Les soldats s'en vont, mais les vidéos restent. Après l'accord de cessez-le-feu, conclu le 27 novembre entre Israël et l'organisation libanaise pro-iranienne Hezbollah, les troupes israéliennes ont amorcé leur retrait des villages frontaliers du Sud-Liban, mercredi 11 décembre. Au total, une trentaine de localités ont été envahies par l'armée de l'Etat hébreu durant l'offensive terrestre lancée deux mois plus tôt, souvent après d'intenses frappes aériennes. A travers ses canaux officiels, Tsahal a beaucoup communiqué sur cette opération, montrant le dynamitage de bâtiments et parfois même de quartiers entiers, soupçonnés d'abriter des caches d'armes du Hezbollah.
Certains militaires israéliens n'ont pas hésité à sortir leur téléphone pour capturer des images de cette incursion. On les voit ainsi en train d'appuyer sur un détonateur, ou encore s'amuser avec les affaires laissées par les Libanais, quand ils n'appellent pas publiquement à coloniser le pays. Pour trouver ces images, il ne faut pas chercher bien loin sur les réseaux sociaux.
Comme dans la bande de Gaza, de nombreux soldats israéliens déployés au Liban se sont affichés sur des comptes publics, avant d'être repérés par des chercheurs ou des journalistes, dont le Palestinien Younis Tirawi, qui relaie des captures d'écran sur son compte X. Dans l'une de ces vidéos, repérée fin octobre, on remarque un immense drapeau israélien planté au milieu d'un champ de ruines dans le sud du Liban. Une image qui a provoqué de nombreuses réactions dans le pays envahi.
Les séquences diffusées sur internet par les soldats israéliens sont généralement filmées à l'aide de smartphones ou de caméras personnelles. Mais elles sont aussi parfois captées par des drones de surveillance, c'est-à-dire le matériel utilisé par Tsahal. Elles sont ensuite téléchargées par les militaires avant d'être mises en ligne. Cela a notamment été le cas pour des scènes de dynamitage de villages entiers, comme à Mhaibib, Meiss el-Jabal ou encore Marwahin, des localités situées à moins de 5 km de la frontière entre le Liban et Israël.
Dans une publication Instagram que franceinfo a pu authentifier, un soldat israélien montre des plans aériens de destruction, accompagnés du message "Bye, bye, Aïtaroun", du nom d'un autre village libanais envahi et largement démoli par les troupes de l'Etat hébreu. Sur d'autres séquences vues du ciel, et partagées en ligne, le menu de contrôle des drones utilisés par l'armée israélienne est même visible. A ces images de villages presque entièrement détruits s'ajoutent des vidéos tournées au sol, par les militaires israéliens eux-mêmes, dans les maisons que les familles libanaises ont dû fuir à la hâte.
En février, après des signalements de conduite inappropriée dans la bande de Gaza, le major-général Yifat Tomer-Yerushalmi, procureure de l'armée israélienne, avait réclamé des sanctions et une plus grande fermeté de la part des officiers. Cette consigne visait à prévenir les "comportements criminels", et notamment "l'usage injustifié de la force, les pillages, le déplacement et la destruction de propriétés privées", comme le rapportait le journal israélien Haaretz. Dans une lettre envoyée aux différents commandements, elle estimait alors que les actions de certains soldats "s'écartent des ordres et des limites disciplinaires", causant finalement des "dommages stratégiques" à Israël sur la scène internationale.
L'armée israélienne assure prendre des sanctions
Malgré cette mise au point, plusieurs nouvelles polémiques ont éclaté concernant des actes commis lors de l'opération au Liban par des soldats israéliens et diffusés par leurs soins. Aux alentours du 8 novembre, une vidéo montrant des militaires en train de brûler un drapeau libanais a forcé le porte-parole en langue arabe de Tsahal, Avichay Adraee, à réagir sur X, confirmant que ces images avaient bien été filmées dans le sud du Liban.
Dans cette séquence, un groupe de soldats met le feu à l'emblème libanais, avant de danser au rythme d'Am Hanezach Lo Mefached, ("Le peuple éternel n'a pas peur", en hébreu), un chant d'inspiration religieuse très en vogue en Israël depuis le début de la guerre, en octobre 2023. Pour le porte-parole de l'armée israélienne, cet acte filmé "viole les instructions, n'est pas digne des valeurs de Tsahal" et n'est pas "conforme" aux objectifs militaires du pays.
Pourtant, d'autres contenus moqueurs sont apparus en parallèle, comme la photo d'un groupe de soldats israéliens, identifiés comme des réservistes par franceinfo, s'affichant tout sourire, armes à la main, dans des robes de femmes. Dans un autre cliché, pris dans la commune de Meiss el-Jabal, un soldat pose avec une banderole bleue sur laquelle il est écrit "Occupation maintenant". On y distingue aussi le logo du mouvement Kibush Achsav, qui appelle à la colonisation des pays voisins d'Israël, dont le Liban, la Jordanie, ainsi que les territoires palestiniens.
Contactée par franceinfo, l'armée israélienne considère qu'il s'agit "d'incidents exceptionnels" et assure prendre en compte "tous les signalements" d'actes "déviant des ordres". "Dans certains cas examinés, il a été établi que l'expression et le comportement des soldats sur les vidéos étaient inappropriés, et cela a été géré de façon adéquate", ajoute Tsahal, sans préciser la nature de ces dossiers.
Des engagements peu convaincants aux yeux d'Hussein Chaabane, journaliste et chercheur pour l'ONG libanaise Legal Agenda, qui documente notamment les opérations militaires israéliennes dans la région. "Vu le nombre de vidéos de ce type, et le fait qu'elles continuent d'affluer, cela peut vouloir dire deux choses : soit la chaîne de commandement ne maîtrise pas ses troupes, soit elle est au courant et laisse faire délibérément", analyse-t-il.
Des soupçons de "guerre psychologique"
Pour le journaliste, qui a récemment enquêté sur le dynamitage complet du village de Mhaibib, les destructions de quartiers entiers, parfois hors de tout combat, "pourraient un jour être reconnues comme des crimes de guerre". Il estime aussi que le laxisme supposé de Tsahal concernant les vidéos plus moqueuses ferait partie d'une "guerre psychologique" contre la population libanaise.
"Je me suis entretenu avec de nombreux habitants des villages détruits et ce genre d'images a un effet dévastateur sur le moral des familles, explique-t-il. Le pire, c'est que les vidéos d'explosion ne montrent presque jamais l'étendue des dégâts après la dissipation de la fumée, les gens ignorent si leur maison, leur immeuble est encore debout… Cela les plonge dans une incertitude terrible."
Dans le cas des maisons mises à sac par les militaires, le traumatisme est tout aussi présent, assure Hussein Chaabane. "Il y a un dégoût et une profonde rancœur de voir ses affaires éparpillées en vidéo, explique-t-il. Des femmes ont reconnu leurs vêtements, leur lingerie, exhibés sur les images. Elles ressentent une honte profonde, c'est comme si on les attaquait à l'intérieur." Alors que le retour dans le Sud-Liban reste extrêmement difficile, du fait des destructions et des frappes israéliennes qui continuent en dépit du cessez-le-feu, les déplacés du conflit scrutent les réseaux sociaux à la recherche d'informations sur leur commune, leur rue ou l'état de leur maison. "Ils continuent de vivre dans la crainte", explique Hussein Chaabane. Celle "que les soldats israéliens ne reviennent, et les vidéos de destruction avec eux".
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