"Il ne reste que Gaza pour entretenir la stratégie de tension d'Israël"
Alain Chouet, ancien officier de la DGSE et spécialiste du monde arabo-musulman, livre son analyse à francetv info.
PROCHE-ORIENT – Quatre ans après l'opération "Plomb durci" dans laquelle 1 400 Palestiniens et 13 Israéliens avaient trouvé la mort, la bande de Gaza est de nouveau sous le feu des raids israéliens. Tsahal a lancé l'opération "Pilier de défense" mercredi 14 novembre avec l'assassinat du chef militaire du Hamas, Ahmad Jaabari. Les bombardements sur l'enclave palestinienne ont déjà fait plus de 20 morts du côté palestinien, dont plusieurs enfants, et plus de 200 blessés, selon le Hamas, le mouvement islamiste au pouvoir à Gaza.
Francetv info a recueilli l'analyse d'Alain Chouet, chercheur à l'European Strategic Intelligence and Security Center et ancien officier de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) en charge des dossiers concernant l'islam et le terrorisme dans les années 1990 et 2000.
Francetv info : Des chars israéliens stationnés à l'extérieur de Gaza seraient prêts à intervenir. En Egypte, au Qatar, en Arabie saoudite, on condamne l'opération israélienne. Faut-il redouter un embrasement général ?
Alain Chouet : Des surenchères de part et d’autre contribuent à alimenter un contexte particulièrement explosif. Depuis un an, face à la crise économique et à l'approche des législatives anticipées, le gouvernement de Benyamin Netanyahu procède à des manœuvres internes et internationales basées sur des stratégies de tension. Les menaces à l’encontre de l’Iran, d’ailleurs accueillies avec réserve par l’establishment militaro-sécuritaire israélien, n’ont pas convaincu les Américains et les Européens. L'environnement arabe d'Israël, y compris le Hezbollah libanais, ne peut être considéré comme une menace immédiate contre le pays. Il ne reste que Gaza pour entretenir une stratégie de tension mobilisatrice.
Du côté de Gaza, le jusqu’auboutisme est alimenté par plusieurs évolutions récentes. Les Frères musulmans au pouvoir en Egypte, et dont le Hamas est une des expressions, ont tout intérêt à pousser les activistes de ce mouvement sur le terrain de la violence au moins symbolique. Le retentissement médiatique de cette violence leur permet de détourner l’attention de leurs électeurs. Les Egyptiens, à qui les Frères ont promis un "miracle" économique et social qu'ils sont incapables d'accomplir, se mobiliseront volontiers autour de stratégies de la tension entretenues à l’étranger.
A Gaza même, le récent "entrisme" de l’émir du Qatar conduit à des rééquilibrages au sein du Hamas. Depuis plus de dix ans, l’Arabie saoudite et l’Iran se livraient à des surenchères en vue du contrôle de la situation locale. Cela avait produit des rivalités au sein du mouvement islamiste, mais elles avaient fini par trouver des points d’équilibre ces deux dernières années. En posant brutalement 400 millions de dollars sur la table, le Qatar contraint les différents clans du Hamas à démontrer leur capacité de contrôle, de mobilisation et de nuisance afin de justifier leur prétention à la récupération de la manne qatarie.
Ce conflit réapparaît sans cesse et semble quasi immuable. La communauté internationale est-elle à ce point sourde, aveugle, bref, impuissante ?
La communauté internationale n’est certainement ni sourde ni aveugle, mais elle n’a guère de moyens d’action sur cette situation inextricable. En supprimant les colonies juives de Gaza, en bouclant l’enclave par des murs et des barbelés, en l’isolant par un blocus terrestre, aérien et maritime pour finalement en remettre la responsabilité à une Egypte bien incapable d’en exercer le contrôle, l'ancien Premier ministre Ariel Sharon s’est débarrassé du problème.
Compte tenu du peu d’empressement des acteurs régionaux à voir des puissances étrangères y intervenir et de leurs réticences à y appliquer les résolutions de l’ONU, Gaza est devenue – comme le sud-Liban dans les années 70 – l’abcès de fixation de toutes les contradictions régionales : malaise politique et social de l'Egypte, volonté saoudienne de contrôle global de l’islam sunnite, volonté de l’Iran chiite d’être présent sur ce dossier majeur du rapport à l’islam et de la relation islam-occident, volonté du pouvoir alaouite syrien de ne pas laisser le monopole du dossier palestinien aux seuls sunnites, etc.
Il est difficile pour la communauté internationale d’intervenir sur ce jeu du Mikado où le déplacement d’un seul élément peut ébranler l’ensemble et avoir des répercussions lointaines et parfois inattendues en matière de violence politique et de grands équilibres stratégiques. La plupart des acteurs ont donc préféré baisser les bras. On peut d’ailleurs s’interroger sur la légitimité qu’auraient des acteurs étrangers à la région à y intervenir hors du cadre des Nations unies.
L'islamisme, dont vous êtes l'un des spécialistes, est-il l'une des clés du conflit ? Faut-il considérer que nous n'en avons pas suffisamment pris conscience ou en tout cas que nos réponses ne sont pas adaptées ?
Le salafisme professé et exporté par les pétromonarchies du Golfe pour se légitimer politiquement, les surenchères religieuses entre les potentats sunnites et le régime des mollahs iraniens contribuent bien sûr à la dramatisation des conflits, à l’escalade des violences, au dévoiement des aspirations démocratiques.
Mais – même s’il en exploite toutes les facettes – ce n’est pas l’islamisme qui est à l’origine des conflits régionaux, du tracé aberrant des frontières issues du démantèlement de l’Empire ottoman, des politiques et des rivalités de l’Occident autour de l'approvisionnement énergétique, des menaces sur les minorités régionales, des alliances contre-nature entre démocraties occidentales et théocraties pétrolières. L’islamisme en est la conséquence. Il faudrait être conscients de ces problèmes pour essayer de trouver des réponses adaptées.
Quelle est la fonction des services secrets dans ces moments de grande tension ?
Elle est d’abord d’assurer le plus en amont possible l’information de leur pays sur les contentieux susceptibles de dégénérer, d’identifier les acteurs des dérives possibles vers la violence, de percer le secret des intentions des protagonistes potentiels de situations à risque. Elle est ensuite de proposer, et éventuellement mettre en œuvre, toutes les mesures pour éviter les conflits ou s’en prémunir. En dernier ressort, ces mesures peuvent être militaires, mais on privilégie en général les mesures diplomatiques, économiques, sociales, culturelles, etc.
A partir du moment où les tensions se traduisent en violences, le rôle des services se limite généralement à l’information des politiques sur l’état des forces en présence, les grandes lignes d’évolution du conflit et ses conséquences prévisibles. Expertise mise à part, leur rôle ne se différencie guère de celui des diplomates de terrain, qu’ils sont appelés parfois à assister, et des bons journalistes.
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