"Ils ne veulent que notre argent" : qui sont les passeurs qui organisent les traversées de migrants dans la Manche, où les naufrages mortels se succèdent ?

Article rédigé par Eloïse Bartoli
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
A l'échelle mondiale, le business des passeurs rapporte entre 4,7 et 6 milliards d'euros de chiffre d'affaires annuel, selon les données d'Europol, agence européenne de police criminelle, datant de 2015. (HELOISE KROB / FRANCEINFO)
Alors que le nombre d'exilés victimes de naufrages entre la France et l'Angleterre ne cesse d'augmenter, franceinfo s'est intéressé aux réseaux de passeurs, incriminés par les autorités à chaque nouveau drame.

"Lorsqu'il a une grosse montre, le dernier portable à la mode, un ton autoritaire et qu'il souhaite réserver pour le soir même, je me méfie", souffle le réceptionniste d'un bel hôtel de Calais (Pas-de-Calais). La conversation se fait à voix basse. Un client installé au bar de l'hôtel pourrait entendre cette description sommaire du passeur, véritable épouvantail local. L'élégant établissement trois étoiles est aux antipodes des conditions de vie précaires des exilés dans l'agglomération calaisienne, installés dans des campements en attendant le signal pour tenter leur chance. Pas de nécessité, pour les passeurs, d'être à l'économie sur la qualité de leur sommeil : organiser la traversée de la Manche est une opération lucrative.

Le prix varie en fonction de la communauté d'appartenance du migrant qui souhaite rejoindre le Royaume-Uni. "Pour la communauté kurde, les tarifs tournent autour de 2 000 euros, contre 3 000 à 4 000 euros pour la communauté syrienne. Pour les personnes soudanaises, les prix sont inférieurs", déroule Nikolaï Posner, porte-parole de l'association Utopia 56. "Vous avez des communautés qui n'ont pas les moyens de payer le passage, alors les passeurs baissent les tarifs pour eux, de manière à être certains qu'ils traversent", explique-t-il.

Plus la traversée est chère, plus les migrants sont encadrés, poursuit ce membre de l'ONG qui vient en aide aux exilés : "La communauté vietnamienne dépense entre 10 000 et 20 000 euros et sera accompagnée dans la traversée." A l'échelle mondiale, le business des passeurs rapporte entre 4,7 et 6 milliards d'euros de chiffre d'affaires annuel, selon les données d'Europol, agence européenne de police criminelle, datant de 2015.

"Ils se moquent de savoir si les gens meurent"

"Ils ne s'intéressent pas à notre sort, ils ne veulent que notre argent", dénonce Lucky*, rencontré sur un quai de Calais mi-septembre. Ce Syrien de 28 ans a tenté de rejoindre le Royaume-Uni sur un bateau de fortune à cinq reprises en quinze jours. "Les passeurs nous mettent à 70 dans un bateau conçu pour 30 personnes, ils se moquent de savoir si les gens meurent", décrit le jeune homme, en colère. "A chaque fois, cela représente des milliers d'euros", souligne-t-il, affirmant : "Les passeurs ne cherchent pas à nous aider." Sa dernière tentative s'est soldée par le naufrage de l'embarcation, sans faire de victime.

"Pour quelques milliers d'euros, ils sont prêts à sacrifier la vie de ces pauvres migrants", a lui aussi dénoncé Olivier Barbarin, le maire du Portel (Pas-de-Calais), au lendemain du naufrage le plus meurtrier de l'année dans la Manche, qui a fait 12 victimes. Des propos dans la continuité du discours tenu par les autorités à chaque nouveau drame en mer.

Des passeurs kurdes, irakiens, afghans ou syriens

"Parmi les personnes que l'on nomme passeurs, on retrouve des profils très différents. Il y a un spectre de personnalités", tient à nuancer Nikolaï Posner. Le terme de passeur, en lui-même, est imprécis. "Dans le droit international, nous parlons davantage de trafiquants d'êtres humains", insiste Thibaut Fleury Graff, spécialiste des migrations à l'université Paris-Panthéon-Assas. Le trafic de migrants est défini dans un protocole : il s'agit de faciliter l'entrée illégale d'une personne dans un Etat, en échange d'un avantage financier ou autre avantage matériel.

Kamel Abbas, avocat au barreau de Lille, défend depuis des années ces trafiquants de migrants. Sur le banc des accusés, ce sont principalement des Kurdes, des Irakiens, des Afghans et, plus à la marge, des Syriens qu'il retrouve dans les tribunaux du Pas-de-Calais. "Il s'agit essentiellement de petites mains ou de lieutenants qui finissent devant la justice française", assure l'avocat, qui a traité des dizaines de dossiers de passeurs. Pour eux, les peines prononcées se veulent exemplaires et dissuasives : elles vont de deux ans à huit ans de prison, en fonction du degré d'implication dans le réseau, rapporte-t-il.

Une violence omniprésente

Les "petites mains" du réseau sont les escortes qui s'occupent du transport de personnes ou d'objets, celles qui stockent le matériel nautique – souvent venu d'Allemagne – ou encore celles qui font monter les personnes dans l'embarcation avant de la mettre à l'eau. Nombre de ces "petites mains" affirment être elles-mêmes candidates à la traversée, le manque d'argent les contraignant à entrer dans le réseau pour la financer. "Nous n'avons jamais assez d'éléments pour le plaider et tout le monde le dit, c'est un peu leur système de défense généralisé", reconnaît l'avocat.

Dans les campements calaisiens, répartis sur plusieurs zones depuis le démantèlement de la "jungle", la présence de rabatteurs est également connue. Eux se chargent de convaincre les migrants de partir avec eux, puis forment des groupes d'une soixantaine de personnes par traversée. Au risque d'entrer parfois en conflit avec des filières de passeurs concurrentes, évoluant dans les mêmes secteurs. "On trouve dans ces dossiers des tentatives de meurtre, car les organisations se tirent dessus", a constaté Kamel Abbas dans différentes affaires. "Parfois, la violence est aussi dirigée contre les futurs migrants pour les contraindre à payer ou éviter que les personnes ne deviennent trop exigeantes sur les conditions de traversée." Contacté par franceinfo, l'Office de lutte contre le trafic illicite de migrants (Oltim), rattaché au ministère de l'Intérieur, n'a pas donné suite.

"Les campements sont des zones de non-droit, il y a des armes à feu, de la violence et une police qui ne fait rien, à part déloger les exilés."

Nikolaï Posner, porte-parole de l'association Utopia 56

à franceinfo

"Les lieutenants sont ceux que l'on retrouve sur place, qui apportent le matériel nautique, qui récupèrent les sommes d'argent", poursuit l'avocat. Un rôle d'autant plus important que les migrants ont régulièrement recours à la solidarité de leurs proches grâce à l'"hawala", un système de paiement informel permettant le transfert de fonds d'un pays à l'autre.

"Ils tiennent une véritable comptabilité"

Les passeurs disposent d'une liste avec les noms de personnes migrantes, la copie de leur passeport, et le versement, ou non, des sommes demandées. "Ils tiennent une véritable comptabilité et envoient régulièrement des photos de ce document pour informer le chef de l'organisation de l'avancement" des opérations, détaille l'avocat, devenu, par la force des choses, spécialiste du sujet.

"Ce sont des organisations criminelles qui n'accordent aucune valeur à la vie et à la dignité humaine."

Kamel Abbas, avocat au barreau de Lille

à franceinfo

Fin février, Europol a annoncé avoir démantelé un des réseaux de passeurs les "plus importants", organisant des traversées de la Manche. L'enquête a révélé que le réseau pouvait organiser "jusqu'à huit départs par nuit", le prix des places sur le navire de fortune oscillant entre "1 000 et 3 000 euros". Lors de cette opération, 19 personnes ont été interpellées en Allemagne.

Mais les chefs de réseau, les "gros bonnets", eux, sont les grands absents des tribunaux français. "Ils sont soit dans leur pays d'origine, soit en Angleterre", avance Kamel Abbas. Plus pour longtemps, a promis la ministre de l'Intérieur britannique. Au lendemain du naufrage ayant entraîné la mort de 12 personnes, début septembre, Yvette Cooper a promis de lutter contre les "gangs de passeurs" jusqu'à ce qu'ils soient démantelés. Une réponse insuffisante pour les associations, qui voient dans le développement d'une voie migratoire régulière et sûre la seule manière de mettre fin à ces réseaux mortifères.

*Le prénom a été modifié

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