou non. Ce sont essentiellement des Américains, des Australiens, des Canadiens, des Sud-Africains, des Britanniques qui s'assoient à son bureau. Il finira par virer deux jeunes Américains 'anti-Russes à mort" qui avaient "un goût prononcé pour les armes". Pas question non plus de perdre du temps avec un compatriote qui "avait eu des problèmes avec les services français à son retour de Syrie".
Franck-Olivier en profite pour évaluer le niveau d'anglais de chacun. Bien parler la langue de Shakespeare est indispensable. Enfin, officiellement : Nicolas, plutôt à l'aise, est déjà tombé sur une unité où "ça ne parlait qu'ukrainien". Pas le choix, "tu sors ton téléphone, tu mets Google Traduction et tu tapes 'arme', tu tapes 'nourriture', et tu te débrouilles avec ça..." Mais la barrière de la langue n'a pas que des inconvénients : "C'est quelque chose qui nous préserve, on n'est pas toujours au courant des blessés et des morts", fait remarquer le volontaire originaire de Besançon.
"En réalité, quand c'est la merde, quand ça pue vraiment la mort ou la défaite, tu le vois vite à leur tête. Le jour où on a perdu plusieurs hommes, j'ai vite compris qu'un truc n'allait pas."
Nicolas, un Français parti combattre en Ukraineà franceinfo
Certaines mauvaises nouvelles circulent en effet plus facilement que d'autres. Comme la mort du journaliste français Frédéric Leclerc-Imhoff, le 30 mai, suivie du décès d'un combattant français trois jours plus tard. Plus récemment, l'intention des républiques séparatistes prorusses de condamner à mort les combattants étrangers s'est propagée à toute vitesse chez les volontaires internationaux, forçant la Légion internationale ukrainienne à réagir. "Exécuter des prisonniers de guerre est un crime de guerre", rappelle-t-elle ainsi dans un communiqué (en anglais).
A côté de ça, les rumeurs vont bon train. S'il meurt au combat, un Français a entendu dire que sa famille devrait donner "entre 25 000 et 40 000 euros" aux Russes pour récupérer sa dépouille. "Même prix" pour les Américains. En revanche, "dans le Donbass, c'est plus cher car ce sont les séparatistes qui sont aux manettes", poursuit ce volontaire qui préfère rester anonyme. Mais il arrive tout de même à en plaisanter : "Ma famille récolte les sous pour mon corps, mais si je rentre vivant, ils me les donnent pour aller à Ibiza."
"Mes parents me croyaient mort"
Rire pour oublier. Comme Franck avec sa barbe touffue, par exemple. L'ancien para passé par le Niger en profite : en Ukraine, "le rasage n'est plus obligatoire". Mais que dire et ne pas dire aux proches restés en France ? Ernesto appelle son fils de 3 ans sur WhatsApp. Franck-Olivier a juré à sa fille qu'il partait "faire de l'humanitaire". Nicolas aura mis trois mois avant d'écrire à son meilleur ami. "Je n'y arrivais pas", souffle-t-il.
Aujourd'hui, il ne communique plus qu'avec sa grande sœur, parce que "c'était trop dur pour les autres". "Avoir du contact avec l'extérieur, c'est à la fois bien et pas bien. Là on est en juin, ça m'arrive de rêver d'un mojito sur la plage à La Grande-Motte. Penser à la famille, c'est s'affaiblir." Et puis pour leur raconter quoi ? Qu'il lui est arrivé d'être "tout content d'avoir trouvé un paquet de nouilles déshydratées", d'avoir allumé un feu "pour faire bouillir de l'eau de pluie", "que ton matelas gonflable est toujours vivant" ?
"Que répondre à quelqu'un qui vous demande si vous avez blessé ou tué des ennemis ?"
Un combattant français en Ukraineà franceinfo
Pendant cinq jours, les parents d'Ernesto ont vécu "un enfer" : "Ils me croyaient mort. Tout ça parce que quelqu'un a commenté une de mes photos sur Instagram en disant que j'avais été capturé et tué, raconte, encore très affecté, le tireur d'élite passé par l'Afghanistan et le Mali. J'étais injoignable à ce moment-là."
Un de ses camarades finira par joindre ses proches pour démentir l'information et les rassurer. Il n'empêche : Ernesto apprendra après coup que son père avait pris contact avec le gouvernement français pour le rapatriement du corps de son enfant. "J'ai fini par lire tous les messages que mes proches s'étaient envoyés. C'est insoutenable. Ils étaient déjà contre que j'aille en Ukraine. Alors après ça..."
"Abandonner les Ukrainiens serait lâche"
"Après ça", la vie ne sera plus la même. Ce conflit à deux heures d'avion de Paris est en train de les transformer. A la mi-juin, Ernesto est rentré quelques jours chez lui à Saint-Tropez. "Pour me changer les idées, je suis allé au Grand Prix de Monaco faire la fête avec des potes. La vérité, c'est que je n'y arrive pas, je ne suis pas dedans."
J'avais du mal à boire des verres alors que les Ukrainiens se font bombarder. Mon corps était là, pas ma tête."
Ernesto, un Français parti combattre en Ukraineà franceinfo
Aujourd'hui, quand Nicolas entend des trains s'entrechoquer à la gare, "mon premier réflexe, c'est de savoir où est mon arme, mon gilet et mon casque". Mais tous les volontaires français interrogés ne s'accrochent pas à la guerre. Fred, un ancien de l'Armée de terre chargé du déploiement des combattants tricolores en Ukraine, compte à son actif plusieurs allers-retours entre le sud de la France où il réside et l'Ukraine. "En tout, j'ai fait trois séjours, à chaque fois entre une semaine et quinze jours", calcule-t-il, bien obligé de faire tourner son entreprise de vitrage automobile.
Franck-Olivier, lui, a regagné la France fin mai. "On me disait de rentrer, que tout le monde était à bout", confie l'enseignant. Entre les lignes, il comprend que sa fille de 6 ans "était au maximum de ce qu'elle pouvait supporter". Et puis, c'est aussi une manière de se protéger.
"J'avais fait le tour des missions que l'on pouvait me confier. On n'est pas des commandos non plus."
Franck-Olivier, un Français parti en Ukraineà franceinfo
Depuis son appartement parisien, il lui arrive fréquemment de se faire du souci pour certains de ses camarades restés au combat. Il pense à quelqu'un en particulier, un soldat aguerri : "J'ai peur qu'il s'isole et qu'il disparaisse dans le conflit ukrainien."
Pour le moment, ni Nicolas, ni Franck ne pensent encore au retour en France. Le premier s'est fixé "la fin de la guerre" comme horizon. "Abandonner les Ukrainiens, ce serait être lâche", tranche-t-il avant de citer Albert Einstein : "Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire." Dans son dernier message envoyé sur l'application Signal, il nous prévenait : "Je suis occupé pour le moment." Un autre Français doit rejoindre prochainement son bataillon.
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