L'article à lire pour comprendre l'offensive jihadiste en Irak
Sunnites contre chiites, "Djihadistan", Abou Bakr Al-Baghdadi... Vous avez du mal à comprendre ce qu'il se passe actuellement en Irak ? Francetv info reprend le fil de cette crise qui pourrait déstabiliser le Moyen-Orient.
L'Irak est menacé d'implosion. Les jihadistes de l'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) ont lancé depuis le 6 juin une offensive fulgurante. Ils ont pris Mossoul, la deuxième ville du pays le 10 juin, Tikrit le 11 juin, avant de s'attaquer à Samarra et Baqouba le 12 juin et de s'emparer de la ville stratégique chiite de Tal Afar le 17 juin. Comme le montrent ces cartes du New York Times (en anglais), les insurgés se trouvent désormais aux portes de Bagdad.
La situation provoque la panique du gouvernement irakien de Nouri Al-Maliki, et l'inquiétude de la communauté internationale face au risque de déstabilisation du Moyen-Orient. La preuve : les Etats-Unis et l'Iran, qui n'entretiennent plus de relations diplomatiques depuis trente-quatre ans, se sont dits prêts, lundi 16 juin, à discuter pour trouver une solution. Pour comprendre l'ampleur de cette crise, francetv info répond aux questions que vous n'osez peut-être pas poser.
D'où sortent les jihadistes de l'EIIL ?
L'EIIL est né en avril 2013. Il est issu de l'Etat islamique en Irak, un groupe apparenté à Al-Qaïda, qui est apparu après l'intervention américaine en 2003. L'EIIL est mené par Abou Bakr Al-Baghdadi, un chef jihadiste mystérieux réputé pour sa violence et son ambition.
L'objectif affiché de cette organisation reste la suppression de la frontière entre l'Irak et la Syrie pour créer un état islamique, afin d'y instaurer la charia (la loi islamique) dans sa version la plus dure. La zone de ce nouvel Etat, que le spécialiste du Proche-Orient Jean-Pierre Filiu nomme "Djihadistan", présente l'avantage d'être riche en champs pétroliers (voir la carte ci-dessous).
Afficher Zone d'influence de l'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) de Camille Caldini sur une carte plus grande
L'EIIL, c'est comme Al-Qaïda ?
C'est compliqué... En 2013, pour son acte de naissance, l'EIIL a réalisé une OPA hostile sur les islamistes syriens du front Al-Nosra, groupe affilié à Al-Qaïda. En retour, Al-Qaïda a refusé de reconnaître les jihadistes de l'EIIL. A l'origine de cette dissension, une guerre des chefs entre le leader de l'EIIL, Abou Bakr Al-Baghdadi, et Ayman Al-Zawahiri, le boss d'Al-Qaïda. Al-Baghdadi n'a jamais voulu prêter allégeance et il défie désormais le successeur de Ben Laden. Il est même allé plus loin puisque le chef de l'EIIL a tout simplement "tué deux émissaires d'Al-Zawahiri venus négocier avec lui en Syrie", raconte à francetv info Alain Rodier, directeur de recherche au Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R).
Depuis, la guerre fait rage entre les deux hommes. Al-Zawahiri a ordonné la dissolution de l'EILL en novembre. De son côté, Al-Baghdadi accuse le leader d'Al-Qaïda "d'être bien au chaud dans ses montagnes du Pakistan, alors que lui se bat sur le terrain et obtient des résultats en se rapprochant de son but, la construction d'un Etat". A noter que le chef de l'EIIL continue de se revendiquer de Ben Laden pour ne pas se couper du symbole que représente le commanditaire du 11-Septembre. Et dans cette lutte de pouvoir, de plus en plus de chefs jihadistes choisissent le groupe d'Al-Baghdadi, qui est vu comme bien organisé, bien géré. Et "on aime bien se mettre dans le camp des vainqueurs", glisse Alain Rodier.
Mais comment ont-ils fait pour conquérir la moitié d'un pays en si peu de temps ?
L'EIIL a d'abord profité de la crise syrienne pour s'implanter dans l'est et le nord de la Syrie. Puis, avec l'affaiblissement du pouvoir irakien, ses combattants ont saisi l'occasion pour mener leur offensive éclair et mettre l'armée irakienne en déroute. Il faut dire que les jihadistes de l'EIIL réussissent à inspirer la crainte, comme l'explique Alain Rodier.
"A l'image des Waffen SS, ils utilisent la terreur pour instaurer la discipline au sein des populations et terroriser l'adversaire, analyse-t-il, en citant l'exemple des 1 700 soldats irakiens que l'EIIL affirme avoir massacrés près de Tikrit. Il s'agit d'une cruauté calculée, puisqu'ils diffusent eux-mêmes les images de leurs actes." "L'écho de ces mises en scène macabres sur la Toile et à la une des journaux du monde entier est une arme aux mains de l'EIIL", ajoute Le Monde.
Et l'argent pour faire la guerre, il tombe du ciel ?
Pour financer leur guerre, les jihadistes ont imposé "un nouvel impôt dans les zones sous contrôle ainsi qu'une taxe sur les divers trafics de la région", détaille Alain Rodier. Ils pourraient aussi avoir tiré profit des enlèvements d'Occidentaux à l'image des otages français Didier François, Edouard Elias, Nicolas Hénin et Pierre Torres, qui, selon un magazine allemand, auraient été libérés en avril en échange d'une rançon.
De plus, jusqu'en 2013 et la formation de l'EIIL, ces jihadistes "ont bénéficié du soutien financier de certains pays comme l'Arabie saoudite", assure Alain Rodier. Et même si les Saoudiens leur ont coupé les vivres, "ils reçoivent sans doute encore une participation de certains particuliers des pays du Golfe", continue le chercheur. Leur argent vient aussi de la revente de pétrole – probablement au Kurdistan via le marché noir ou au régime de Bachar Al-Assad par des intermédiaires. Enfin, avec le pillage des villes conquises, l'EIIL serait devenu "l'organisation terroriste la plus riche du monde" après avoir récolté plus de 300 millions d'euros dans les coffres de la banque centrale de Mossoul, affirme l'International Business Times (en anglais).
Aussi précieux que l'argent, des renforts humains venus de divers groupes jihadistes ont rejoint la structure. D'ailleurs, Mehdi Nemmouche, l'auteur présumé de la tuerie de Bruxelles, comme le jihadiste français récemment arrêté à Berlin, ont tous deux opéré pour l'EIIL.
Pourquoi l'armée irakienne ne fait rien ?
Effectivement, à première vue, on peut se poser des questions. D'autant que l'armée irakienne possède une énorme supériorité numérique sur les jihadistes avec 350 000 militaires auxquels il faut ajouter 600 000 policiers, selon Libération. Pourtant, avec environ 10 000 hommes en Irak et près de 7 000 en Syrie, l'EIIL est parvenu à grignoter des territoires délaissés par les pouvoirs en place.
En Irak, comme en Syrie d'ailleurs, "il n'y a eu quasiment aucune résistance en face des jihadistes, explique Alain Rodier. Les cadres de l'armée irakienne n'ont pas voulu se battre. Et de toute manière, cette armée est tout sauf efficace, malgré la formation américaine." Confirmation avec le gouverneur de la ville de Mossoul, qui raconte au Monde comment les militaires ont choisi la fuite plutôt que le combat. France 24 a rencontré certains de ces déserteurs irakiens, qui accusent les officiers de les avoir abandonnés. En fait, l'armée régulière serait minée par la corruption, un commandement médiocre et des dissensions communautaires.
Il ne faut pas oublier que l'EIIL bénéficie aussi de l'appui de milices sunnites opposées au pouvoir du Premier ministre irakien Al-Maliki. Ces dernières sont "ravies de retrouver leur indépendance vis-à-vis du pouvoir central", avance Alain Rodier. Parmi ces combattants se trouvent des militaires de l'ancien régime de Saddam Hussein, qui apportent leur expérience du terrain et de la guerre. Les jihadistes ont également appris de leurs erreurs en Irak. "Après l'intervention américaine, ils avaient eu tendance à massacrer tout le monde, se mettant les populations à dos", se souvient Alain Rodier. Cette fois, le rétablissement de la charia s'accompagne d'une "certaine assistance sociale" pour s'assurer du soutien des civils.
En gros, le pays est foutu ?
Pas tout à fait. "Je ne pense pas que Bagdad va tomber", tempère Alain Rodier. Il n'est pas sûr que les jihadistes souhaitent prendre la capitale, "car ce serait prendre le risque de fragiliser leurs positions, d'autant que la prise de Bagdad risquerait d'entraîner une réaction internationale", affirme le chercheur.
"Reste que je suis absolument convaincu que l'Irak va imploser en trois parties", prédit Alain Rodier. Une partie pour les jihadistes, une autre pour le pouvoir central de Bagdad et la dernière pour les Kurdes, qui ont profité de la crise pour renforcer leurs positions en s'emparant de la ville pétrolière de Kirkouk. Selon le spécialiste, la faiblesse du pouvoir politique et la corruption qui gangrène tous les niveaux de la société irakienne ne laissent guère d'espoir pour l'unité du pays.
Nouri Al-Maliki, qui affronte des divisions dans son propre camp, "a sa part de responsabilité", estime Alain Rodier. Selon plusieurs experts, le Premier ministre paye aujourd'hui le prix de ses erreurs sur la sécurité, dont il a la charge directe en tant que chef des armées. Par ailleurs, le spécialiste Jean-Pierre Filiu estime sur Rue89 que le succès de l'EIIL auprès de la population sunnite a été "largement aidé (...) par le fanatisme confessionnel du Premier ministre chiite, Nouri Al-Maliki".
Les chiites et les sunnites sont des ennemis jurés, c'est bien ça ?
Le conflit en Irak "est d'abord une guerre entre sunnites et chiites", estime Alain Rodier. Leur opposition est d'abord religieuse : il s'agit de deux groupes qui, après la mort de Mahomet en 632, se sont opposés sur la succession du prophète, comme l'explique le site quoi.info. Un schisme (une séparation) se produit, avec d'un côté les sunnites, majoritaires, et de l'autre les chiites, minoritaires. Dans le monde musulman, il existe un grand bloc chiite essentiellement composé de l'Iran, l'Irak et la Syrie de Bachar Al-Assad.
"Les sunnites extrémistes haïssent les chiites. Pour eux, il vaut mieux être chrétien que chiite", expose Alain Rodier. Pour les sunnites, l'ennemi numéro un demeure l'Iran, considéré comme un danger. Mais comme il est difficile de s'en prendre directement à ce régime puissant, "on utilise la guerre de contournement en s'attaquant à la Syrie et à l'Irak", détaille le spécialiste.
Les récentes déclarations de l'Arabie saoudite, chef de file du monde sunnite, accusant Al-Maliki d'avoir conduit l'Irak au bord du gouffre par sa politique d'exclusion des sunnites, n'ont donc rien d'étonnant. Tout comme le fait de savoir que les Saoudiens, suivis des autres monarchies du Golfe, ont longtemps financé les groupes jihadistes opposés aux chiites, comme l'EIIL.
Y a-t-il un risque de voir des jihadistes venir d'Irak poser des bombes en France ?
Pour Jean-Pierre Filiu, expert du Proche-Orient, le risque est réel. Sur Rue89, il affirme que l'EIIL "est devenu la principale menace à la sécurité du Moyen-Orient". Il évoque ainsi Mehdi Nemmouche, qu'il qualifie d'"éclaireur" du "monstre jihadiste". Le spécialiste appelle à une intervention en Syrie pour contrer le danger. Il demande aussi le départ d'Al-Assad et Al-Maliki, que les Occidentaux ont cru pouvoir utiliser comme rempart contre le terrorisme islamiste, mais qui ne remplissent plus leur rôle. Il prévient aussi qu'en cas de choix contraires, "nous devons nous préparer à payer le prix fort".
Pour le Moyen-Orient, le risque d'une déstabilisation durable est important. Alain Rodier constate que l'implosion de la Syrie et de l'Irak est déjà en cours. S'il rappelle qu'à la différence de Ben Laden, Al-Baghdadi n'a pas d'objectif internationaliste pour l'instant, il évoque la possibilité d'une extension du conflit : "Une fois ses positions consolidées, il est possible qu'il envisage d'étendre son combat au niveau régional, vers Israël et l'Egypte notamment, comme l'attestent ses contacts avec des groupes dans le Sinaï."
Alors du coup, on croise les bras et on attend ?
"Quand on dit : 'Toutes les options sont sur la table', ça veut dire qu'on n'en a aucune", grince Alain Rodier. Les Etats-Unis ont affirmé ne pas vouloir déployer de troupes au sol sur le terrain. Reste les frappes aériennes, "mais c'est très compliqué, prévient le chercheur. Car il ne s'agit pas de colonnes de combattants comme au Sahel, EIIL est comme un poisson dans l'eau au milieu des différentes tribus irakiennes." Pour l'instant, les Américains ont envoyé 275 militaires supplémentaires pour assurer la sécurité de leurs ressortissants. Ils envisagent aussi des frappes aériennes à l'aide de drones pour aider le gouvernement irakien, selon les déclarations du secrétaire d'Etat, John Kerry, le 16 juin.
Téhéran a d'abord fait savoir son opposition à toute intervention étrangère en Irak. L'Iran accepte désormais de discuter avec les Américains du cas irakien en marge des négociations sur le dossier du nucléaire. Pour Alain Rodier, Téhéran bougera si la menace se rapproche de ses frontières. D'ailleurs, la présence du chef des opérations spéciales iranien à Bagdad montre bien que la république islamiste est soucieuse. En attendant d'éventuelles frappes, elle apporte de l'aide aux milices chiites irakiennes. "Certaines se trouvent d'ailleurs au combat en Syrie et pourraient être rapatriées en Irak", estime Alain Rodier.
Du côté de la Syrie, Al-Assad soutient officiellement le régime d'Al-Maliki, mais il ne montre guère d'empressement pour combattre l'EIIL sur son territoire. Selon Alain Rodier, le dictateur syrien préfère se concentrer sur les autres groupes jihadistes, car "l'EIIL est implanté sur des zones qui ne menacent pas directement ses intérêts vitaux". Pour les Occidentaux, la situation prend des allures de casse-tête. "Ils ont déjà employé la manière forte et ça n'a pas marché, rappelle Alain Rodier. On attendait une démocratisation de ces pays, et on a obtenu l'islamisation radicale d'un certain nombre d'Etats."
J'ai eu la flemme de tout lire, du coup j'ai scrollé tout en bas… En quelques mots, ça donne quoi ?
Les jihadistes de l'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), qu'il faut distinguer d'Al-Qaïda, se sont emparés en quelques jours de plusieurs villes irakiennes. Une attaque foudroyante qui fait planer un risque d'implosion de l'Irak. Ce conflit est un concentré de la guerre larvée entre les chiites (Iran, Irak, Syrie) et un bloc sunnite (mené par l'Arabie saoudite), et menace directement la stabilité du Moyen-Orient. Les Occidentaux apparaissent désarmés devant cette situation explosive, qu'ils ont engendrée en partie avec la guerre de 2003. Seul espoir qui se profile, une coopération entre les Etats-Unis et l'Iran pour contenir la menace jihadiste.
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