Reportage "Mon âme est toujours là-bas" : la vie en suspens des Palestiniens de la bande de Gaza réfugiés en France, loin de leurs familles

Article rédigé par Elise Lambert
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Raja Abu Mahadi et son fils Asef dans un hôpital francilien, le 3 juin 2024. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)
Depuis le début de la guerre, quatorze enfants palestiniens blessés ont été évacués vers la France, accompagnés par un seul parent chacun. Ils restent suspendus aux nouvelles de leurs proches restés dans l'enclave bombardée par l'armée israélienne.

Asef jouait avec ses voisins au football quand il a cru qu'une "lourde pierre" lui était tombée sur la jambe. C'était le 16 octobre 2023, neuf jours après les attaques du Hamas en Israël, au début de l'opération de l'armée israélienne dans la bande de Gaza. Le Gazaoui de 12 ans a entendu des cris, des sons assourdissants, puis il est tombé. Il se souvient encore de la sensation de "forte chaleur" dans sa jambe et des adultes qui s'agitaient autour de lui pour le soigner.

A son réveil, à l'hôpital al-Aqsa de Deir al-Balah, il comprend que sa jambe droite a été arrachée par les éclats d'un missile israélien et qu'il va falloir l'amputer. Sa jambe gauche est fracturée, du bassin à la cuisse. Des débris ont aussi atteint son front et sa main droite. "J'ai une cicatrice, mais ça ne me fait plus mal", montre-t-il, en relevant le keffieh qu'il porte sur ses épaules. Assise près de lui, sa mère Raja Abu Mahadi, 46 ans, porte également ce foulard, symbole de l'identité palestinienne. Elle le revêt avec soin dès qu'elle doit raconter leur histoire. "La vie n'a jamais été facile pour nous. Même avant la guerre, nous manquions de tout. Aujourd'hui, on vit dans la peur absolue", confie-t-elle, le visage fatigué.

Cinq enfants restés dans la bande de Gaza

Asef et Raja sont arrivés en France à la fin du mois de décembre, à la faveur d'une procédure mise en place par Paris pour les enfants blessés dans la bande de Gaza. Un mois auparavant, Emmanuel Macron avait déclaré que la France était prête à accueillir "jusqu'à 50 enfants". Depuis cet engagement, quatorze mineurs gazaouis ont été transférés en France, affirmait une source diplomatique à franceinfo début juin. Toujours après un passage par l'Egypte, pays frontalier de la bande de Gaza. "Asef était à l'hôpital au Caire quand un diplomate français est venu me dire qu'il pouvait être soigné en France", raconte sa mère. Les enfants ont été choisis en collaboration avec les autorités égyptiennes, "sur des critères exclusivement médicaux pour les pathologies les plus lourdes", précise la source diplomatique.

Asef Abu Mahadi enfile sa prothèse dans sa chambre dans un hôpital francilien, le 3 juin 2024. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Seul un parent a été autorisé à accompagner chacun des enfants. Veuve, Raja a dû prendre la décision déchirante de laisser seuls ses cinq autres enfants, dont trois sont mineurs. "Je n'avais pas de famille pour les garder, ils sont dispersés et livrés à eux-mêmes" dans différents quartiers de la ville de Gaza. Aux dernières nouvelles, les garçons sont sur la plage, à la recherche quotidienne de nourriture. Les filles se trouvent ailleurs, dans des tentes. "Il y a des bombardements tous les jours, la famine", déplore-t-elle, la voix brisée.

"Mes enfants se sont retrouvés soudainement seuls au milieu de la guerre. Ce n'était pas un choix, je ne voulais pas les abandonner."

Raja Abu Mahadi, Palestinienne réfugiée en France

à franceinfo

A leur arrivée en France, Raja et Asef ont été installés temporairement à Créteil (Val-de-Marne). Ils ont ensuite rejoint un hôpital francilien, où le jeune garçon est suivi pour sa jambe. En mai, après d'importantes démarches administratives, la mère et son fils ont obtenu le statut de réfugié. L'Etat leur a proposé un studio, "mais au troisième étage sans ascenseur", regrette Raja. Un appartement inadapté pour Asef, qui se déplace désormais en fauteuil roulant ou à l'aide d'une prothèse. En attendant d'obtenir un nouveau logement, la famille vit à l'hôpital.

Recréer un quotidien d'enfant

Pour que leur chambre paraisse moins sommaire, Raja et Asef l'ont décorée avec un dessin, des peluches, des jouets, et bien sûr un keffieh. Avant la guerre, le garçon rêvait d'être gardien de football. "Comme Yassine Bounou [le gardien de but du Maroc]. Je jouais dans un club, j'avais acheté des gants !", dit-il, les yeux pétillants. Il fait défiler sur son téléphone des photos de lui à l'entraînement, puis se lève pour effectuer quelques dribbles hésitants avec son ballon. Malgré le drame qui l'a frappé, Asef garde toujours le sourire. Mais par moments, son regard s'absente.

Un dessin fait par Asef Abu Mahadi affiché dans sa chambre d'hôpital, le 3 juin 2024. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

"Je vais à l'école tous les jours. Chaque mercredi, une maîtresse vient ici pour me donner un cours particulier de français", développe-t-il. Il prononce dans un français impeccable : "Je m'appelle Asef. J'ai 12 ans". A cause de la barrière de la langue, il peine encore à nouer des liens, mais s'est fait quelques amis à l'hôpital. D'autres enfants aux vies douloureuses.

"En France, je suis en paix, loin du blocus, du 'zanana' [le bourdonnement des drones israéliens]. C'est apaisant, même si je n'aime pas être seul sans mes frères et sœurs."

Asef, Palestinien de 12 ans, blessé et réfugié en France

à franceinfo

Des familles viennent aussi lui rendre visite. La plupart soutiennent la cause palestinienne et ont entendu parler de lui par le bouche-à-oreille ou via son compte Instagram, suivi par plus de 34 000 personnes. "Elles m'ont emmené voir la tour Eiffel, Disneyland Paris", se réjouit-il. Sur sa table de chevet figure une photo de lui avec Mickey. Il se dit très ému d'avoir reçu une carte prioritaire pour ne pas avoir à faire la queue aux attractions.

"Aujourd'hui, ils m'ont appelée, c'était très dur"

Sa mère non plus ne quitte presque pas l'hôpital. Elle ne sort que pour faire quelques courses et préparer les repas dans une petite cuisine qui se trouve à quelques bâtiments de là. "Comment être indépendante quand on ne parle ni ne comprend le français ?", glisse Ichrak Krouna, bénévole au Comité national d'accueil et de soutien aux rescapés du génocide en Palestine, qui s'est constitué pour accompagner les familles gazaouies arrivées en France.

Raja passe avant tout ses journées à attendre. Les yeux rivés sur son téléphone, elle espère chaque jour un coup de fil de ses enfants restés à Gaza. S'ils la contactent, c'est au moins qu'ils ne sont pas morts. "Aujourd'hui, ils m'ont appelée, c'était très dur", raconte-t-elle. Après des mois de guerre, elle constate que leur ton a changé. "Un de mes garçons me parle avec beaucoup de colère, il me met la pression, je ne le reconnais plus", décrit-elle, peinée. Sa fille de 14 ans refuse de lui parler, son autre fille de 13 ans lui fait part d'idées suicidaires. Et depuis que son fils Moaied, 17 ans, a assisté à la mort de son cousin, "il n'arrête pas de me dire qu'il veut le rejoindre au paradis", reprend Raja. Après cet appel téléphonique, elle s'est effondrée, abattue.

"Mes enfants restés à Gaza me disent que je suis coupable de les avoir laissés. Que si les choses ne s'améliorent pas, je ne récupérerai que leurs cadavres."

Raja, Palestinienne réfugiée en France

à franceinfo

Un calvaire psychologique que vivent tous les parents palestiniens dans la même situation que Raja. A Nanterre (Hauts-de-Seine), Khitam al-Kurd, 31 ans, attend aussi chaque jour désespérément un appel de sa famille. Originaire de Jabalia, dans le nord de la bande de Gaza, elle est arrivée en France en février avec son plus jeune fils Zakaria, âgé de 3 ans. Le petit garçon est né avec une fente dans le palais. "Il ne parle pas depuis sa naissance", raconte Khitam. Sur ses genoux, Zakaria est muet, mais son regard est vif. Il semble à la fois curieux et timide d'avoir de la visite.

Khitam al-Kurd et son fils Zakaria, dans leur logement à Nanterre (Hauts-de-Seine), le 31 mai 2024. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

"Cela fait quatre mois que je suis au bout du monde, loin de mes enfants", poursuit Khitam. Son fils de 9 ans vit avec son père dans une tente du camp de Deir al-Balah. Sa fille de 7 ans reste avec ses tantes dans un autre abri. Chaque semaine, son mari paye un shekel (25 centimes d'euro) pour avoir accès une heure à internet. Mais ses économies s'amenuisent. Et à cause des bombardements incessants, cette communication est de plus en plus difficile.

"Je n'ai plus aucun espoir pour Gaza"

"Je sais que mon mari est toujours à chercher n'importe quel travail, ou de la nourriture. Mais il n'y a plus rien", se désole-t-elle. Quand elle ne parcourt pas l'Ile-de-France pour des rendez-vous administratifs, Khitam passe ses journées sur les réseaux sociaux, "généralement sur Telegram sur les comptes de journalistes palestiniens", à s'informer sur la guerre. "Je suis à Paris, mais mon âme est toujours là-bas", glisse-t-elle.

"Je passe mon temps à lire les noms des morts, en me disant que, peut-être, il va y avoir ceux de mes enfants ou de mes proches."

Khitam al-Kurd, Palestinienne réfugiée en France

à franceinfo

Le 26 mai, après avoir vu les images de la frappe israélienne qui a touché un camp de déplacés à Rafah, Khitam a passé sa journée à pleurer. "L'enfant qui a perdu la tête, les gens brûlés... Dire que c'est une zone où les Israéliens assuraient que [les Gazaouis] seraient en sécurité", se désole-t-elle, dans un mélange d'ironie et de déchirement.

Une feuille sur laquelle Khitam al-Kurd s'exerce au français jouxte un drapeau palestinien dans son appartement à Nanterre (Hauts-de-Seine), le 31 mai 2024. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Dans l'immédiat, le seul horizon de Khitam est l'opération médicale à venir de Zakaria. "Après ça, il pourra parler", sourit-elle. Dans un futur plus lointain, elle n'ose même pas imaginer un retour à Gaza, elle qui a perdu près d'une centaine de proches depuis le 7 octobre : "L'université où j'ai étudié, les mosquées où j'ai prié, les écoles, les monuments... Tout est détruit. Je n'ai plus aucun espoir pour Gaza." A Jabalia, son frère était psychiatre avant la guerre. Il aidait les jeunes à surmonter la guerre. "Aujourd'hui, même lui a besoin d'un psy", dit-elle.

"Mentalement, nous sommes détruits, fatigués. Le traumatisme de la guerre est ancré dans l'ADN des Palestiniens."

Khitam al-Kurd, Palestinienne réfugiée en France

à franceinfo

En 1948, pendant la Nakba, le grand-père de Khitam a été expulsé du village de Bayt Tima, au nord de la bande de Gaza. Son père a ensuite connu les guerres des Six-Jours, en 1967, et de Kippour, en 1973. La génération de Khitam est celle qui a connu le plus de conflits meurtriers, avec la première et la seconde Intifada, puis les opérations israéliennes Plomb durci, Pilier de défense, Bordure protectrice... "La guerre est comme un héritage qu'on se transmet", lance Khitam.

Si celle qui a débuté après le 7 octobre ne s'arrête pas, Raja dit qu'elle "va devenir folle". Comme une forme de résistance, elle arrive encore à en rire : "Il y a un hôpital psychiatrique pas loin, je pourrais y aller !" Elle ne cesse de répéter que la France lui a promis de rapatrier ses enfants, et qu'elle ne serait pas partie autrement. Une source diplomatique assure à franceinfo que ces derniers sont autorisés à venir en France "dans le cadre d'une procédure de réunification, dont le traitement est accéléré." Mais le seul point de sortie des Gazaouis est le terminal de Rafah, le seul qui débouche sur l'Egypte. Or, le 30 mai, l'armée israélienne a pris le contrôle de la partie palestinienne du passage, laissant peu d'espoir de nouvelles évacuations.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.