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Ukraine : pourquoi la guerre n'est pas près de s'arrêter

Entre les menaces diplomatiques, le bras-de-fer autour du gaz et les affrontements sur le terrain, le face-à-face entre Moscou et Kiev s'installe dans la durée. L'analyse d'Alban Mikoczy, correspondant de France Télévisions à Moscou.

Article rédigé par Martin Gouesse - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Le président ukrainien Petro Porochenko lors d'un discours à Kiev (Ukraine), sur une photo non datée fournie par la présidence le 18 juin 2014. (MYKOLA LAZARENKO / PRESIDENTIAL PRESS SERVICE / AFP)

Les combats continuent dans l'est de l'Ukraine. La Russie a déployé ces derniers jours des milliers de soldats supplémentaires à la frontière orientale du pays, a annoncé jeudi 19 juin le secrétaire général de l'Otan, Anders Fogh Rasmussen. L'Ukraine, elle, a annoncé mercredi qu'elle allait ordonner un cessez-le-feu unilatéral à ses troupes dans la région. Des militaires estiment que l'ampleur des affrontements atteint des records. Francetv info a interrogé Alban Mikoczy, correpondant de France Télévisions à Moscou.

Francetv info : Lundi, la Russie a coupé le gaz à l'Ukraine après l'échec de négociations sur le prix de ce produit. C'est une nouvelle étape dans la dégradation des relations entre les deux pays ? 

Alban Mikoczy : Ces querelles sur les livraisons de gaz et les tarifs sont régulières entre la Russie et l'Ukraine. Déjà, en janvier 2006, puis en 2008-2009, les deux pays se sont spectaculairement opposés sur cette question.  

Il y a une grande part de bluff dans cette négociation. La vérité, c'est que la Russie et l'Ukraine sont étroitement liées dans cette affaire. Et de toute façon, l'Ukraine possède six mois de réserve dans ses centres de stockage.

Tout cela est très théorique car du gaz transite toujours par l'Ukraine, officiellement à destination de l'Europe. Mais ce même gaz peut très bien revenir en Ukraine si les Européens "retournent le sens de la distribution" et vendent une partie de leurs surplus.

L'Ukraine a quand même besoin du gaz russe…

Oui, même si elle cherche à réduire sa dépendance, avec le projet de "stratégie commune" qui unirait, à partir du 1er juillet 2014, l'Europe et l'Ukraine. Ce projet a fait l'objet d'une réunion quasi-secrète à Budapest (Hongrie) le 16 juin. De gros opérateurs occidentaux comme GDF pourraient livrer du gaz par flux inversés, le long des mêmes gazoducs, mais dans le sens inverse de ce qui se faisait traditionnellement. Un important site de stockage se trouve par exemple tout près d'Uzhgorod (Ukraine), à 50 kilomètres de la frontière entre l'Ukraine, la Hongrie et la Slovaquie. 

Cependant, n'exagérons pas l'importance de ces flux. Il s'agit de surplus, de quantités mineures qui servent surtout à faire enrager Vladimir Poutine mais ne suffiront pas à chauffer l'Ukraine tout l'hiver.

L'hypothèse la plus probable est donc celle d'un accord complexe mais obligatoire entre la Russie et l'Ukraine. Précisions au passage que la France figure parmi les nations les moins exposées au risque gazier russe, puisque les trois quarts de nos approvisionnements viennent d'ailleurs et que cette proportion peut rapidement augmenter.

Pourquoi cette question revient-elle si régulièrement ?

Parce que c'est une véritable arme politique ! Pour soutenir désespérément son obligé, le président Ianoukovitch, la Russie avait décidé en décembre 2013 d'accorder à l'Ukraine une ristourne considérable sur le prix du gaz, à 268 dollars les 1 000 m3. Avec la fuite du président ukrainien et l'installation d'un régime très anti-russe à Kiev, la société Gazprom, véritable bras armé du Kremlin, a décidé de revoir son prix fortement à la hausse : 485 dollars, soit pratiquement 100% d'augmentation. Plus cher même que celui que payent les Européens, acheminement compris… Un tarif politique inacceptable, selon les Ukrainiens.

La position de l'Ukraine est stratégique puisque Kiev est à la fois client et intermédiaire pour le gaz russe. Il y a dix ans, 80% des exportations de gaz russe vers l'Europe passaient par l'Ukraine. Une proportion en baisse aujourd'hui avec l'ouverture du gazoduc Nord Stream (qui relie la Russie à l'Allemagne via la mer Baltique), mais qui reste importante.

Où en est-on dans l'est de l'Ukraine ?

On en parle moins, mais les affrontements n'ont pas arrêté, malgré le cessez-le-feu unilatéral annoncé le 18 juin par le nouveau président ukrainien Petro Porochenko. Dans la région industrielle du Donbass, les régions de Louhansk, Sloviansk et Donetsk sont toujours sous le contrôle de milices prorusses, particulièrement mobilisées et bien équipées. Il est faux de dire que l'armée russe est présente en Ukraine - sauf en Crimée - mais le matériel de guerre et, surtout, les financements sont en partie russes. La frontière est une passoire, la vigilance des gardes russes ne s'exerce qu'envers les journalistes européens.

Les Russes eux-mêmes vous racontent, goguenards, comment ils se sont livrés à divers trafics depuis plusieurs semaines et comment tout cela est bien loin de s'arrêter.

L'armée ukrainienne se livre à des bombardements violents, souvent aveugles, faute aussi de renseignements de qualité. Ces bombardements contribuent à monter encore plus la population de la région contre les autorités de Kiev. Quant aux modérés, aux responsables du tissu économique classique, ils se cachent ou se sont enfuis.

Cette situation peut-elle durer ?

La dégradation de la situation semblait obéir à une logique implacable depuis novembre, et plus encore depuis le rattachement de la Crimée à la Russie le 18 mars. Je ne crois pas à un retour à la normale. Ni à court terme, ni même dans un délai de plusieurs mois. Les haines, le choc des plus de 350 morts depuis le début du conflit, les cris de vengeance… tout porte à la radicalisation. Et, surtout, beaucoup ont intérêt à ce que la guerre civile se poursuive.

Sur un barrage, j'ai par exemple rencontré Sergueï, un milicien prorusse très déterminé. Sa famille est d'origine russe, ce qui est très courant dans le Donbass, où Staline puis les autres dirigeants de l'Union soviétique ont déporté diverses populations. Surtout, Sergueï n'a rien à perdre. Sa vie d'avant, sous le régime ukrainien, c'était le chômage, des boulots au noir, 250 euros par mois et l'incapacité de se trouver une place dans la société en modernisation de Donetsk. 

Aujourd'hui, on lui a donné une kalachnikov, des munitions et il reçoit même 200 euros par jour de la "république de Donetsk". Il a l'impression d'être acteur d'une grande cause : la libération de sa ville face aux milices "fascistes de Kiev". Il m'a même dit que son prestige auprès de ses amis avait augmenté et que les filles le regardaient avec admiration. Pourquoi Sergueï rendrait-il les armes ? Qui le convaincra de le faire ? 

Pas Petro Porochenko, président d'une administration qu'il méprise ; pas non plus Vladimir Poutine, qui n'est pas son président. Sergueï rêve d'un Donbass indépendant mais adossé à la Russie... Dites-lui que ce scénario est connu, que l'Abkhazie, l'Ossétie du Sud, la Transnistrie ont sombré dans le sous-développement et l'économie mafieuse avec ce schéma. Il vous répondra que vous n'êtes qu'un Occidental forcément perverti par l'Amérique et que vous ne comprenez rien au destin des peuples slaves. 

Le Donbass va dans le mur, mais il y va fièrement ; c'est probablement cela le plus triste.

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