: Reportage Guerre Israël-Hamas : après avoir "tout essayé", des familles d'otages participent aux blocages des convois humanitaires vers Gaza
"Pas d'aide pour les meurtriers !" Massés contre les barrières du poste de contrôle de Kerem Shalom, dans le sud d'Israël, ils sont plus de 200 manifestants à réclamer l'arrêt des livraisons d'aide humanitaire aux civils de Gaza, qu'ils accusent d'être "tous affiliés au Hamas". Derrière l'immense mur de béton, sous escorte des gardes-frontières israéliens, un camion rouge brique chargé de sacs plastique blancs emprunte prudemment le virage, sous les huées de la foule.
Plusieurs fois, des groupes tentent de forcer le cordon policier afin d'empêcher le semi-remorque de parcourir les quelques dizaines de mètres qui le séparent de l'enclave palestinienne. Tant bien que mal, les forces de l'ordre parviennent à les repousser. Au huitième jour consécutif de mobilisation, mercredi 31 janvier, ces activistes israéliens se sont à nouveau réunis à l'aube, dans le but de bloquer un maximum de camions.
Pour déjouer les nombreux barrages policiers, les manifestants ont emprunté à pied ou en voiture des routes de campagne et des pistes défoncées à travers champ. "Au début, nous arrivions à empêcher totalement le passage", explique Rachel, une jeune activiste du mouvement Tsav-9 ("Ordre n°9" en français, en référence à un code d'urgence de l'armée israélienne), qui coordonne ces actions. "Mais la police s'attend désormais à nous voir, ça devient plus difficile, explique-t-elle. Ce matin, nous avons quand même forcé plusieurs camions à faire demi-tour."
Lancée une dizaine de jours plus tôt, l'organisation Tsav-9 se réclame de la société civile, mais attire surtout des activistes de droite et d'extrême droite. "Des citoyens de tout le pays nous ont rejoints, c'est un mouvement très large", assure pourtant Rachel, interrompue par des cris. "Honte ! Honte !", hurlent les manifestants, alors qu'un second poids lourd passe devant eux en direction de Gaza.
"A ce rythme, ce sont 136 cercueils qui vont nous revenir"
Dans la foule, des colons venus de Cisjordanie et des sionistes religieux sont présents en nombre. Quelques habitants de Tel Aviv, moins conservateurs, ont aussi fait le déplacement. Certains sont armés, comme c'est autorisé dans certaines zones en Israël. Depuis quelques jours, ils sont aussi rejoints par des familles de disparus, otages du Hamas depuis près de quatre mois.
Plantée au milieu des manifestants, Yael, 32 ans, est agrippée à sa pancarte. Parmi les cinq visages d'otages qui figurent dessus, elle pointe celui de son oncle, Lior Rodaif, 61 ans, enlevé le matin du 7 octobre dans le village de Nir Yitzhak. "Il souffre de problèmes cardiaques, mais personne ne s'en inquiète parmi les autorités, lance celle qui participe pour la première fois à ce type d'action. Je voudrais que ce soit lui qui reçoive une aide médicale, pas les terroristes du Hamas."
Comme les autres manifestants présents ce matin-là, elle estime que l'aide qui transite par Kerem Shalom depuis un mois et demi profite à l'organisation islamiste plutôt qu'à la population civile. Lorsqu'on l'interroge sur la crise humanitaire en cours dans l'enclave palestinienne, que l'ONU décrit désormais comme un territoire "inhabitable", elle préfère évoquer les atrocités commises le 7 octobre, qui ont coûté la vie à 1 140 personnes. "Surtout, je pense qu'il n'y a pas de civil [à Gaza] qui ne soit pas impliqué dans ces attaques", tranche-t-elle.
Autour du poste-frontière, la tension remonte d'un cran à la mi-journée. Une poignée de jeunes manifestants arrachent des barrières métalliques, qu'ils essaient ensuite de cacher derrière des talus. En réaction, les policiers, certains montés sur des chevaux, se ruent sur eux. "Les autorités durcissent les contrôles et vont nous empêcher de bloquer les camions, fulmine-t-elle. A ce rythme-là, ce ne sont pas 136 otages mais 136 cercueils qui vont nous revenir."
Pression sur les forces de l'ordre
Face aux manifestants de plus en plus nombreux, les gardes-frontières musclent leur dispositif. "Les soldats avec nous !", "Enfreignez les ordres !", leur lancent des femmes venues avec leurs enfants. Plus tôt dans la matinée, un officier a appelé au calme, assurant qu'il "comprenait" les revendications, mais qu'il avait "des consignes à respecter". Pas suffisant pour les activistes, qui continuent d'interpeller les agents en uniforme face à eux.
"Qu'est-ce que tu raconteras dans dix ans à tes enfants ?", demande un jeune réserviste à un policier à peine plus âgé que lui. Il répète sa question à un plus haut gradé, qui marmonne une réponse inaudible avant de repartir vers le point de contrôle. "Regardez, comme il s'en va !", raille le manifestant d'une vingtaine d'années.
Vers 13 heures, une nouvelle série de camions franchit la frontière au compte-gouttes. Une bronca s'élève chez les activistes. "Si l'on fait tout ça, c'est parce que l'UNRWA est complice du Hamas", estime Limor, manifestante de 59 ans venue de Tel Aviv. Depuis plusieurs jours, cette agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens est dans le viseur de plusieurs pays, après des accusations émises par Israël. Même si des enquêtes sont en cours, et que des employés ont été licenciés sans délai, "le mal est fait" selon les manifestants.
"Nous n'avons pas confiance ni dans l'UNRWA ni dans l'aide humanitaire", dénonce Joshua, un trentenaire qui a fait plus de deux heures de route pour venir participer à ce blocage. Comme de nombreux manifestants, il accuse le Hamas de récupérer le carburant fourni par les convois "pour construire de nouveaux tunnels et lancer des missiles" sur Israël.
Alors que la bande de Gaza reste pilonnée par l'armée israélienne, et qu'une opération au sol est en cours depuis la fin du mois d'octobre, les tirs de roquettes depuis l'enclave palestinienne ont fortement diminué. Mais le lancement d'une dizaine d'engins lundi sur le centre d'Israël a ravivé les tensions. "Nous ne pouvons pas fournir de l'aide à notre ennemi, on leur en donne trop", juge Joshua, malgré le fait que l'ONU considère que les livraisons sont largement insuffisantes. "C'est triste pour les civils, mais ce n'est pas comme ça que l'on gagne une guerre."
"C'est le dernier recours pour faire libérer mon fils"
Un peu à l'écart, Yevgueniya Kozlova regarde la foule sans lâcher sa pancarte. Mère de l'otage Andrey Kozlov, 27 ans, elle a fait le voyage depuis Saint-Pétersbourg (Russie) pour obtenir la libération de son fils, enlevé au festival de musique Supernova, à Réïm, où il travaillait comme agent de sécurité.
Si d'autres familles d'otages ont envahi la Knesset, le Parlement israélien, installé des tentes devant la résidence privée du Premier ministre, Benyamin Nétanyahou, ou sont allées jusqu'au Qatar pour tenter de négocier directement avec les responsables du Hamas, Yevgueniya Kozlova, elle, s'est tournée vers les blocages.
"J'ai tout essayé, j'ai passé beaucoup de temps sur la place des otages à Tel Aviv, mais notre influence est limitée, confie-t-elle. Pour ma part, je n'ai pas eu de signe de vie d'Andrey depuis le 20 octobre. Les blocages sont une lutte juste, c'est le dernier recours pour faire libérer mon fils."
Après un premier séjour en Israël au mois d'octobre, la mère de famille avait dû rentrer en Russie pour s'occuper de son autre fils. Elle compte désormais rester beaucoup plus longtemps, "jusqu'à la libération d'Andrey" annonce-t-elle. "Ma première demande, c'est que mon fils reçoive des soins, et bien sûr qu'il soit relâché avec les autres". Une fois les otages libérés, elle pourrait "sûrement accepter" l'acheminement de l'aide aux Gazaouis.
Au terme de cette huitième journée de blocage, une centaine de camions ont pu traverser le point de contrôle de Kerem Shalom vers la bande de Gaza, selon les médias israéliens. Sur son canal WhatsApp, le mouvement Tsav-9 s'est toutefois félicité du "dévouement" des manifestants, et appelle à poursuivre ces actions. Avec l'espoir d'influer sur les décisions du gouvernement israélien, plus que jamais sous le feu des critiques.
Les propos cités dans cet article ont été traduits par Yaelle Krief.
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