: Grand entretien Après la chute de Bachar al-Assad, "il y a vraiment la volonté de dépasser les morcellements communautaires", selon une spécialiste de la Syrie
Quel avenir pour le peuple syrien ? Bachar al-Assad laisse derrière lui un pays exsangue et ravagé par treize années de guerre civile. Pour asseoir son autorité, le dictateur syrien a favorisé sa propre communauté, les Alaouites, mais il a aussi compté sur les autres communautés en misant sur la fragmentation de son peuple. Car la Syrie, qui compte une population de près de 20 millions d'habitants, est une mosaïque de religions et d'ethnies. Quelles sont ces différentes communautés ? Au lendemain de la chute du régime, comment vont-elles vivre ensemble ? Faut-il faire confiance au nouveau pouvoir en place, le groupe HTS, qui assure respecter les minorités du pays ?
Pour répondre à ces questions, franceinfo s'entretient avec Laura Ruiz de Elvira, chargée de recherche à l'IRD, l'Institut de recherche pour le développement, spécialiste de la Syrie à qui elle a, notamment, consacrée sa thèse.
franceinfo : Comment se compose la population syrienne ?
Laura Ruiz de Elvira : Le pays est composé de différentes communautés, religieuses et ethniques. 90% de la population est musulmane, et au sein de cette population musulmane, il y a entre 70 et 75% de sunnites, l'un des deux grands courants de l'Islam. Mais ce ne sont pas les seuls, il y a entre 7 et 10% d'Alaouites. C'est une branche dissidente issue du chiisme, l'autre grand courant de l'islam, et c'est la minorité dont sont issus les Assad. Ensuite, les chrétiens représentent environ 10% de la population syrienne et ils sont eux-mêmes divisés en de multiples petites communautés : il y a les Grecs orthodoxes, les Grecs catholiques, les syriaques orthodoxes, ou encores les Arméniens, qui sont à la fois une minorité religieuse et ethnique.
Il y a également 3% de Druzes, qui sont essentiellement dans le sud de la Syrie. Il s'agit d'une branche de l'islam qui est aussi ultra-minoritaire, qui a sa propre histoire et ses propres symboles et qui se trouve à cheval entre la Syrie, le Liban et la Palestine. Enfin, il y a les Kurdes qui sont sunnites et qui représentent environ 10% de la population syrienne. À part les Kurdes et les Arméniens, les Arabes sont l'ethnie majoritaire en Syrie.
Quel était le rapport des différentes communautés avec le régime de Bachar al-Assad ?
On a toujours parlé d'un pouvoir alaouite, mais il faudrait le nuancer un peu. Évidemment, les bases les plus solides étaient alaouites, mais cette communauté a été prise en otage, déjà avant 2011 et ensuite à partir de 2011, avec énormément de jeunes alaouites envoyés faire la guerre sans pouvoir dire non. Ainsi, le soutien de la communauté alaouite au régime de Bachar al-Assad pendant ces dix dernières années s'est dégradé, également en raison de conditions économiques de plus en plus mauvaises. D'ailleurs, il n'y a pas vraiment eu de résistance à l'avancée de HTS et la communauté ne s'est pas battue pour le régime. On a même vu des manifestations à Tartous et à Lattaquié, qui sont des bastions de la communauté alaouite, avec les drapeaux de la Révolution.
"Le communautarisme est un notion à manier avec délicatesse, il a été utilisé comme outil de gouvernance pendant des décennies par le régime des Assad."
Laura Ruiz de Elvira, spécialiste de la Syrieà franceinfo
Pour gouverner, le régime a toujours coopté des éléments des différentes communautés en donnant à leurs élites des privilèges économiques, un pouvoir limité politique, c'est-à-dire des gages pour qu'elles ne contestent pas le pouvoir en place. Le régime comptait ainsi sur le soutien des figures religieuses chrétiennes. Lors de mes enquêtes en Syrie dans les années 2000, les chrétiens eux-mêmes me disaient qu'ils bénéficiaient d'une marge de manœuvre pour la gestion des affaires sociales et associatives, dont les sunnites ne bénéficiaient pas. Le régime s'est quand même aussi appuyé sur la majorité sunnite, en particulier ses élites, qui ont bénéficié de la libéralisation économique des années 2000. Mais les sunnites ont aussi été beaucoup opprimés, notamment après 2011. Je me suis rendu compte qu'il y avait, chez une partie des sunnites, un sentiment de marginalisation, de mépris de la part du pouvoir, le fait de ne pas pouvoir exprimer leur foi, et de pratiquer leurs activités tranquillement.
Quant aux Kurdes, ils ont été la communauté la plus réprimée par le régime, notamment avant la révolution. Avant 2011, des milliers de Kurdes n'avaient pas la nationalité. Et en 2011, le régime leur a accordé la nationalité pour faire en sorte qu'ils ne se mobilisent pas.
La Syrie est-elle une mosaïque ou une nation ?
On ne peut donc pas nier l'existence du communautarisme, qui a été renforcé pendant ces dix dernières années de guerre. Mais beaucoup de Syriens ne sont pas à l'aise avec cette lecture communautaire qui effacerait la vision de leur pays comme une nation, justement. Il faut parler de la Syrie comme d'une nation, qui a une très longue histoire et qui a une fierté. Un sentiment de fierté nationale a été rétabli au moment de la révolution, après des décennies de baasisme (le parti des al-Assad), qui avait réécrit l'histoire du pays à sa guise. Cette fierté nationale, on la retrouve aujourd'hui avec la chute du régime. Rappellons qu'en 2011, un des slogans les plus chantés, c'était "Le peuple syrien est un !" et ce slogan a d'ailleurs été repris lors de la chute du régime.
Que représente l'arrivée au pouvoir d'HTS pour les Syriens ?
Il y a du soulagement, il y a de la joie, il y a même de la stupeur. Que le régime soit vraiment tombé après toutes ces années, ça semblait impossible, très peu de gens y croyaient encore. Mais en même temps, les Syriens restent vigilants, ils se méfient et attendent de voir ce qui va se passer. Car beaucoup de révolutionnaires avaient été persécutés, d'abord par Daesh puis par HTS à Idlib. Donc évidemment, pour eux, pour les Syriens qui sont plus laïques et pour les minorités, ce n'est pas le pouvoir qu'ils voulaient voir arriver à Damas. Les Syriens ne sont pas naïfs, ils savent qu'ils font face à d'immenses défis, que ça va être très compliqué. Et d'ailleurs il commence déjà à y avoir des signes de d'impatience et une expression de cette méfiance. Il y a eu des rassemblements à Alep qui demandaient à HTS d'ouvrir les prisons à Idlib. Et à Damas, le 19 décembre, des manifestants ont réclamé un "État uni, civil et laïc".
Parmi mes contacts, j'en vois beaucoup qui expriment aujourd'hui leur mécontentement face aux personnalités qui ont été nommées dans ce gouvernement provisoire intérimaire, parce que ce sont des figures proches d'al-Joulani. Ils me disent : "On ne s'est pas débarrassé d'Al-Assad pour avoir aujourd'hui la famille al-Charaa" (le nom de naissance d'al-Joulani).
Aujourd'hui, y a-t-il une volonté d'union ?
Absolument, il y a vraiment cette volonté de dépasser la fragmentation du peuple et de construire un nouveau pays sur de nouvelles bases. Mais il est évident que toutes les communautés ne se projettent pas de la même manière. Aujourd'hui, la population kurde et la population alaouite ont plus peur que les autres composantes du pays. Même si, concernant les Alaouites, il n'y a pas eu de représailles, ni de résistances depuis la chute du régime de Bachar al-Assad.
Concernant les Kurdes, il y a énormément de tensions dans le nord-est de la Syrie où ils sont contraints de se replier de plus en plus puisqu'ils ont déjà perdu des territoires. Les différents groupes rebelles, qui forment l'Armée nationale syrienne (ANS) et qui sont en fait pilotés par la Turquie, ont lancé une offensive contre les territoires contrôlés par l'administration autonome des Kurdes. Donc aujourd'hui, énormément de questions se posent sur ce qui va se passer pour cette communauté.
L'avenir des Kurdes va aussi dépendre de ce que les Kurdes, eux-mêmes, vont décider de faire : est-ce qu'ils vont se rallier à la marche nationale ou est-ce qu'ils vont demander à conserver leur autonomie ? On voit bien qu'aujourd'hui, au sein même de l'administration autonome, il y en a qui sont pour négocier et dialoguer avec le nouveau pouvoir pour voir comment ils peuvent maintenir une certaine autonomie Et, il y en a qui sont plutôt dans une ligne dure de poursuivre leur projet d'autonomie et qui vont plutôt vers la confrontation.
Peut-on croire les gages donnés par HTS ?
C'est difficile de se projeter mais, ce qu'on peut faire, c'est observer ce qui a été fait jusqu'à maintenant, à Idlib où HTS était au pouvoir. Les spécialistes ont mis en exergue le fait qu'al-Joulani a fait des concessions à certaines minorités qui étaient à Idlib, par exemple, les chrétiens pouvaient continuer à pratiquer leur culte, à avoir leur église, etc. HTS a réussi à gouverner sur Idlib parce qu'il avait le pouvoir des armes, mais à l'échelle du pays, ils ne sont pas dans la même situation. Il y a d'autres factions, il y a beaucoup plus de populations à gérer, donc ils ne pourront pas faire exactement la même chose qu'ils ont faite à Idlib, sans être contestés.
"Aujourd'hui, on voit qu'HTS donne des gages à tout le monde pour rassurer les différentes communautés et qu'il n'y a pas eu d'exactions, ni de représailles, par exemple à l'égard des alaouites."
Laura Ruiz de Elvira, spécialiste de la Syrieà franceinfo
HTS a vraiment un souci d'acceptabilité. S'ils veulent que leur gouvernance tienne, il leur faut de l'argent pour la reconstruction et donc il faut de l'aide internationale pour que le pays se relève. Pour que cette aide internationale arrive, il leur faut être pragmatiques et qu'ils donnent des gages d'inclusivité. Et il faut que HTS soit retiré de la liste des groupes terroristes. Donc c'est un ensemble d'éléments qui font qu'al-Joulani a tout intérêt à continuer dans cette ligne d'ouverture et de respect des différentes minorités.
Quelle pourrait être l'opposition ou le contre-pouvoir face à HTS ?
L'administration autonome kurde représente déjà une forme d'opposition. Il y a également l'opposition laïque. Des anciens du régime pourraient aussi s'organiser, même si pour le moment, ce n'est pas le cas. HTS pourrait aussi se retrouver face à d'autres factions rebelles qui pourraient estimer qu'ils n'ont pas eu leur part du gâteau. Au niveau de la société civile, beaucoup d'associations syriennes, qui étaient installées en Turquie, sont déjà de retour sur le terrain. Elles s'organisent pour distribuer des aides, pour s'engager dans la reconstruction. etc.. Et elles peuvent constituer éventuellement une opposition à HTS. Donc HTS va devoir être suffisamment inclusif et pragmatique s'il veut conserver le pouvoir, autrement ils vont se retrouver face à énormément de contestations. Et il y a déjà des signes qui indiquent qu'on ne va pas les laisser faire ce qu'ils veulent.
La Syrie peut-elle aussi compter sur sa diaspora ?
Avec l'exil de millions de Syriens ces dix dernières années, il y a aujourd'hui toute une nouvelle génération de Syriens qui sont aujourd'hui ultra-formés, en matière de société civile, dans l'humanitaire, dans les médias, au niveau culturel, au niveau de la gouvernance, au niveau de la justice transitionnelle. Des Syriens qui vont pouvoir participer à la reconstruction du pays mais qui ont aussi d'énormes attentes. Il ne faudra pas les mettre de côté parce que sinon ils pourront, eux aussi, faire partie des futures oppositions.
Qu'est-ce qui est souhaitable selon vous pour le destin du peuple syrien ?
Il faudra une justice transitionnelle qui aille dans le sens des réparations et de la détermination des responsabilités. Et il faudra aussi des élections libres pour que la Syrie puisse aller de l'avant. D'anciens révolutionnaires réclament déjà la possibilité de créer des partis politiques. Pour le moment, on est encore dans la phase d'euphorie, avec des questionnements, des interrogations. Mais dans deux ou trois mois, on sera dans la construction de la nouvelle Syrie et pour cela, il faudra absolument des élections libres où les partis puissent concourir pour que tous les Syriens puissent s'exprimer dans leur diversité. Sans ça, le nouveau projet de gouvernance d'al-Joulani ne sera pas viable.
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