Elections municipales en Turquie : désaffection de l'électorat traditionnel, poussée des islamistes, les raisons de l'échec de l'AKP

Le parti social-démocrate CHP est devenu le premier parti du pays, devant l'AKP, le parti présidentiel, aux élections municipales en Turquie. franceinfo analyse les raisons d'une aussi cuisante défaite.
Article rédigé par Marie-Pierre Vérot - Hayati Basarslan
Radio France
Publié
Temps de lecture : 9min
Des retraités installés sur un banc dans les rues d'Istanbul le 28 mars 2024. (MARIE-PIERRE VEROT / FRANCEINFO)

En Turquie, l'heure est à l’analyse dans les rangs de l'AKP après la défaite du parti gouvernemental aux élections municipales dimanche 31 mars. Son rival, le parti social-démocrate CHP remporte 14 des 30 grandes métropoles turques, dont Istanbul et Ankara, et rafle des bastions de longue date de l'AKP, notamment en Anatolie. Au lendemain de cette gifle électorale, le président Recep Tayyip Erdogan a convoqué son parti pour tirer les leçons d’un échec historique.

Derrière cette défaite de l'AKP d'Erdogan, il y a d'abord la désaffection de ses électeurs traditionnels. Écrasés par la crise économique qui ne cesse de s’amplifier avec une inflation à près de 70% en mars, beaucoup ont donc voté "avec leurs pieds" en refusant de se rendre aux urnes. Les dernières municipales affichent le plus faible taux de participation depuis 2004. Nombre de partisans du président se sont sentis trahis et parmi eux, les retraités qui représentent 8 des 61 millions d’électeurs que comptent la Turquie. Ils font figure de perdants dans la société turque avec une pension de base de 10 000 livres (environ 300 euros), inférieure au seuil de pauvreté, quand le salaire minimum en Turquie est à 17 000 livres.

Les retraités ont sanctionné l'AKP

À Kadiköy, sur la rive asiatique du Bosphore, des retraités profitent du soleil en écoutant un musicien de rue. Un plaisir gratuit. Beaucoup survivent avec une pension plus faible que le seuil de pauvreté, pension que le gouvernement n’a pas augmentée malgré ses promesses. Un couple de personnes âgées confie : "Avant on venait à Kadiköy, on buvait notre raki ou notre bière, on mangeait notre poisson deux fois par semaine. Maintenant, c’est impossible." L'épouse du couple ouvre un sac et confie : "Ça fait deux ans qu’il ne m’avait pas fait de cadeau et aujourd’hui, il vient de m’offrir ce châle. Je l’en remercie."

Bedri, 93 ans, retraité à Istanbul le 28 mars 2024. (MARIE-PIERRE VEROT / FRANCEINFO)

Tout à côté, Bedri tient les tracts de l’opposition entre les mains. Il renchérit : "La situation des retraités est déplorable. J’ai 93 ans donc j’en ai vu passer des présidents de la République, et pourtant je n’ai jamais connu une situation aussi mauvaise ! On ne peut même plus mettre de fromage ou d’olives sur la table de l’iftar (la rupture du jeûne), sans parler des dattes !"

Dans un pays où l’on respecte les anciens, le choc est rude. "Avant, quand on partait à la retraite, raconte Mustafa Durna, porte-parole du Syndicat de tous les retraités, avec les primes on pouvait s’acheter une maison, une voiture, ou quand on avait des enfants, on pouvait leur payer le mariage et la dot. Aujourd’hui, cela n’est plus possible."

Mustafa Durna, porte-parole du Syndicat de tous les retraités. (MARIE-PIERRE VEROT / FRANCEINFO)

Pour Mustafa Durna, les difficultés des retraités pèsent dans le scrutin au-delà de leur nombre - ils sont huit millions de plus de 65 ans. "Leur voix a un écho plus large, énorme. Parce que, par exemple, il y a les enfants qui voient la situation de leurs parents et doivent les prendre en charge alors qu'ils ont à leur tour des difficultés financières. Et cela fait boule de neige."

En Turquie, les retraités ont sanctionné l'AKP. Reportage de Marie-Pierre Vérot

La montée du parti islamiste Yeniden Refah

Autre raison de la défaite de l'AKP : l'irruption d’un parti islamiste très actif sur le terrain lors de cette campagne. Yeniden Refah Partisi - ou le Nouveau Parti de la prospérité -, mené par Fatih Erbakan, s’est imposé comme la troisième formation de ce scrutin en remportant quelque 6,19% des suffrages. Il a dénoncé la corruption en vigueur sous Erdogan, a demandé le doublement des pensions des retraités et a dénoncé le maintien du commerce entre la Turquie et Israël à l’heure de la guerre à Gaza. Autant d’arguments qui ont fait mouche chez les électeurs traditionnels de l’AKP, mécontents de la gestion du président Erdogan.

Mehmet Altinöz, candidat du parti Yeniden Refah, en campagne dans le district de Catalca à Istanbul le 28 mars 2024. (MARIE-PIERRE VEROT / FRANCEINFO)

Franceinfo a suivi le parti islamiste pendant leur campagne dans le district de Catalca à une soixantaine de kilomètres du centre d’Istanbul. Mehmet Altinöz, le candidat de Yeniden Refah pour la métropole fait alors du porte à porte. "Chaque fois qu’on est entrés dans un magasin, on a eu de nouveaux membres, raconte-t-il avec un large sourire. Dans toute la Turquie nous avons des représentants et 7 000 nouveaux membres nous rejoignent chaque jour. On vient de battre un record mondial. On va rentrer dans le Guiness des records." Avec déjà plus d’un demi-million d’adhérents, le parti surfe notamment sur la crise économique. Ümit et Dilber voteront pour lui. "On a voté pour Erdogan aux présidentielles, que je sois maudit si je recommence", lance Ümit. "Il nous a trahis", renchérit son épouse.

"Un retraité gagne 10 000 livres par mois. On est cinq à la maison, rien que le pain nous coûte 3 000 livres par mois et notre loyer est de 15 000 livres. Comment voulez-vous qu'on soutienne l'AKP ?"

Ümit, électeur du parti Yeniden Refah

à franceinfo

Yeniden Refah fait aussi campagne sur la probité, dénonçant la corruption du gouvernement. C'est ce qui a séduit Elif, jeune communicante. "Dans les institutions, rien ne marche. Le système de piston bat son plein partout, dénonce-t-elle. Les jeunes ont perdu tout espoir, ils n’ont plus confiance. Nous voulons un changement." Le parti offre aussi une alternative à tous les électeurs conservateurs musulmans mécontents de l’AKP qui ne pouvaient se résoudre à voter pour l’opposition laïque et républicaine. "Cela fait au moins cinq ans que je ne me reconnais plus dans les idées de l'AKP, explique Elif. Il n’y avait pas d’autre option, on n’avait pas le choix. Maintenant, nous avons le Nouveau parti de la Prospérité qui nous représente comme musulmans."

Ümit et Dilber, électeurs convaincus par le parti Yeniden Refah le 28 mars 2024. (MARIE-PIERRE VEROT / FRANCEINFO)

Pour séduire largement, le parti évite de mettre en avant ses positions plus controversées. "Le programme du Nouveau parti de la Prospérité est beaucoup plus conservateur que celui de l'AKP, analyse le politologue Berk Esen. Il trouve que l'AKP n'est pas être assez conservateur sur les personnes LGBT, les femmes, les pensions alimentaires. Il incarne l'agenda des électeurs conservateurs masculins." Yeniden Refah se déchaîne aussi contre le commerce avec Israël, demande au président de rompre les relations diplomatiques avec l’État hébreu. Troisième formation du pays aux dernières municipales, le parti islamiste se prépare déjà pour la prochaine présidentielle.

En Turquie, le parti Yeniden Refah s'impose comme la 3e formation politique. Le reportage de Marie-Pierre Vérot

L'espoir d'une réconciliation dans une société très polarisée

C'est à Istanbul, qu'Erdogan avait pourtant juré de reprendre au CHP, que le parti présidentiel enregistre son plus cuisant échec. Beyoglu est l’un des arrondissements d’Istanbul qui a basculé dans le giron du CHP. Situé sur la rive européenne, quartier très touristique, Beyoglu est connu pour sa place Taksim, sa tour de Galata et le parc Gezi, théâtre d’une révolte durement réprimée par le pouvoir en 2013. Yönten est assise à une terrasse de café. "Aujourd’hui, je me suis réveillée dans une sorte de sérénité, dit cette psychothérapeute avec un large sourire. J’ai l’espoir que d’autres choses vont suivre, qu’il y aura un changement dans la société turque qui est tellement polarisée. J’espère maintenant que cette sorte de guerre entre nous a pris fin."

Yönten, psychothérapeute et habitante de l'arrondissement de Beyoglu à Istanbul le 1er avril 2024. (MARIE-PIERRE VEROT / FRANCEINFO)

Au soir de sa réélection, le maire Imamoglu a d’ailleurs lancé un appel à la réconciliation de tous en Turquie : Kurdes et Alévis, Sunnites et Arméniens. Un peu plus haut, sur la place Taksim, Dindu tire son cabas et fait la grimace sous son voile. Elle avoue avoir voté pour le parti du président mais s’en repend. "J’ai 71 ans, souffle-t-elle. J’en ai vu de toutes les couleurs, mais une vie si chère, je n’ai jamais vu cela avant cette année. 'Il' a laissé flamber les prix. Tu vas au magasin, aujourd’hui ça coûte 3 livres et demain 5 livres. 'Il' nous a trompés. Le Dieu voit tout cela. Et c’est fini, maintenant sa vie politique est finie. Bye bye." Dans les rangs du CHP, les électeurs sont revigorés. Certains souhaitent une élection présidentielle anticipée, qu’ils rêvent désormais de remporter.

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