Elections européennes 2024 : contrôler les migrants hors des frontières de l'UE, une idée controversée qui séduit de plus en plus

Article rédigé par Valentine Pasquesoone
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Des exilés subsahariens à Sfax (Tunisie), le 17 mai 2024. (YASSINE GAIDI / ANADOLU / AFP)
Plus de la moitié des Vingt-Sept appellent à s'appuyer sur des pays tiers partenaires, à la fois pour gérer les demandes d'asile et réduire les arrivées en Europe.

Les travaux ont débuté au printemps. A Gjadër, village albanais proche des montagnes, des pelleteuses sont apparues sur le site d'une ancienne base militaire. A une vingtaine de kilomètres, des préfabriqués sont arrivés dans le port de Shëngjin sur la côte adriatique. C'est ici, dans le nord de l'Albanie, qu'une première européenne se joue : le traitement de demandes d'asile par un Etat-membre, l'Italie, mais sur le territoire d'un pays extérieur à l'Union européenne. Bientôt, des migrants secourus en mer arriveront d'abord à Shëngjin, avant d'être retenus à Gjadër, le temps de leurs demandes. L'initiative en est à ses prémices, mais elle "vient confirmer une tendance européenne inquiétante", s'alarme le Conseil de l'Europe : une propension à "l'externalisation des responsabilités en matière d'asile", qui gagne du terrain à l'approche des élections européennes, organisée du 6 au 9 juin dans les 27 pays de l'UE.

Une quinzaine de pays à l'initiative

En Albanie, les nouveaux centres gérés par l'Italie pourraient accueillir jusqu'à 36 000 personnes par an. "J'ai beaucoup de mal à concevoir que les droits fondamentaux des ressortissants de pays tiers soient respectés dans ce cadre", relève Marie-Laure Basilien-Gainche, professeure de droit à l'université Jean-Moulin Lyon 3, spécialiste du droit des migrations et de l'UE. Selon elle, de nombreuses questions restent en suspens : "J'ai des doutes sur la conduite des procédures d'examen des demandes d'asile. Les associations italiennes pourront-elles vraiment être à la disposition des migrants sur place, pour les aider sur le plan juridique ?" 

Des travaux en cours au port de Shëngjin (Albanie) pour la construction d'un centre italien de réception de migrants secourus en mer, le 2 mai 2024. (ADNAN BECI / AFP)

Cette universitaire s'inquiète du droit au recours de ces exilés. "On ne peut pas détenir un ressortissant de pays tiers pour la seule raison qu'il veut déposer une demande d'asile. Or, ce sera automatique, ce qui est en claire violation du droit de l'Union européenne." Et seront-ils détenus dans des conditions dignes ? "Les risques de traitements inhumains et dégradants ne peuvent être ignorés."

Pourtant, pas moins de 15 Etats-membres ont adressé, le 15 mai, une lettre à la Commission européenne, portant sur "de nouvelles solutions" face aux migrations. Le protocole entre l'Albanie et l'Italie y est cité comme une piste à explorer. L'idée est posée sur la table : dans ces pays tiers, "des solutions durables pourraient être trouvées pour ces migrants".

"Il est important que les Etats-membres aient la possibilité de transférer des demandeurs d’asile, pour qui un pays tiers sûr est disponible, vers ces Etats."

Des ministères de 15 Etats-membres de l’UE

dans une lettre à la Commission européenne

Deux Etats, l'Autriche et le Danemark, soutiennent même la loi britannique qui prévoit l'expulsion vers le Rwanda de demandeurs d'asile arrivés de manière irrégulière outre-Manche. L'externalisation a fait son chemin jusqu'au manifeste du Parti populaire européen (PPE), premier groupe politique au Parlement européen. Même le chancelier allemand Olaf Scholz, social-démocrate, a accepté de "vérifier l'idée" et sa légalité, après des demandes de Länder et de son partenaire de coalition libéral-démocrate, rapporte Euractiv.

Pour Camille Le Coz, directrice associée du Migration Policy Institute Europe, ce discours "a vraiment gagné du terrain" en Europe. L'idée n'est pas nouvelle, "mais le sujet avait été plutôt évacué" dans le passé, "pour des considérations légales et par manque de partenaires". "Là, clairement, ces idées sont réactivées. La Commission européenne va devoir répondre à ces attentes des Etats-membres." 

Une idée qui fait son chemin

Plusieurs facteurs ont rendu l'idée moins taboue. Elle s'inscrit dans un contexte d'augmentation des demandes de protection en Europe : l'an dernier, 1,14 million d'exilés ont déposé une demande d'asile, soit 18% de plus qu'en 2022. Les arrivées irrégulières, de l'ordre de 280 000 en 2023, sont toutefois bien loin du pic de 2015. Parler d'externalisation "est notamment une réaction à la poussée de l'extrême droite" en Europe, poursuit Camille Le Coz. "Il y a une polarisation du débat public sur les migrations avec cette montée de l'extrême droite. Cela rend difficile un débat nuancé." 

"Les décisions prennent du temps, des systèmes d’accueil sont en difficulté, des retours ne sont souvent pas exécutés... Politiquement, il y a une recherche de solutions magiques, qui ont l’air faciles et plus rapides."

Camille Le Coz, spécialiste des questions de migrations

à franceinfo

La chercheuse note "la force de la rhétorique" sur l'externalisation, mais qu'en est-il de son application ? "L'acceptation du principe de l'extraterritorialité est assez exceptionnelle. C'est un morceau assez difficile à avaler pour les pays tiers", souligne Jean-Louis De Brouwer, directeur du programme affaires européennes à l'Institut Egmont. Edi Rama, Premier ministre albanais, affirme ainsi avoir été approché par d'autres gouvernements séduits par l'expérience italienne. "J'ai dit non", assure le dirigeant au Financial Times

A cela s'ajoute le coût de telles mesures : pour Rome, il doit s'élever à 653 millions d'euros en cinq ans, selon un centre de recherche italien cité par le site InfoMigrants.net. "C'est une formule coûteuse et aléatoire, à l'impact limité", appuie Jean-Louis De Brouwer, anciennement en charge des questions migratoires et d'asile à la Commission européenne.

Une dégradation de l'accueil

A travers l'Europe, un autre recours aux pays tiers progresse. Dans leur lettre à la Commission, Copenhague, Rome ou Varsovie "encouragent" la signature de partenariats avec des Etats "situés le long des routes migratoires", notamment pour mieux gérer les arrivées irrégulières. Bruxelles accélère déjà sur ce point. En moins d'un an, l'UE a signé un "partenariat stratégique" avec la Tunisie et conclu des accords avec la Mauritanie, l'Egypte et le Liban. Auprès de Tunis, elle s'engage à fournir une aide de 105 millions d'euros, qui servira à améliorer les équipements des gardes-côtes, la "protection des migrants" et les retours d'exilés.

Le Premier ministre néerlandais Mark Rutte, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, la présidente du Conseil italienne Giorgia Meloni et le président tunisien Kais Saied, le 16 juillet 2023, à Tunis (Tunisie). (ANP MAG / AFP)

L'UE développe ces liens depuis des années, mais cette accélération "est évidente", confirme Jean-Louis de Brouwer. A la Commission, le spécialiste dit avoir travaillé sur l'accord entre Ankara et Bruxelles, conclu en 2016"Clairement, l'objet était que des migrants syriens restent en Turquie", convient-il. "Mais c'était un accord ciblé, cogéré avec les Turcs, pour renforcer leurs capacités d'accueil." Son regard sur les derniers partenariats est bien plus critique. Le soutien apporté à Tunis "ne se traduit absolument pas par une amélioration des conditions des migrants" : "On n'est pas loin de l'enfer libyen."

"La dynamique d'externalisation implique une érosion du droit d'asile, une négation du principe de la protection. Or, ce droit de demander une protection est fondamental et absolu."

Marie-Laure Basilien-Gainche, professeure de droit

à franceinfo

L'enfer, David Yambio raconte l'avoir vécu au fil de ses détentions en Libye. "Nous avons été exploités, torturés. Nous n'avions pas d'accès à l'eau potable", affirme ce Sud-Soudanais, désormais réfugié en Italie, à franceinfo. Avec le collectif Refugees in Libya, il tente d'aider ceux restés sur l'autre rive de la Méditerranée. "J'ai vu des gens tués, des femmes violées. Ce qui se passe est une conséquence de la coopération entre l'Italie, l'UE et la Libye", accuse-t-il.

Une responsabilité en question

Une mission d'enquête a récemment rappelé que Bruxelles et des Etats-membres avaient fourni "un soutien technique, logistique et financier" à des entités libyennes, "notamment pour l'interception et le renvoi de migrants en Libye". Or, des sommes européennes "considérables" ont été détournées vers l'exploitation d'exilés, selon les informations de l'agence Associated Press.

Ces violations sont loin de s'arrêter aux frontières libyennes. Au Maroc, en Mauritanie et en Tunisie, des migrants sont interpellés et déportés vers des zones désertiques proches des Etat voisins. Et ce, avec l'appui financier de Bruxelles, a révélé une enquête de plusieurs médias internationaux publiée par Le Monde. En Tunisie, des équipements financés par des Etats-membres ont ainsi servi lors d'expulsions vers les frontières. "Parfois, la situation est difficile dans nos pays partenaires", a reconnu Ana Pisonero, une porte-parole de la Commission européenne.

"C'est aussi de la responsabilité des Européens. On parle de milliers de personnes et de centaines de morts", affirme Franck Yotedje, directeur de l'association d'aide aux migrants Afrique Intelligence, basée à Sfax (Tunisie). L'activiste témoigne des refoulements d'exilés interceptés en mer, comme ce groupe de plus de 100 migrants expulsés à la frontière avec l'Algérie. "Les déportations de personnes interpellées à Sfax sont devenues monnaie courante, assure l'associatif. J'ai entendu tellement d'histoires." Pour Franck Yotedje, Bruxelles n'est pas suffisamment "montée au créneau" malgré les alertes. "Dénoncer le traitement des migrants, c'est dénoncer l'accord avec l'UE. Le focus est de limiter les flux migratoires, mais à quel prix ?" 

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