Chute de Bachar al-Assad : dans quel état se trouve la Syrie après 13 ans de guerre civile ?
Des "besoins immenses". Tom Fletcher, responsable de l'aide humanitaire l'ONU a appelé, mercredi 18 décembre, à "augmenter massivement" le soutien à la Syrie. Alors que la communauté internationale salue un "moment d'espoir" après la chute de Bachar al-Assad, "la crise humanitaire n'a pas disparu", confirme Olga Cherevko, porte-parole de l'agence humanitaire des Nations unies (Ocha) à Damas. Depuis mars 2011, les ravages de la guerre civile ont laissé les services publics paralysés, l'économie exsangue, et provoqué des millions de personnes à fuir.
La coalition menée par le groupe islamiste Hayat Tahrir al-Sham (HTS), qui a nommé un gouvernement de transition, doit désormais reconstruire la Syrie. Un défi de taille dans un pays où la majorité des infrastructures ont été détruites et où l'accès à l'eau est limité. Franceinfo résume la situation dans laquelle se trouve la Syrie, après 13 ans de violences et de drames.
Des destructions massives
"Presque tout le territoire a été affecté par le conflit", constate William Spindler, porte-parole du Haut-Commisariat pour les réfugiés (HCR), agence onussienne. Selon la commission économique et sociale pour l'Asie occidentale des Nations Unies, le montant des destructions atteignait 117,7 milliards en 2020. Environ "40% des logements ont été endommagés pendant la guerre", rapporte Steven Heydemann, chercheur au centre sur la politique du Moyen-Orient à l'institut Brookings.
Fin 2016 à Alep, alors que le régime de Bachar al-Assad était en train de reprendra la ville, plus de 35 000 structures étaient endommagées ou détruites par les combats, selon les données satellites de l'ONU. A cela se sont ajoutés les tremblements de terre qui ont dévasté la région, en février 2023. "J'ai été choquée par le niveau de destruction à Lattaquié et à Alep", témoigne Olga Cherevko, porte-parole de l'Ocha, qui s'est rendue sur place après les séismes.
La ville de Maarat al-Nouman, dans la région d'Idleb, comptait 50 000 habitants avant la guerre, selon Médecins sans frontières (MSF). Aujourd'hui, "ils ne sont plus que 25 familles et, parmi les maisons qui existent encore, il ne reste plus que les murs", souligne Thomas Balivet, à la tête des missions de l'ONG dans le nord-ouest de la Syrie. Selon l'organisation, qui opérait jusqu'ici uniquement dans cette région, il y a "des dizaines de villes comme Maarat al-Nouman qui sont inhabitables" à travers le pays.
La reconstruction n'a jamais démarré. En raison des sanctions internationales contre le régime de Bachar al-Assad, les fonds des agences et organisations humanitaires ne pouvaient servir à la reconstruction, explique Olga Cherevko. "Nous pouvons réparer une fenêtre ou une porte cassée, mais pas reconstruire une maison complètement détruite."
Des services publics délabrés
La dégradation des services publics en Syrie a également atteint des niveaux alarmants. Durant des années, "le régime d'Assad et la Russie, son alliée, ont ciblé les hôpitaux, les écoles, les boulangeries, les institutions essentielles" aux besoins vitaux, explique le chercheur Steven Heydemann. Seule la moitié des infrastructures et des installations d'eau est encore fonctionnelle, rapporte Suhair Zakkout, porte-parole du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) à Damas. Ces problèmes persistent après la chute du régime, notamment à Alep, où l'approvisionnement en eau potable est affecté par les conflits autour d'un barrage à l'est de la ville, rapporte MSF. "Si ça continue, il peut y avoir des problèmes de santé publique, notamment des maladies liées au mauvais approvisionnement", alerte Thomas Balivet.
Par ailleurs, la production électrique du pays a chuté de 80% depuis 2011, selon le CICR. "Au cours des deux dernières années, l'électricité était coupée au moins 18h par jour à Alep" et "cinq à six heures par jour" à Damas, souligne Suhair Zakkout. Ces villes subissent des coupures "de plus en plus longues" depuis l'offensive rebelle qui a fait chuter le régime de Bachar al-Assad.
"Sans électricité, sans eau, quel système de santé pourrait fonctionner correctement ?"
Suhair Zakkout, porte-parole du CICR à Damasà franceinfo
Près d'un quart des hôpitaux et un tiers des centres de soins primaires étaient hors service en juin, selon l'Organisation mondiale de la santé. En février dernier, une étude de l'ONG Physicians for Human Rights dénombrait 604 attaques contre 400 structures médicales depuis le début du conflit. En novembre, des bombardements ont encore touché des hôpitaux d'Idleb et d'Alep, les "endommageant sérieusement", dénonce MSF.
En parallèle, l'exode massif des médecins vers l'étranger a affecté "la qualité et la capacité du système de santé", souligne Suhair Zakkout. Avec des difficultés d'approvisionnement en médicaments et en matériel, les rares infrastructures encore en état de fonctionner ne peuvent pas répondre aux besoins urgents de la population. "Dans certains hôpitaux, il n'y a même plus de matelas sur les lits, témoigne le responsable de MSF Thomas Balivet. Les médecins demandent aux familles de fournir elles-mêmes les équipements pour faire les opérations."
Autre secteur affecté : l'éducation. Beaucoup d'écoles ont été endommagées ou réquisitionnées pour acceuillir les déplacés, selon le Haut-Commisariat pour les réfugiés. Pour Steven Heydemann, "Bachar al-Assad a paralysé les institutions publiques", rendant presque impossible une réponse coordonnée aux besoins de la population.
Une économie exsangue
Treize ans de combats, de destructions et de déplacements forcés de la population ont affecté "tous les secteurs" de l'économie syrienne, résume Steven Heydemann. Les capacités industrielles et agricoles ont dégringolé, tandis que les sanctions contre le régime de Bachar al-Assad ont fortement ralenti les échanges internationaux. Le PIB syrien était de 17,5 milliards de dollars en 2023, selon la Banque mondiale. Entre 2010 et 2022, la richesse du pays a chuté de 53%, précise l'organisation.
Désormais, 90% de la population vit sous le seuil de pauvreté. "Le pays produit moitié moins de nourriture qu'en 2011" et "16 millions de personnes dépendent de l'aide humanitaire", souligne Suhair Zakkout. "Presque tout le monde cumule deux ou trois emplois pour s'en sortir : chauffeur de taxi le matin, épicier l'après-midi, livreur...", détaille la porte-parole du CICR.
"Pour survivre, les gens s'endettent et sautent des repas. Des enfants sont déscolarisés et doivent travailler, mendier, chercher de la nourriture dans les poubelles ou sont mariés jeunes", ajoute Olga Cherevko, de l'Ocha. Autant de "stratégies de survie délétères", mises en place dans l'unique but de se nourrir.
"Certains renoncent aux fruits et aux légumes, trop chers, et se nourrissent essentiellement de pain. Mais comment sont-ils censés faire, lorsque même le pain devient inabordable ?"
Olga Cherevko, porte-parole de l'Ocha à Damasà franceinfo
En effet, l'inflation est galopante depuis plusieurs années. Selon la Banque mondiale, elle a atteint 92,5% en Syrie en 2023. "Après la chute de Bachar al-Assad, l'incertitude a fait exploser les prix dans certaines régions, poursuit Olga Cherevko. A Alep, le prix du pain a grimpé de 900% en deux jours."
L'aide humanitaire est cruciale. Outre l'eau et la nourriture, le HCR "distribue de l'argent" pour permettre à la population de faire ses courses, explique William Spindler. Mais les besoins sont démesurés par rapport aux moyens : à deux semaines de la fin de l'année, l'ONU n'avait reçu "qu'un tiers des 4,1 milliards de dollars" nécessaires pour financer ses opérations en Syrie en 2024, alerte Olga Cherevko. "Le financement est plus bas que jamais, alors que nous avons toujours plus de personnes à aider."
Des millions de déplacés et de réfugiés
Sur 23,5 millions de Syriens, "il y a sept millions de déplacés internes" et "six millions de réfugiés" à l'étranger, souligne William Spindler, du HCR. Les récents combats entre les rebelles et l'armée ont encore forcé un million de personnes à quitter leur domicile. "Moins de 200 000 ont pu rentrer chez eux", selon Olga Cherevko.
Dans le seul Nord-Ouest, ils sont 3,5 millions à vivre dans des camps, selon MSF. "Ceux qui ont les moyens ont des maisons. Les autres vivent dans des sortes d'abris faits de parpaings", rapporte Thomas Balivet. L'arrivée de l'hiver rend leur situation encore plus précaire.
"Des familles, jusqu'à cinq à dix personnes, vivent dans des abris de quatre mètres sur deux, dans des conditions sanitaires difficiles, sans accès à l'eau potable."
Thomas Balivet, chef de mission pour Médecins sans frontièresà franceinfo
Dans ce contexte, le retour des réfugiés préoccupe les organisations humanitaires. Dès le lendemain de la chute de Bachar al-Assad, des pays européens ont annoncé suspendre l'examen des demandes d'asile de Syriens. Certains, comme l'Autriche, préparent même leur expulsion. La coalition menée par HTS a, elle, appelé les exilés à regagner le pays, alors que des personnes affluaient déjà à la frontière avec le Liban ou la Turquie.
"Ces retours doivent être volontaires : les pays d'accueil ne doivent pas contraindre les réfugiés à rentrer", martèle Suhair Zakkout. La démarche doit aussi être "informée". "La Syrie est l'un des pays les plus contaminés au monde par les munitions explosives, le taux de pauvreté est très élevé, les services publics fonctionnement mal... Les réfugiés doivent en avoir conscience avant de revenir", insiste la porte-parole du CICR. "A moins qu'on y alloue les ressources appropriées, le pays n'est pas prêt à faire face à des retours massifs", abonde Olga Cherevko. "Si les conditions ne sont pas adéquates, ils ne pourront pas rester : ils seront à nouveau déplacés à l'intérieur du pays ou le quitteront", met en garde William Spindler.
Un avenir politique incertain
La chute de Bachar al-Assad fait naître "des espoirs de paix et de stabilité", constate Olga Cherevko. Mais les humanitaires comme la communauté internationale se montrent prudents face à la coalition de rebelles qui a pris le pouvoir. "Nous voyons des signaux positifs (...), mais beaucoup d'incertitudes demeurent", poursuit la porte-parole de l'Ocha. Le groupe HTS, "qui a gouverné Idleb en imposant une gouvernance islamiste autoritariste", s'est assuré "des positions clés" dans ce nouvel exécutif, rappelle Steven Heydemann. "Beaucoup de Syriens s'inquiètent de voir ce modèle appliqué au pays entier (...) et que le pouvoir soit centralisé."
"Est-ce que les promesses d'Ahmed al-Charaa [le chef du groupe HTS] reflètent la manière dont il compte réellement gouverner ? Cela reste à voir."
Steven Heydemann, chercheur et spécialiste de la Syrieà franceinfo
La capacité des nouvelles autorités à assurer l'ordre et la sécurité dans un pays où le pouvoir est morcelé interroge aussi. "Il y a des frappes menées par l'armée israélienne, et encore des combats dans certaines régions", pointe William Spindler. Pour se remettre de plus d'une décennie de crise, la Syrie a besoin de solutions politiques, mais aussi d'un soutien international. "L'argent sera la plus grosse difficulté, non seulement pour financer l'aide humanitaire", mais aussi pour réaliser "des investissements importants, à long terme, et restaurer les services de base", estime Olga Cherevko.
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