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Quand des multinationales sont éclaboussées par l'esclavage ou le travail forcé
En Thaïlande, Chaoren Pokphand Foods, le plus gros éleveur mondial de crevettes, achèterait du poisson pêché par des esclaves. Or, ce groupe approvisionne des marques comme Carrefour, Walmart, Tesco ou Aldi, selon une enquête du quotidien britannique «The Guardian». Retour sur les affaires d’esclavage ou de travail forcé qui ont rejailli sur de grandes entreprises.
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Dans le monde, près de 30 millions de personnes vivraient dans des conditions d’esclavage, selon Walk Free, l’équivalent de la population du Pérou. Les trois-quarts se trouveraient en Asie. Mais «aucun continent n'est épargné», affirme cette organisation basée en Australie, soutenue par l'ancienne secrétaire d'Etat américaine Hillary Clinton et le co-fondateur de Microsoft et philanthrope Bill Gates. L’esclavage est vu ici au sens large : mariage forcé, enfants vendus, asservissement par la dette… Les victimes sont «utilisées et dominées par quelqu’un d’autre pour en tirer profit, exploitation sexuelle ou simple jouissance de domination».
Quant au travail forcé, l'Organisation internationale du travail (OIT) estime que près de 20,9 millions de personnes, dont environ un quart ont moins de 18 ans, se trouvent dans cette situation dans le monde, occupant des postes qui leur ont été imposés par la contrainte ou la tromperie.
Reste que le travail forcé et l'esclavage, qui mettent dans l'embarras de grands groupes internationaux, sont loin d'être inédits. Piqûre de rappel.
La thaïlande, une plaque tournante de l’esclavage
Voilà comment est qualifiée la Thaïlande par l’Organisation internationale du travail. Le secteur de la pêche est particulièrement touché. Depuis plusieurs années, des hommes et des femmes, réduits en esclavage, composent les équipages de certains chalutiers thaïlandais. Des travailleurs immigrés venus de Birmanie ou du Cambodge voisins. Piégés par de faux courtiers leur promettant du travail, ils sont vendus à des capitaines de bateaux pour 300 euros, détaille The Guardian.
Leurs conditions de travail : des journées de 20 heures pour un seul bol de riz par jour et des méthamphétamines pour tenir le coup. Ils sont enchaînés, battus et torturés, relatent d'anciens esclaves qui sont parvenus à s'échapper. Les exécutions sont aussi une pratique courante.
Les poissons ainsi pêchés servent à nourrir les crevettes élevées par Chaoren Pokphand Foods. L'entreprise thaïlandaise, qui a admis que l’esclavage permettait d’alimenter sa chaîne d’approvisionnement, a des clients à travers le monde : les américains Walmart et Costco, l’allemand Aldi, l’anglais Tesco, le français Carrefour... Face à la médiatisation accrue de cette affaire, ces géants de la distribution ont bien sûr condamné cette activité illégale voire suspendu leur partenariat avec C P Foods.
Le coton ouzbek
En Ouzbékistan, la cueillette du coton, premier produit d'exportation, n’est pas mécanisée. Alors, la campagne nationale de récolte mobilise des milliers de personnes enrôlées de force dans les champs. «Marchands, banquiers, médecins, infirmiers, artisans, boulangers, fonctionnaires, professeurs, étudiants, écoliers...», les Ouzbeks sont tous amenés à réaliser cette tâche, rapporte Courrier International. «Non seulement ils ne sont pas payés, mais s'ils n'arrivent pas aux 80 kilos requis, ils doivent payer une amende», lit-on sur le site de Radio-Canada. Seuls ceux qui en ont les moyens peuvent y échapper en s’offrant les services d'un «mardikor» (journalier).
Une récolte à la soviétique. Et cela fait des décennies que ça dure. Il faut dire que le pays est le troisième exportateur mondial d’«or blanc». Beaucoup de marques d’habillement ont eu recours au coton ouzbek pour tisser leurs vêtements.
Pendant des années, ces dernières ont fermé les yeux sur cette situation, malgré les rapports publiés par les ONG. «Et puis, en 2007, un confrère britannique, a réussi à filmer les petits Ouzbeks dans les champs de coton. Le documentaire a été montré par la BBC et cela a conduit certaines grandes marques de vêtements à considérer qu’il n’était plus possible d’acheter le coton ouzbek», relate le site de France Inter.
Mais le pays n’a pas eu de mal à trouver d’autres entreprises et à augmenter ses exportations en Asie. En 2013, le gouvernement d’Islam Karimov a autorisé pour la première fois l’accès aux champs de coton aux observateurs de l'Organisation mondiale du travail. Pourtant, l’usage du travail forcé a encore cours aujourd’hui.
Les dessous de la ligne «Burkina fashion» de Victoria's secret
Toujours dans la filière du coton, fin 2011, la marque de lingerie Victoria's secret a été épinglée dans un scandale d’esclavage au Burkina Faso. L’information a été révélée par un journaliste de Bloomberg dans le cadre d’une vaste enquête. «La marque aux anges» avait pourtant voulu se donner une image philanthropique en lançant en 2007 une ligne de produits équitables fabriqués en Afrique, «Burkina fashion».
Le coton utilisé serait cultivé dans des champs où travaillent des orphelins maltraités, selon l’agence de presse américaine. Celle-ci raconte la quotidien de Clarisse Kambire, 13 ans, retirée de l’école pour être exploitée dans l’un des champs de coton burkinabés qui fournissent Victoria's Secret. «Battue par ses employeurs lorsqu'elle ne travaille pas assez rapidement, la jeune fille décrit un quotidien de souffrances pour récolter le coton qui servira à fabriquer "ces culottes zébrées, vendues 8,50 $ dans la boutique Victoria's Secret de la Water Tower Place de Chicago"», détaille le site du Monde.
Le géant de la lingerie a par la suite annoncé qu’il ne se fournissait plus au Burkiano Faso.
Le tabac kazakh
Au Kazakhstan, un autre type de culture a occasionné le recours au travail forcé : celle du tabac. Dans les fermes kazakhes, des travailleurs migrants étaient exploités pour cultiver et récolter le tabac vendu ensuite au cigarettier Philip Morris. C’est ce qu’avait révélé en 2010 un rapport de l’ONG Human Rights Watch (HRW). La multinationale possédant les marques Marlboro ou Chesterfield a été contrainte de reconnaître ces abus. Au moins 72 enfants, âgés de moins de 10 ans, travaillaient chez ses producteurs.
Les personnes exploitées étaient surtout originaires des pays voisins d'Asie centrale, principalement du Kirghizistan. Leurs passeports étaient parfois confisqués et on exigeait d’eux d’effectuer «des heures extrêmement longues» pas toujours payées, précise l'organisation des droits de l'Homme. En 2011, Philip Morris International s’est engagé à protéger les droits des travailleurs du tabac dans sa chaîne d’approvisionnement en s’associant avec l’ONG Vérité. Saluant cette démarche, Human Rights Watch avait alors indiqué qu’une «surveillance rigoureuse et indépendante» était cruciale. Difficile de dire ce qu’il en est désormais.
Les enfants asservis de Côte d’Ivoire
Le cas des enfants esclaves des plantations de cacao de Côte d’Ivoire est dénoncé depuis plus de dix ans. Originaires des pays voisins (Mali, Burkina Faso et Togo), ils sont bien souvent traités comme de simples marchandises. Piégés par leurs passeurs, ils sont achetés par des producteurs qui alimentent la demande mondiale de chocolat.
La Côte d’Ivoire est le premier fournisseur des multinationales de chocolat (Nestlé, Kraft, Mars…). En 2006, dans le pays, plus de 100.000 enfants travaillaient dans «les pires conditions de travail des enfants possibles» et au moins 10.000 d'entre eux étaient victimes du trafic d’êtres humains et d’esclavage, selon le Département d’Etat américain.
En 2001, les grandes entreprises de l’industrie du cacao avaient pourtant signé le protocole Harkin-Engel, destiné «à éliminer les pires formes de travail des enfants et de travail forcé dans la culture et la transformation des fèves de cacao».
«Si cet accord a débouché sur de petites améliorations dans le secteur, les plus grandes entreprises chocolatières se sont traînées à une allure de limace au cours des dix dernières années», relativise Slate Afrique.
Difficile d’éradiquer le travail forcé ou l’esclavage sur la planète...
Des violations des droits de l’Homme ne semblent pas près de s’arrêter. Pourtant, quelques avancées sont à souligner comme au Maroc où l’on a tenté de légiférer sur l’activité «des petites bonnes», ces filles employées en tant que domestiques, souvent exploitées.
Et la conférence internationale du travail a adopté à Genève le 11 juin 2014 un protocole pour lutter contre le travail forcé. Un texte «juridiquement contraignant», selon l’OIT, incitant les Etats et le secteur privé à protéger davantage les victimes et à leur concéder des dédommagements. La Thaïlande est le seul Etat à s’y être opposé.
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