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"Tous les poissons ont crevé en quelques minutes" : une sucrerie française accusée d'avoir provoqué une "catastrophe écologique" majeure en Belgique

Article rédigé par Thomas Baïetto
France Télévisions
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Des poissons morts dans l'Escaut, le 18 avril 2020 à Valenciennes (Nord). (MAXPPP)

Début avril, la rupture d'une digue d'un bassin de rétention appartenant à l'usine Tereos a envoyé 100 000 m3 d'eau de lavage de betteraves dans l'Escaut. Quelques jours plus tard, des dizaines de tonnes de poissons sont morts en Wallonie. Les Belges accusent les Français de ne pas les avoir prévenus à temps.

Ce 9 avril, peu avant minuit, Christina Calciano s'apprête à se coucher quand elle entend de l'eau couler dans le jardin. "Je suis redescendue et il y avait 30 cm d'eau dans la buanderie. C'était très noir, comme du pétrole", raconte à franceinfo cette infirmière de Thun-Saint-Martin (Nord). A 200 mètres de sa maison, la digue d'un bassin de la sucrerie Tereos d'Escaudœuvres, la commune voisine, vient de céder, libérant 100 000 m3 d'eau de lavage de betteraves. La vague a traversé les champs qui séparent le réservoir des maisons, avant de se déverser dans l'Escaut, le fleuve voisin. Chez les Calciano, tout le matériel électroménager et des "papiers importants" sont détruits. "Nous travaillons tous les deux en milieu hospitalier, contextualise la trentenaire. On est beaucoup sollicité avec l'épidémie, le travail est très stressant. Donc avoir ça à gérer, je m'en serais volontiers passé."

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Les pompiers interviennent pour sauver des eaux la dizaine d'habitations touchées. Les responsables du troisième sucrier mondial, qui commercialise la marque Beghin Say, sont rapidement sur les lieux. "Tereos nous a dépannés l'électroménager de première nécessité", reconnaît Christina. Le voisin le plus touché, Amour Lebecq, est relogé temporairement aux frais de l'entreprise. Mais tous les dommages subis par le retraité ne sont pas remboursables : "J'avais un bassin, avec des carpes Koï et des poissons rouges, j'ai tout perdu. Mes Koï avaient une dizaine d'années", explique l'aquaphile à franceinfo. Le lendemain, dans La Voix du Nord, il prend la pose avec un poisson mort.

L'un des sinistrés, Amour Lebecq, le 10 avril 2020 à Thun-Saint-Martin (Nord). (MAXPPP)

Dans le même article, les Voies navigables de France, qui gèrent l'Escaut canalisé à cet endroit, assurent de "l'absence d'impact" sur le cours d'eau. "Le 10 avril, il n'y avait pas de mortalité piscicole à cette période-là, juste de l'écume blanche à la surface", justifie aujourd'hui auprès de franceinfo Isabelle Matykowski, directrice territoriale de VNF Nord. Pourtant, les Koï d'Amour Lebecq ne sont que les premières victimes d'une longue liste.

Des poissons asphyxiés

Dans les jours qui suivent, des cadavres de poissons sont retrouvés en aval, à Bouchain, Paillencourt, Denain ou Valenciennes. Le 15 avril, l'Office français de la biodiversité annonce l'ouverture d'une enquête judiciaire pour "pollution des eaux superficielles" et fait le rapprochement entre les poissons morts et les eaux de betteraves. Si cette pollution n'est pas chimique, elle est redoutable pour les organismes aquatiques : les résidus de légumes sont dégradés par des bactéries, aussi gourmandes en sucre qu'en oxygène. En surabondance, la dégradation de ces matières organiques provoque une consommation excessive d'oxygène dans l'eau et asphyxie tous les organismes vivant à proximité. Cette dégradation des matières organiques produit de surcroît des substances comme l'ammoniac et les nitrites, très toxiques pour les poissons et toute la faune aquatique.

De l'écume blanche à la surface de l'Escaut, le 10 avril 2020 à Iwuy (Nord). (VNF)

Un carnage constaté par Erika Lejoindre, lors d'une promenade familiale le 17 avril sur le bassin rond de Paillencourt. "C'est la première fois qu'on voyait ça, des centaines de poissons morts de toutes tailles, des petits et des grands", témoigne auprès de franceinfo cette professeure des écoles de 32 ans. La veille, Tereos, qui assurait pourtant le 13 avril que des relevés d'oxygène indiquaient une "situation saine et normale sur les eaux de l'Escaut", a envoyé deux équipes ramasser les poissons morts le long du fleuve. En pleine période de confinement et d'épidémie, l'information passe inaperçu. Aucun chiffre sur le nombre de cadavres de poissons ramassés n'est communiqué.

Des poissons morts sur un bras de l'Escaut, le 17 avril 2020 à Paillencourt (Nord). (DR)

La colère de la Belgique

L'affaire prend une autre dimension le 20 avril. Ce matin-là, Fabrice Breyne, agent du Service de pêche de la Wallonie, remonte les bords de l'Escaut jusqu'à la frontière franco-belge. Un pêcheur lui a signalé la veille une mortalité inhabituelle. "Quand je suis arrivé à la darse d'Antoing, j'ai vu des tonnes et des tonnes de poissons agglutinés pour essayer d'avoir de l'oxygène", témoigne-t-il, en décrivant des carpes de 20 kg tellement exténuées qu'elles se laissent "attraper plus facilement qu'une mouche". Selon les relevés wallons, le taux d'oxygène dans l'eau était proche de 0 pendant deux jours et demi alors que 5 mg/L minimum sont nécessaires aux poissons pour survivre.

C'est comme si vous essayiez de respirer et qu'il n'y a plus d'oxygène dans l'air, vous suffoquez sur-le-champ, vous ne pouvez rien faire.

Fabrice Breyne

à franceinfo

Le fleuve se charge de cadavres. "Tout a crevé en quelques minutes", se désole l'agent piscicole. Même les espèces les moins exigeantes en oxygène, comme les anguilles, y passent. Les amphibiens, libellules et autres habitants de ces eaux sont décimés. "Le préjudice est considérable dans la partie wallone. On estime entre 50 et 70 tonnes le nombre d'animaux morts", calcule pour franceinfo Xavier Rollin, directeur du Service de la pêche wallon. Un chiffre à comparer avec les sept tonnes de poissons sauvées. Parmi les pertes, des espèces menacées comme la bouvière ou la lamproie de Planer.

Les Belges ne comprennent pas pourquoi les autorités françaises ne les ont pas prévenus de l'accident de Tereos et des mortalités constatées de l'autre côté de la frontière. "Il y a une procédure qui dépend de la commission internationale Escaut, qui prévoit qu'en cas d'incidents de ce type les régions et pays limitrophes soient prévenus. Personne ne l'a été", explique à franceinfo Nicolas Yernaux, porte-parole du service public de Wallonie. "Si nous avions été prévenus, nous aurions pu faire comme les Flamands. Ça fait mal", déplore Xavier Rollin. Alertées le 20 avril par leurs homologues wallons sur la "catastrophe écologique" en cours, les autorités flamandes ont pu sauver l'essentiel des poissons sur leur secteur, en injectant de l'oxygène dans le fleuve.

Le silence de la préfecture

Il faut attendre le 24 avril pour que la préfecture du Nord s'exprime publiquement. "Bien qu'une diminution d'oxygène avec l'apparition d'une mortalité piscicole ait pu être constatée dans les jours suivant l'accident, un retour progressif à un taux d'oxygène plus normal a été mesuré", indique-t-elle, pour justifier l'absence d'alerte aux pays voisins. Long de deux pages, le communiqué est titré "Pollution de l'Escaut : le préfet s'engage à la transparence". Un engagement tout relatif, puisque ses services ont refusé de répondre à la plupart des questions de franceinfo, même lorsqu'elles ne concernaient pas l'enquête judiciaire en cours.

Installation classée soumise à autorisation, la sucrerie Tereos d'Escaudœuvres, est surveillée par la Direction régionale environnement, aménagement et logement (Dreal), l'organisme chargé de gérer le risque industriel en France sous l'autorité des préfets. Comme l'indique la fiche Géorisques de l'usine, ses inspecteurs étaient d'ailleurs sur place le 24 décembre 2019 pour vérifier "la chaudière de la sucrerie qui doit être remplacée pour se conformer aux exigences européennes", indique la préfecture à franceinfo. Le bassin rompu n'a donc logiquement pas été visité cette fois-ci. Mais ce site, situé à cinq kilomètres et moins dangereux a priori que d'autres activités de l'usine, a-t-il été inspecté ces dernières années ? Interrogée à plusieurs reprises sur ce point, la préfecture n'a pas répondu. Aucune visite de ce type ne figure dans les 16 documents officiels –  datés de 2003 à 2019 – de la fiche Géorisques.

Cette absence pose d'autant plus question que l'usine a connu un premier incident le 19 février sur l'un de ses bassins d'Escaudœuvres. Futur conseiller municipal de la "capitale du sucre" et militant EELV, Thomas Frémond estime que cet événement aurait dû alerter la préfecture et l'entreprise. "A leur place, j'apprends qu'il y a une petite fuite, je lance une vérification de tous les bassins", assure à franceinfo le trentenaire. Dans un communiqué publié le 25 avril, son parti réclame que "la lumière soit faite sur les circonstances de cet incident". "Il y a un silence de l'Etat, de la région et du département autour de cette affaire qui interroge", complète auprès de franceinfo son camarade de Cambrai, Thomas Walet.

L'entreprise assure qu'elle "assumera sa responsabilité"

Contacté par mail, Tereos se défend. L'incident de février ? Il "n'était pas de même nature, il s'agissait d'un phénomène de percolation légère faisant suite aux fortes pluies de l'hiver". La solidité du bassin de Thun-Saint-Martin ? Le sucrier assure qu'il avait fait l'objet de travaux de consolidation en 2017 et qu'une "expertise des digues était programmée au mois de juin 2020". Après l'accident, elle a été avancée à début mai. La composition de l'eau rejetée ? "PH neutre, très peu de matières en suspension (résidus organiques), à savoir 0,03%, pas de nitrate, de nitrite, ou de mercure", indique-t-elle sur la base d'analyses réalisées le 11 avril dans le bassin en partie vidé.

Le passif de l'entreprise, qui avait déjà pollué l'Oise en 2018 ? "Le risque environnemental est au cœur de nos préoccupations et des contrôles de nos process industriels sont appliqués au quotidien. Malgré notre vigilance et notre rigueur, il arrive néanmoins que des incidents soient à déplorer", répond Tereos. L'hécatombe en Belgique ? "Il est à ce stade impossible d'établir un lien de causalité avéré entre l'incident survenu à Escaudœuvres en France et ce qui est rapporté de la situation en Belgique avec une mortalité des poissons d'ampleur", estime-t-il, tout en assurant qu'"en tant qu'entreprise citoyenne, [Tereos] assumera sa responsabilité si elle venait à être établie".

Des propos qui agacent Fabrice Breyne, l'agent du Service de la pêche de Wallonie. "En faisant les calculs de débit d'eau et avec les mesures de chute d'oxygène de nos sondes, nous savons que cela provient de cette usine. Il n'y a aucune autre usine avec des incidents dernièrement", pointe-t-il. Ce sera à la justice française de déterminer les responsabilités. Deux enquêtes judiciaires ont été ouvertes par le parquet de Cambrai pour "déversement de substances nuisibles au milieu aquatique" et confiées à l'Office française de la biodiversité et aux gendarmes d'Iwuy.

L'Escaut, première victime

"J'ai lu la presse qui rapportait également une mortalité piscicole dans le Valenciennois, puis en Belgique. Je n'ai, à ce stade, aucune certitude sur une éventuelle origine commune de ces mortalités constatées successivement en des lieux différents", explique à franceinfo le procureur Rémi Schartz, pour qui il est en outre "prématuré d'envisager la mise en cause de la responsabilité pénale d'une ou plusieurs personnes". L'entreprise risque jusqu'à 75 000 euros d'amende en France et un million d'euros en Belgique.

Une chose est certaine dans cette affaire : l'Escaut aura du mal à s'en remettre. "Pour vous donner un ordre de grandeur, nous devrions retrouver la même biomasse d'ici cinq ans. Maintenant, les espèces protégées, nous allons peut-être les perdre à jamais", redoute Xavier Rollin. Le directeur du Service de la pêche de Wallonie s'inquiète également des risques de pollution à moyen et long terme : prolifération d'algues liées aux nutriments versés dans le cours d'eau, éventuelles traces de pesticides utilisés dans la culture des légumes... "Il faut arrêter de penser qu'avec des catastrophes pareilles, il suffit de rempoissonner avec des poissons achetés en pisciculture, peste le fonctionnaire. Ce n'est pas comme ça que ça se passe dans la nature, on a de toute façon perdu en biodiversité génétique et ce n'est pas remplaçable."

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