Iran : un an après la mort de Jina Mahsa Amini, "le pays reste une cocotte-minute" malgré la politique répressive du régime
Dans les rues de Téhéran, les passants marchent au pas. Les manifestations qui ont secoué la capitale iranienne il y a un an, après le décès de Jina Mahsa Amini, 22 ans, le 16 septembre 2022, aux mains de la police des mœurs, ont été reléguées au rang de lointain souvenir par le régime. Mais à l'occasion de l'anniversaire de sa mort, "on s'attend à ce que les gens redescendent dans les rues", estime Moein Khazaeli, juriste au centre de conseil Dadban, qui apporte un soutien aux activistes du pays.
La date n'a pas échappé au gouvernement, qui tente de dissuader toute forme de commémoration. Selon un rapport d'Amnesty International, les familles de 33 victimes de la répression du mouvement ont subi des pressions depuis le début de l'année. Cela comprend "des arrestations et détentions arbitraires" ou "des menaces d'exhumer les corps des victimes et de les enterrer dans des lieux non identifiés" en cas de participation à un rassemblement, rapporte l'ONG. Les militants arrêtés et relâchés depuis sont, eux aussi, dans le viseur du régime.
"On leur demande d'assurer, face caméra, qu'ils ne descendront pas dans les rues et resteront chez eux."
Moein Khazaeli, juriste au centre iranien Dadbanà franceinfo
Ces arrestations sont parfois de grande ampleur, comme celle du 16 août, lorsque onze militants ont été arrêtés dans la province de Gilan (nord-ouest de l'Iran), selon l'association de défense des droits des femmes Bidarzarni. Il leur est reproché d'avoir participé "à de nombreuses activités contraires à la sécurité au cours des émeutes de l'année dernière" et de "préparer des troubles à la sécurité", a relayé l'agence de presse Tasnim, affiliée aux Gardiens de la révolution islamique, comme le rapporte le Wall Street Journal.
En Iran, le ton est donné. Le chef adjoint du système judiciaire iranien, Sadeq Rahimi, a d'ailleurs été catégorique, fin août : toute reprise des manifestations sera plus sévèrement sanctionnée que l'année dernière, surtout si les opposants interpellés sont des récidivistes, d'après le service d'information judiciaire officiel iranien Mizan. "Leur peine sera doublée et aucune concession ne leur sera faite", a-t-il froidement prévenu.
"La résistance continue"
Hormis quelques soubresauts, en réaction à des exécutions d'opposants notamment, les grands centres urbains iraniens sont calmes depuis plusieurs mois maintenant. Pour autant, "la résistance continue", assure Tara Sepehri Far, chercheuse pour l'ONG Human Rights Watch. Cela passe par des slogans anti-régime tagués sur les murs, des chants critiques du gouvernement et, surtout, le refus de porter le voile, pourtant obligatoire dans l'espace public. "J'ai pu échanger avec une femme assez âgée, qui n'allait pas manifester dans les rues. Mais sa contribution, c'était de marcher tous les jours dans la rue avec ses amies sans hijab", illustre la chercheuse, en contact régulier avec des Iraniens depuis les Etats-Unis.
Outre la question du voile obligatoire, l'économie fragile et la vie chère mobilisent aussi la population. "Si la mort de Jina Mahsa Amini a été un déclencheur, il y a eu des grèves et protestations concernant l'économie", rappelle Mona Jafarian, du collectif Femme Azadi, installé à Paris. Selon elle, "les Iraniens dénoncent un système qui favorise l'apartheid de genre, le massacre écologique, l'explosion du coût de la vie..." Bref, "l'Iran reste une cocotte-minute".
En février, une responsable de la chambre de commerce de Téhéran, Maryam Khazaï, a regretté que l'Iran soit "la sixième économie au monde avec le taux d'inflation le plus élevé". Ce chiffre a été multiplié par six entre 2016 et 2021, selon les données de la Banque mondiale, et s'établissait encore très haut en août, à 46,7% d'après le Centre iranien des statistiques.
Le Kurdistan iranien sous haute surveillance
La région d'origine de Jina Mahsa Amini a compté parmi les principaux foyers de contestation depuis septembre 2022, au point d'être décrite comme étant en "situation de guerre", au bout de deux mois de mobilisation. Des villes kurdes comme Mahabad, Djavanroud, Sanandadj ou encore Saghez, d'où venait la jeune femme, se sont embrasées pendant plusieurs mois, avec des morts signalées presque chaque jour jusqu'au début de l'année 2023.
Ces dernières semaines, sans grande surprise, c'est dans ces provinces de l'ouest et du nord de l'Iran que le régime a déployé des renforts sécuritaires, comme l'ont documenté les activistes de l'organisation Hengaw, qui défend la minorité kurde en Iran. Des dizaines de vidéos postées sur les réseaux sociaux, qui n'ont pas pu être vérifiées de façon indépendante, montraient dès la fin du mois d'août des rangées de véhicules de police ou militaires affluer vers les villes de Kermanshah et Sanandadj. Tout comme des vols d'hélicoptères à basse altitude, au-dessus de la ville de Bukan notamment.
Selon les images partagées par plusieurs réseaux de militants, des caméras de surveillance ont également été installées à Saghez, aux abords du cimetière dans lequel repose Jina Mahsa Amini. De quoi surveiller les cérémonies ? Pour Mona Jafarian, les rassemblements dont on murmure le retour "dans une vingtaine de grandes villes" n'auront en tout cas "pas lieu dans une logique de commémoration, mais avant tout de révolution". "Si les gens osent descendre dans la rue, ils le feront pour réclamer la fin de la République islamique, pour dire 'plus jamais ça'", assure celle qui échange quotidiennement avec des activistes en Iran.
Une hausse sensible des intimidations
Ce "plus jamais ça", pour les Iraniens, vise d'abord la persécution des femmes par la police des mœurs, qui a fait son grand retour dans les rues après une pseudo-dissolution. Mais aussi l'implacable répression subie par les manifestants, ces douze derniers mois, à travers tout le pays. "On estime qu'il y a eu plus de 15 000 arrestations de manifestants", avance l'historien Jonathan Piron, spécialiste de l'Iran. Ce chiffre, brandi par plusieurs ONG dont Iran Human Rights (IHR), basée en Suède, s'accompagne d'un décompte glaçant : au moins 481 personnes ont été tuées lors des différentes manifestations, toujours selon IHR.
Le 8 décembre dernier, Mohsen Shekari, un manifestant de 23 ans, a été exécuté à Téhéran après "un simulacre de procès et des aveux forcés", s'est indignée Amnesty International. Le premier d'une sombre série d'exécutions, difficile à quantifier. Un mois plus tard, deux manifestants ont été pendus sans que leurs proches aient été mis au courant, a rapporté Le Monde. Le 19 mai, trois nouvelles exécutions par pendaison ont poussé l'ONU à dénoncer une "vague sinistre" de mises à mort, justifiées par des "aveux obtenus sous la torture".
"Le régime n'a absolument pas baissé la garde, et se montre même prêt à frapper de plus en plus fort. A la brutalité physique s'ajoute une violence symbolique, juridique et législative."
Jonathan Piron, historien, spécialiste de l'Iranà franceinfo
La peine de mort, accompagnée de sévices, reste aujourd'hui une menace courante, agitée pour dissuader toute reprise des manifestations. En première ligne de cette campagne d'intimidation, on retrouve des journalistes, blogueuses, militants féministes ainsi que des artistes engagés. Parmi elles et eux, le chanteur Mehdi Yarrahi, arrêté et poursuivi pour avoir contesté le voile obligatoire, la photographe Elaheh Askari ou encore la journaliste Nazila Maroofian, violentée lors de son interpellation le 30 août dernier – et ce, pour la quatrième fois de l'année.
Sur la liste du régime figurent enfin les relais de communication qui avaient permis de faire circuler les vidéos de révolte et les images de la répression brutale. Sont d'abord visés les médias, comme le site d'information Entekhab, à tendance progressiste, bloqué et contraint de baisser le rideau le 4 septembre, selon un message publié sur Twitter. Mais aussi le réseau internet national, qui se retrouve généralement hors service lors des mouvements sociaux. Selon le site spécialisé NetBlocks sur Twitter, d'importantes coupures ont eu lieu les nuits des 9 et 10 septembre, en particulier dans les provinces du Kurdistan iranien.
Vers un nouveau durcissement de la loi
A ces coups de pression et ces exécutions risque bien de s'ajouter un énième tour de vis législatif. Un nouveau projet de loi, transmis au Parlement en mai et qui a de grandes chances d'être voté en l'état, vise en effet "à soutenir la culture de la chasteté et du hijab". Le texte, vivement dénoncé par l'ONU, prévoit ainsi de renforcer les sanctions, notamment financières, contre "toute personne retirant son voile dans les lieux publics ou sur internet".
Dans le détail, il ne prévoit pas de peine de prison, mais des amendes pour les femmes tête nue, la confiscation de leur voiture, l'interdiction de conduire, le prélèvement sur le salaire ou encore le licenciement, détaille Amnesty International. Déjà, entre avril et juin, "plus d'un million de femmes photographiées et identifiées alors qu'elles ne portaient pas de voile dans leur voiture ont reçu, selon les autorités, des SMS d'avertissement les prévenant que leur véhicule risquait de leur être confisqué", rapporte l'ONG.
"Des centaines de commerces ont été fermés parce qu'ils n'ont pas appliqué les lois sur le port obligatoire du voile."
L'ONG Amnesty Internationalsur son site
"Ce projet de loi a pour objectif de faire appliquer le port du hijab aux femmes via l'ensemble de la population", juge Shaheen Sardar Ali, qui participe à une mission d'enquête de l'Organisation des nations unies sur la situation des femmes en Iran depuis la mort de Jina Mahsa Amini. Menacer de fermer les commerces dont les employées ne portent pas le voile, par exemple, "est un moyen de recruter des personnes qui forceront les femmes à se plier à la loi ou les dénonceront", poursuit cette professeure de droit pakistanaise.
Pour les observateurs, impossible de prévoir la direction que va prendre le mouvement – ainsi que la répression qui l'accompagnera sûrement. Shaheen Sardar Ali garde toutefois un espoir : "La fin des morts, et des souffrances."
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