: Reportage "C'est notre Tchernobyl à nous" : après les séismes en Turquie, l'immense chaîne de solidarité nationale pour les sinistrés s'active à Istanbul
"Attention ! On laisse passer, merci !" Entre les piles de cartons et les rangées de sacs pleins à craquer, Cem, 25 ans, a du mal à se frayer un chemin. Une assiette en plastique à la main, il s'autorise une pause déjeuner avec un groupe de bénévoles, assis à même le sol dans ce local du TIP (le Parti des travailleurs de Turquie), situé en plein cœur de Kadıköy, sur la rive orientale d'Istanbul. Depuis les séismes du 6 février, qui ont fait plus de 41 000 morts en Turquie et en Syrie, le lieu a changé de vocation et accueille tous les volontaires du quartier. Parmi eux, un grand nombre de non-adhérents du parti d'extrême gauche, qui y préparent des colis "sept jours sur sept, 24 heures sur 24", répètent fièrement les bénévoles.
Le matin des séismes, Cem est sorti du théâtre voisin, où il travaille, pour proposer son aide. "On m'a dit de venir ici tout de suite", se souvient le jeune comédien. Depuis plus d'une semaine, il passe le plus clair de son temps au centre de collecte. "Je m'occupe du tri des produits alimentaires et des vêtements, explique-t-il. J’ai aussi aidé le personnel technique parti sur le terrain, en procurant des tentes et des vêtements." Pour Cem, les journées sont longues, mais il ne se voit pas faire autre chose. "Ici, au moins, on n'a pas le temps de regarder notre portable. Les images qui circulent sur les réseaux sociaux nous font beaucoup de mal, mentalement", confie celui qui "n'arrive plus à dormir" depuis la catastrophe survenue à l'autre bout du pays. "On est tous en état de stress, on ne parle que de séisme, explique-t-il. Quand le tramway passe en bas de l'immeuble, les vibrations font sursauter tout le monde."
Quelques jours après la tragédie, plusieurs rescapés des séismes sont venus donner un coup de main. "On fait tout pour ne pas trop les traiter comme des victimes, pour ne pas les rendre tristes, raconte Cem. Mais c'est difficile parfois." L'une de ses amies, originaire de Gaziantep, dans la zone sinistrée, s'est effondrée alors qu'elle empaquetait des colis. "Ses larmes ont coulé dans tous les cartons qu'elle a préparés", témoigne le jeune homme.
"Je ne pouvais plus rester chez moi, j'étouffais"
En début d'après-midi, plusieurs bénévoles arrivent pour la relève. Comme Birce, 28 ans, comédienne elle aussi. "Tous les théâtres ont baissé leur rideau, les tournages de séries sont suspendus, explique la jeune femme. Moi, j'ai tout le temps du monde." Dans les jours qui ont suivi les séismes, alors que des points de collecte ouvraient dans des mairies, des bars, des stades de football, Birce s'est d'abord sentie impuissante, subissant le flot d'images sidérantes à la télévision. "Je ne pouvais plus rester chez moi, j'étouffais", se souvient-elle.
Sa sœur l'a alors emmenée dans ce local politique converti en entrepôt, où elle donne désormais "entre huit et neuf heures" de son temps chaque jour. Sans expérience humanitaire, la jeune femme s'est improvisée gestionnaire de planning. Elle s'assure des rotations et de la bonne distribution des tâches. Une activité qui lui permet, à elle aussi, d'oublier un temps cette tragédie collective traumatisante. "Quand je rentre chez moi, je me sens à nouveau très malheureuse", confie-t-elle. Surtout que la mobilisation des bénévoles à travers le pays est loin d'être superflue.
"Les séismes ont causé tellement de destructions que le gouvernement est dépassé. En plus de cela, il y a parfois eu beaucoup d'incompétence de la part des autorités. Alors, nous agissons en complément."
Birce, bénévole de 28 ans à Istanbulà franceinfo
Chez les volontaires, la censure du réseau social Twitter pendant de longues heures après le tremblement de terre ne passe toujours pas. "C'était censé empêcher la désinformation, mais ça a surtout empêché d'aider les victimes !", s'étrangle-t-on au point de collecte. Car dans la zone des séismes, les réseaux sociaux ont aussi servi à aiguiller les secouristes et à relayer différents appels. A Istanbul, ils ont également permis de reloger des centaines de sinistrés dans des appartements mis à disposition.
Des départs de camions "nuit et jour"
En montant à l'étage du local, les bénévoles sont accueillis par une forte odeur de plastique. La faute à une large bâche scotchée au sol de la pièce principale, sur laquelle les dons sont triés à toute vitesse. Depuis le début de la mobilisation, le grand rectangle noir a vu défiler toutes sortes de produits. "Vu qu'il faisait très froid le matin du séisme, on s'est tout de suite dit qu'il fallait envoyer des vêtements chauds, des couvertures, ce genre de choses, relate Uraz Aydin, membre du comité central du TIP. Ensuite, on a appelé nos équipes sur place pour connaître au mieux les besoins des gens." Autour de lui, la salle de réunion est remplie de boîtes de médicaments, de bidons vides, de piles de cartons qui frôlent le plafond... Alors que les dons continuent d'affluer en masse, les bénévoles doivent faire de plus en plus de choix.
"On sait désormais qu'il y a moins besoin de vêtements, explique Uraz Aydın. Plus besoin non plus d'envoyer forcément des plats préparés, car des cuisines mobiles ont été installées un peu partout." Avec le temps, les volontaires ont appris à confectionner des "colis familiaux", pour aider quatre à cinq personnes pendant une semaine. Alimentaire, équipement, santé... A chaque besoin son carton. Les colis tamponnés "hygiène" contiennent tous du désinfectant, du shampooing, des lingettes, des packs de sous-vêtements pour chacun... Les cartons prêts à partir sont stockés dans l'entrée d'un théâtre, situé au rez-de-chaussée. "Nous avons déjà réussi à envoyer plus de 30 semi-remorques, détaille Uraz Aydın. Et des camionnettes viennent nuit et jour récupérer les colis."
Pour optimiser l'aide humanitaire, et éviter que des camions ne partent à moitié remplis par exemple, plusieurs formations politiques ont décidé d'agir ensemble, tout en se coordonnant avec des associations. De quoi mettre les oppositions entre parenthèses ? Loin de là, selon Uraz Aydın. "Rien que le fait que des partis soient obligés de venir en aide aux victimes du tremblement de terre, ce qui est surprenant pour nous aussi, cela montre qu'il y a une absence du gouvernement et de l'Etat", tance le responsable politique. Pour lui, la "plus grande catastrophe naturelle du siècle" dans la région, selon les mots de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), le 14 février, va forcément laisser un "énorme traumatisme". "C'est notre Tchernobyl à nous, estime-t-il, en référence à l'accident nucléaire survenu en 1986 dans l'actuelle Ukraine. Cela va avoir des conséquences pendant des années et des années."
"Nous serons là aussi longtemps que nécessaire"
Sur les coups de 15 heures, un petit camion se gare en klaxonnant dans la ruelle voisine. Une dizaine de bénévoles foncent l'accueillir, avant de mettre en place une chaîne humaine pour y charger les cartons d'aide. Au milieu des colis, une dizaine d'épais rouleaux blancs passent de main en main : du tissu mortuaire, utilisé pour inhumer les défunts selon le rite islamique. Les volontaires semblent ne plus y faire attention. En une dizaine de minutes, la camionnette est prête pour partir vers un point de rencontre, en périphérie d'Istanbul, où son chargement sera transféré dans un plus gros camion. Après une nuit de route, ce dernier rejoindra Malatya, une ville durement touchée par les séismes.
Combien de temps ces convois seront-ils nécessaires ? "Il faudra toujours envoyer des produits d'hygiène, par exemple, car ils sont très vite consommés", fait remarquer Mehmet Ali, un solide quadragénaire en charge des livraisons. Pour Uraz Aydın, "la nature des besoins va forcément évoluer" dans les prochains mois. "Plus que le sauvetage, il faudra permettre aux victimes de continuer à vivre et de reconstruire leur vie", souligne-t-il. Parmi les questions prioritaires, l'hébergement d'urgence devrait notamment être assuré grâce à la livraison de conteneurs aménagés.
En attendant, mi-février, les bénévoles du quartier de Kadıköy restent plongés dans l'urgence. Certains, comme Cem, comptent s'engager à 100% jusqu'à la fin du mois, "au moins". "Les théâtres sont fermés et personne ne nous aide, mais ça, c'est un problème pour le mois prochain", anticipe le comédien. "Nous serons là aussi longtemps que nécessaire", promet de son côté Birce. Les bénévoles peuvent compter sur l'arrivée de renforts, comme Çınar et Lidya, 17 ans tous les deux, venus en couple afin de trier des dons pour la première fois. "Beaucoup de nos amis s'engagent dans leur mairie ou à d'autres endroits", expliquent les deux lycéens, ajoutant qu'à leur âge, ils n'ont pas encore les moyens de donner à des associations. "Mais on peut toujours porter des choses", assurent-ils avec le sourire.
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