Pourquoi le conflit entre l'Iran et les Etats-Unis risque de favoriser la résurgence du groupe Etat islamique
Certains observateurs craignent que les jihadistes de l'EI, contraints à la clandestinité depuis mars 2019, ne profitent de la situation tendue au Moyen-Orient pour regagner en influence.
Le groupe terroriste Etat islamique peut-il tirer profit du conflit entre deux de ses principaux ennemis, les Etats-Unis et l'Iran ? Après l'assassinat du général Qassem Soleimani et la riposte de Téhéran contre des positions militaires américaines en Irak, le monde entier retient son souffle. Paris et Londres, tous deux alliés des Etats-Unis au sein de la coalition internationale antijihadiste, multiplient les appels à la "désescalade".
"Le cycle de violences doit s'interrompre", a sommé Jean-Yves Le Drian, mercredi 8 janvier. Le ministre de la Défense est aligné sur la position de son homologue britannique, Dominic Raab, pour qui "une guerre au Moyen-Orient ne profiterait qu'à Daech et à d'autres groupes terroristes". Risque de désengagement international, accroissement des tensions entre communautés… Franceinfo vous explique pourquoi l'Etat islamique pourrait sortir grandi de ce conflit entre l'Iran et les Etats-Unis.
Parce que le conflit suspend les opérations de la coalition internationale
Depuis 2014, des milliers de soldats étrangers sont déployés dans des bases irakiennes au titre de la lutte contre le groupe Etat islamique qui, à l'époque, venait de prendre le contrôle d'un tiers de l'Irak. Cette coalition a deux missions principales : former les soldats irakiens qui se battent sur le terrain contre les jihadistes et leur fournir un appui aérien. Au total, 76 Etats y participent. Dans les faits, elle est largement menée par les Etats-Unis avec 5 200 soldats. C'est bien plus que les contingents italien (600 soldats), canadien (500 soldats), britannique (400) et français (200), auxquels s'ajoutent des milliers de sous-traitants civils.
Cette coalition, qui a infligé des défaites successives aux jihadistes jusqu'à la dissolution du califat en mars 2019, a annoncé le gel de ses opérations le 5 janvier. "Cette décision va offrir de l'oxygène aux jihadistes, prévient Wassim Nasr, journaliste à France 24 et auteur de Etat islamique, le fait accompli (Plon, 2016). L'Etat islamique est toujours présent dans de nombreuses zones rurales en Syrie et en Irak où il mène des attaques quotidiennement, même si celles-ci ne sont pas de grande ampleur, car les drones américains perturbent énormément ses actions."
Avec le gel des opérations, les jihadistes vont pouvoir s'organiser et mener des attaques plus sophistiquées.
Wassim Nasr, spécialiste des mouvements jihadistesà franceinfo
Officiellement, la coalition anti-Etat islamique "suspend" seulement ses opérations et est désormais "totalement dédiée à protéger les bases irakiennes" qui accueillent ses troupes. Mais la riposte iranienne, qui a justement visé les deux principales bases militaires occupées par la coalition en Irak, risque de changer la donne. Et laisse planer le spectre d'un désengagement international. Quelques heures avant les frappes, l'Otan avait d'ailleurs annoncé le retrait d'une partie de ses troupes du territoire irakien, tout comme l'Allemagne et le Canada, qui ont transféré leurs soldats vers la Jordanie et le Koweït voisins.
Parce que les Etats-Unis laissent planer le doute sur un désengagement
Depuis l'assassinat de Qassem Soleimani, Téhéran et tous ses alliés paramilitaires dans la région ne cessent de réclamer le départ de l'armée américaine. Le Premier ministre démissionnaire irakien, Adel Abdel Mahdi, récemment chassé du pouvoir par les manifestants qui le considèrent comme inféodé à Téhéran, a même demandé officiellement à l'ambassadeur américain Matthew Tueller de quitter le pays. Une requête rejetée par Donald Trump, mardi 7 janvier : "A un moment donné, nous partirons (…), mais ce moment n'est pas venu", a-t-il affirmé.
La veille, pourtant, les autorités américaines avaient transmis à leurs homologues irakiens une lettre annonçant des préparatifs en vue du retrait de leurs soldats. Dès la révélation du courrier par la presse, le secrétaire américain à la Défense, Mark Esper, a nié tout projet de désengagement, rapidement suivi par le chef d'état-major, qui a expliqué que le texte était un "projet non signé" transmis par "erreur". "Ce n'est pas une lettre qui est tombée de la photocopieuse", s'est énervé Adel Abdel Mahdi, évoquant, de son côté, une missive "signée" et "très claire".
BREAKING: The US military sends a letter to the Iraqi military announcing the “onward movement” of US troops “in due deference to the sovereignty of Iraq & as requested by the Iraqi Parliament & the Iraqi PM”. It’s a withdrawal. pic.twitter.com/tQHSsHTtez
— Liz Sly (@LizSly) January 6, 2020
"Là encore, les Etats-Unis envoient des signaux complètement contradictoires quant à la lutte contre l'Etat islamique, remarque auprès de franceinfo Thierry Coville, chercheur à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et spécialiste de l'Iran.
Ce discours illisible des Américains traduit des faiblesses stratégiques importantes qui pèsent sur toute la coalition.
Thierry Coville, chercheur à l'Irisà franceinfo
Car le maintien de la coalition internationale antijihadistes dépend des troupes américaines en Irak. "Depuis le début de l'offensive, ce sont les Américains qui ont tué tous les chefs de l'Etat islamique – Al-Baghdadi, Al-Adnani… – sans exception, note Wassim Nasr. Aujourd'hui, personne n'a les moyens technologiques et militaires pour prendre le relais."
Emmanuel Macron, l'un des derniers chefs d'Etat occidentaux à avoir encore des relations politiques avec le président iranien Hassan Rohani, a plaidé auprès de ce dernier pour "la présence sur son sol de la coalition internationale, dont l'unique objectif est la lutte contre Daech". La France n'a "pas l'intention" de retirer ses troupes d'Irak, a affirmé une source gouvernementale à l'AFP, mardi 7 janvier. Mais "si les Américains partent, nos troupes ne pourront pas rester", résume pourtant un diplomate européen sous couvert d'anonymat.
Parce que cela risque d'accroître les tensions entre sunnites et chiites
Depuis la Révolution islamique de 1979, l'Iran exerce une importante influence théologique et politique sur les pays frontaliers en soutenant militairement des organisations paramilitaires : le Hezbollah au Liban, le Jihad islamique palestinien en Cisjordanie et de nombreuses factions en Irak. A travers le Moyen-Orient, l'assassinat du général Soleimani a provoqué l'ire de ces groupes armés, plus que jamais unis derrière Téhéran.
"Nous allons regrouper les factions de la résistance en une seule entité pour réagir face à Washington. (…) Nous sommes en contact avec le Hezbollah et l'Iran", a affirmé Nasser al-Chemmari, numéro 2 de Noujaba, une composante de la coalition paramilitaire chiite Hachd al-Chaabi, née en réponse à la prise de Mossoul par l'Etat islamique en 2014.
Dimanche, les députés chiites irakiens ont voté, le poing levé, une résolution réclamant le retrait des troupes américaines. La plupart des élus kurdes et sunnites ont boycotté la séance, note la chaîne qatarienne Al Jazeera (en anglais).
Beaucoup de sunnites voient dans la présence américaine en Irak une protection face à un pouvoir complètement inféodé à l'Iran.
Thierry Coville, chercheurà franceinfo
Dans ce jeu d'échecs, certains observateurs craignent que les sunnites d'Irak ne soient les grands perdants. Cela pourrait redonner du souffle à la rhétorique du groupe Etat islamique, qui s'est présenté comme le principal défenseur de cette communauté mise au ban du pouvoir depuis la chute de Saddam Hussein et le départ des troupes américaines en 2011. "Il est encore trop tôt pour envisager de tels scénarios, tempère le journaliste Wassim Nasr. En Irak, des centaines de milliers de sunnites vivent déjà dans des conditions désastreuses, sans perspectives économiques. Des familles ayant vécu sous l'Etat islamique sont depuis parquées dans des camps, sans papiers d'identité, sans que les enfants puissent aller à l'école. Ils n'ont pas beaucoup à perdre…"
Mais la mort du général Soleimani pourrait aussi insuffler une nouvelle dynamique de dialogue entre responsables chiites et sunnites. "En Syrie et en Irak, il a infligé de sévères défaites aux camps sunnites. Beaucoup de responsables sunnites, qui refusaient systématiquement de traiter avec lui, accepteront peut-être de négocier avec son successeur, remarque Wassim Nasr. Ce qui est clair, c'est qu'une page est tournée. Nous verrons si c'est pour le mieux ou pour le pire."
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