"Paradise Papers" : comment Nike évite de payer plusieurs milliards d’euros d'impôt en Europe grâce à une série de montages aux Pays-Bas
Depuis plus de 10 ans, le géant américain de la chaussure de sport a utilisé une série de montages aux Pays-Bas, pour échapper au paiement de plusieurs milliards d’euros d’impôts.
"Just do it" ("ose"). Le célèbre slogan de Nike pourrait parfaitement s’appliquer à sa façon d’utiliser au mieux l’optimisation fiscale au cœur de l’Europe. Selon les éléments livrés par les Paradise Papers et révélés lundi 6 novembre, il apparaît que le leader mondial du marché de la chaussure de sport a mis au point des montages de plus en plus audacieux au fil de l’évolution de la législation contre l’évasion fiscale. En toute légalité.
En passant par les Bahamas
Quand vous achetez une chaussure Nike en Europe, l’argent atterrit vers deux structures situées aux Pays-Bas : Nike European Netherlands BV (également appelée "NEON") et Nike Retail BV. Deux sociétés chapeautées par une entité baptisée Nike Europe Holding BV (NEH).
Pourquoi un tel dispositif ? En transférant l’argent de ses ventes européennes aux Pays-Bas, l’équipementier sportif – dont le chiffre d’affaire mondial atteint 31 milliards de dollars – paye moins que la moyenne de 25% d'impôt sur les bénéfices auquel sont soumises les entreprises en Europe.
Mais n’est pas tout. La marque américaine optimise ses revenus. D'abord, en faisant baisser artificiellement ses profits. Nike fait payer un "droit d’exploitation" à ses vendeurs. Autrement dit : la firme américaine se paie à elle-même le droit d’utiliser sa marque. Soit un milliard d’euros de royalties en Europe.
Ensuite, Nike transfère ses bénéfices dans un paradis fiscal. L’argent est envoyé aux Bermudes, où ces royalties ne sont pas taxées.
"Ce système est largement utilisé dans la zone euro par les multinationales, explique l’économiste Benoît Boussemart. L’entreprise de départ paye moins d’impôt parce qu’elle affiche une charge. Et l’entreprise d’arrivée ne paye pas d’impôt parce qu’elle bénéficie d’une fiscalité zéro sur les bénéfices."
Une structure à deux têtes
À partir de 2013, l’ONG Citizens for Tax Justice épingle Nike pour sa présence aux Bermudes, avec plus de 10 milliards de dollars offshores.
Dès lors, à partir de 2014, Nike va utiliser un système encore plus sophistiqué. La marque américaine crée une nouvelle entité hollandaise : Nike Innovate CV. Derrière ces deux lettres, CV (Commanditaire Vernootschap c’est-à-dire en français société en commandite), se cache un outil d’évasion fiscale redoutable. Le CV est une structure à double tête, qui permet à Nike de devenir "invisible" pour le fisc, dans les deux pays où elle est implantée. Aux yeux du fisc néerlandais, cette structure doit être taxée aux Etats-Unis, où la firme possède son siège social. Mais pour le fisc américain, elle doit être imposée aux Pays-Bas. Résultat : Nike Innovate CV ne paye pas un centime d’impôt.
Quant aux porteurs d’actions, les principaux bénéficiaires ne sont pas connus. Dans un rapport publié en mai 2017 que nous avons pu consulter, l’ONG néerlandaise Somo (Stichting Onderzoek Multinationale Ondernemingen - fondation d'enquête sur les entreprises multinationales) s’inquiète de la mise en place de ce type de montages : "Ce système est principalement utilisé par des entreprises américaines, note l’ONG. Pour identifier la manière dont les profits sont déplacés, il faudrait connaître l’identité de tous les propriétaires d’une société en commandite néerlandaise. Mais selon la loi, ces propriétaires ne doivent pas être rendus publics. Il est donc impossible d’identifier dans quel pays les propriétaires de ces sociétés en commandite sont établis, et donc combien d’impôt il devrait payer."
"C’est un dispositif complètement opaque, s’insurge l’eurodéputé belge Vert, Philippe Lamberts, spécialiste des questions fiscales. Si on ne connaît pas l’identité d’un contribuable, il est difficile de le taxer. Les Pays-Bas sont les champions d’Europe de ce genre de structures. C’est scandaleux !" Ce dispositif doit normalement être supprimé par les autorités néerlandaises mais pas avant le 1er janvier 2020.
"À chaque fois que l’on avance dans la réglementation internationale, de nouvelles façons d’éviter l’impôt apparaissent avec des montages mis en place avec la complicité de certains pays", analyse le spécialiste des paradis fiscaux, Eric Vernier.
"Les Pays-Bas sont aujourd’hui le paradis fiscal numéro un pour les centaines de milliards de dollars de profit réalisés par les multinationales américaines hors des Etats-Unis, explique l’économiste Gabriel Zucman. Ils se positionnent devant les Bermudes, le Luxembourg, la Suisse, Hong Kong, Singapour ou les îles Caïmans…".
La réponse de Nike
Interrogé par mail sur le sujet, la direction de l’entreprise Nike nous a fait la réponse suivante : "Nike respecte pleinement la réglementation fiscale. Nous veillons rigoureusement à ce que nos impôts soient pleinement en conformité avec la gestion de notre entreprise et nos investissements. Le siège européen de Nike est basé aux Pays-Bas depuis 1999. Il emploie plus de 2 500 personnes qui supervisent les opérations de Nike, dans plus de 75 pays."
Précisons en effet que si Nike Europe échappe à l'impôt, en France, en 2016, la firme américaine a tout de même payé 2,5 millions d'euros au titre de l’impôt sur les sociétés.
Enfin, ironie de l’histoire, la firme créée par Phil Knight (28e fortune mondiale) et qui reste président du directoire de Nike, a également reçu plus de 160 000 euros grâce au crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), au titre de l’année 2015.
Cellule Investigation Radio France / ICIJ / Süddeutsche Zeitung
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