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Poutine récupère le drapeau de la Manif pour tous et promeut la «vraie famille»
Le 8 juillet 2015, la Russie fêtait «la famille, l'amour et la fidélité». L'occasion de faire flotter un nouveau drapeau en l'honneur de la «vraie famille» russe. Avec sa guirlande de silhouettes blanches sur fond bleu – un homme, une femme, trois enfants au lieu de deux –, il ressemble étonnamment à celui de la «Manif pour tous» française. Les réseaux sociaux se sont copieusement moqués.
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Ce drapeau vu le 8 juillet 2015 dans les rues de Moscou, entre autres (et jusqu'en Crimée), a été lancé par le parti de Vladimir Poutine, Russie unie, pour la Journée annuelle de la famille, de l'amour et de la fidélité. Il s'agissait, avec cette fête au goût de manifestation contre la «propagande LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transsexuels)», de contrer le drapeau arc-en-ciel, largement diffusé sur les réseaux sociaux russes, au moment où les Etats-Unis viennent de légaliser le mariage homosexuel.
Réponse à l'arc-en-ciel LGBT et à la «fièvre gay»
Interrogé au cours du rassemblement (voir la vidéo sur le site Francetv info), Andreï Lissovenko, l'un des responsables de Russie unie à Moscou, assure vouloir mettre en avant «la famille russe standard» et dire «à la société et au monde entier que ce sont nos valeurs». Dans le quotidien Izvestia (lien en russe), cité par RT (en anglais), il va plus loin : «C'est notre réponse au mariage homosexuel, à la parodie du concept même de famille. Nous devons prévenir la fièvre gay dans notre pays et soutenir les valeurs traditionnelles.» Selon Russia Today, le député a même écrit en juin à la Douma, le parlement russe, pour demander l'interdiction de l'utilisation du drapeau arc-en-ciel en Russie, y compris sur internet et les réseaux sociaux.
Le «graphiste» auquel a fait appel Russie unie s'est contenté de rajouter un enfant (au milieu, entre le père et la mère), au logo de la Manif pour tous, ce mouvement né en janvier 2013 en opposition au mariage pour tous, en France. Et pour le fond, plusieurs couleurs possibles – celles du drapeau russe, blanc, rouge, bleu, mais aussi vert... Aux yeux du parti Russie unie, un papa, une maman, deux garçons, une fille, voilà ce qui est «naturel» et a même donné lieu à un néologisme : les «natouraly», traduisez (à peu près) «hétérosexuels».
La «Manif pour tous» se désolidarise
Bien que Russie unie prétende avoir obtenu l'autorisation du collectif français, la «Manif pour tous» s'est «désolidarisée de cette action». «Nous avons découvert cela dans la presse, je suis stupéfaite. Notre logo a été utilisé de manière abusive, nous n’avons pas donné notre accord», a réagi sa présidente. Interrogée par Francetv info, Ludovine de La Rochère a expliqué que «pour avoir le droit de reprendre (leur) logo, il faut signer une charte qui demande notamment d'être non partisan, aconfessionnel, et de condamner l'homophobie», et fait part de son intention de contacter les responsables de Russie unie pour leur demander de réfléchir à un autre logo – voire d'intenter une action en justice.
Les réseaux sociaux se moquent
Certains ont repéré le plagiat et se demandent combien a touché le «créatif» de Russie unie… D'autres donnent libre cours à des visions… alternatives ou cruellement réalistes. Certains sont beaucoup plus politiques, mêlant les présidents russe ou tchètchène à leur tableau de famille (en bas) ; d'autres encore créent un hashtag dérivé, #НастоящаяМусульманскаяСемья (une vraie famille musulmane).
D'où sort cette Fête de la famille ?
C'est Svetlana Medvedev, la femme de l'actuel Premier ministre, alors président de la Russie, qui – sans doute «inspirée» par son propre couple... – a lancé en 2008 l'idée, bientôt votée par les députés, d'instaurer une «Journée de la famille, de l'amour et de la fidélité». Libération avait aussitôt titré L'épouse de Medvedev, prêtresse de l'amour. La nouvelle fête se voulait une alternative à une Saint-Valentin occidentale et commerciale – de la même façon que le nouveau drapeau s'oppose au rainbow flag LGBT.
Pourquoi le 8 juillet ? La date commémore la mort d'un couple de saints, Piotr et Fevronia de Mourom (une petite ville 300 km à l'est de Moscou) dont Lorraine Millot de Libération raconte ainsi l'histoire : «Les Roméo et Juliette russes (...) sont d'ailleurs de curieux amoureux. Au XIIIe siècle, le prince Piotr, gravement malade, aurait fait appel à la paysanne Fevronia, promettant de l'épouser si elle le guérissait. Une fois sauvé, Piotr mangea sa promesse, et seule une rechute le décida à épouser Fevronia.»
Et dans la vraie vie, qu'en est-il de la famille modèle?
L'instauration de cette Fête de la famille, etc. (en 2008, donc) avait pour objectif avoué d'encourager la vie de famille et de stimuler le taux de natalité en Russie, confrontée à un déclin massif de sa population. De 1992 à 2006, le pays perdait un million d'habitants par an.
Cet article de la Nezavissimaïa Gazeta (en français via Courrier international) dressait en 2010 un tableau apocalyptique de la démographie russe : record mondial des avortements, difficultés pécuniaires des très nombreuses mères célibataires – qui ont souvent tellement honte de leur situation qu'à en croire les formulaires de recensement, il y aurait plus de femmes mariées que d'hommes mariés ! – nombre inquiétant d'enfants errants...
S'y ajoute la situation dramatique des orphelins et des orphelinats, compliquée par une loi de 2012 interdisant l'adoption par des Américains, puis en 2013 par des couples de même sexe ou simplement issus des quatorze pays ayant légalisé le mariage homosexuel.
Face à cette menace démographique, un vaste programme gouvernemental intitulé La politique familiale d’Etat à l’horizon 2025 (détaillé sur le site Slate) a été mis en place par Vladimir Poutine. Largement taxé de conservatisme, il a provoqué un vif débat dans les médias russes. Et pour cause... il prévoit par exemple d'accroître le rôle de l'Eglise orthodoxe dans la politique familiale, et la «famille idéale» abriterait plusieurs générations sous le même toit – une réponse simple au problème du logement ! Il y est question aussi d'instaurer une taxe sur le divorce (qui concernerait une union sur deux, d'après le rapport préalable à ce programme) et de décourager l'avortement – mais sans évoquer la contraception...
Selon un article traduit par le Courrier de Russie, le pays aurait tout récemment retrouvé un accroissement naturel de sa population. Le doublement de l'allocation parentale a sans doute porté ses fruits (augmentation de la natalité de 18% depuis 2006, chute du nombre d'écoliers stoppée), mais selon le même article, il ne s'agirait que du pic d’une «vague démographique» dû à l'augmentation du nombre de femmes (nées entre 1986 et 1988, période où la natalité avait connu une embellie) en âge de procréer.
Une régression qui touche toutes les questions sociétales
En Russie, le modèle de la famille reste patriarcal, l'homosexualité est de plus en plus mal tolérée et le mot «féministe» n'est pas loin de sonner comme une insulte (de quoi expliquer les malheurs des Pussy Riot), détaille l'article Quand les femmes russes lutteront-elles pour leurs droits?
Après les spectaculaires progrès apportés par la révolution bolchévique, dépénalisant les pratiques homosexuelles et proclamant l'égalité des sexes (en théorie du moins), sur lesquels Staline s'est d'ailleurs hâté de revenir, «les quelques rares acquis des femmes hérités de l'époque soviétique qui perdurent sont liés à la maternité et aux enfants. Les femmes russes bénéficient des plus longs congés maternité du monde, plaçant la Russie loin devant l'Europe et les Etats-Unis.»
Un grand nombre de ces femmes élèvent seules leurs enfants : la «vraie famille» russe est donc le plus souvent monoparentale... Quant à l'égalité des statuts et des salaires, elle est plutôt en régression : 40% de celui des hommes en 2011, contre 70% à la fin de la perestroïka, selon le même article. La politique, par exemple, reste un fief masculin, une inégalité pointée par l'historienne Hélène Yvert-Jalu, auteur du livre Femmes et famille dans la Russie d’hier et d’aujourd’hui.
Exemple récent de ces tendances rétrogrades, ce «concours de beauté réservé aux jeunes filles pudiques» repéré par Global Voices : lancé sur VKontakte, le Facebook russe, il oblige les participantes à porter un foulard sur leur photo. Et ce en l'honneur de... la Journée des droits des femmes, le 8 mars !
Quant à la situation des homosexuels russes, elle commence à être connue. L'adoption en 2013 d'une loi visant à la criminaliser sous couvert de protection des mineurs a fait scandale et provoqué de nombreuses agressions contre les gays. La sortie récente d'un film de Jonatan Taïeb, Stand, inspiré par ces attaques, fournit ainsi «l’occasion d’ouvrir les yeux sur ce phénomène de société et plus largement de s’intéresser à l’histoire de la législation sur l’homosexualité dans ce pays» (à lire sur Mediapart).
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