Colin Kaepernick, le joueur de foot américain antiraciste devenu paria
Il y a un an, il boycottait l'hymne national pour protester contre les violences policières. Aujourd'hui, il ne parvient pas à trouver de club.
"Je ne me lèverai pas pour montrer mon amour d'un drapeau ou d'un pays qui oppresse les Noirs, ou les personnes de couleur. Pour moi, c'est bien plus important que le football." Voilà pourquoi à l'automne 2016, au plus fort des manifestations contre les violences policières, Colin Kaepernick s'est agenouillé pendant l'hymne national. Jusque-là cantonné aux pages sportives, "Kap" s'offre la une des médias nationaux. Car dans un pays aussi cocardier que les Etats-Unis, mettre un genou à terre quand retentit The Star-Spangled Banner relève du crime de lèse-majesté. Et dans le milieu du foot américain, ce genre d'initiative ne pardonne pas : Kaepernick est devenu un paria, sans club, alors que la saison débute en septembre.
Pas facile d'être un "quarterblack"
Quand il a été poussé dehors par son équipe en mars dernier, Kaepernick ne pensait pas avoir trop de mal à trouver un point de chute. Certes, son niveau a décliné depuis ses premières années flamboyantes, quand il menait les 49ers de San Francisco au Super Bowl. Mais pour les observateurs friands de statistiques, il demeure une valeur sûre du marché.
Or, près de six mois après son geste, "Kap" attend toujours devant son téléphone, dans l'appartement de Manhattan (New York) qu'il s'est offert. Car seule la Grosse Pomme peut lui garantir un minimum d'anonymat, lui dont l'engagement a été salué par des caisses entières de lettres de menaces de mort – et autant d'encouragements. Un sondage réalisé par l'université américaine de Quinnipiac témoigne de cette division de l'opinion : une écrasante majorité de Noirs salue ce genre de prise de position ; une écrasante majorité de Blancs la trouve insultante pour le pays.
Les mois passent, et Kaepernick regarde les équipes compléter leur effectif avec des joueurs qui lui sont bien inférieurs. Et certains membres du staff des 49ers qui ont laissé filtrer à la presse (en anglais) que le joueur comptait abandonner les combinaisons rembourrées pour militer à plein temps ne lui ont pas rendu service. Kaepernick a dû démentir la rumeur en personne : "J'ai toujours l'intention de jouer." Où ? C'est là que ça se complique. Les Miami Dolphins ont rattrapé par le col Jay Cutler, un quarterback à la retraite devenu consultant. Les Baltimore Ravens ont eux jeté leur dévolu sur un joueur évoluant dans une ligue de seconde zone (en salle, qui plus est). L'équipe était pourtant à deux doigts d'offrir un contrat à Kaepernick. Le coach avait donné son accord, le manager général était partant… mais pas le président, qui après avoir sondé les fans, a exprimé publiquement sa crainte qu'il "n'abîme sa marque".
La seule mention du nom de Kaepernick à la page des transferts a provoqué un schisme au sein des fans des Ravens. Lors d'un match de préparation début août, on a pu voir une banderole hostile dans les tribunes : "Kaepernick, on ne tolèrera pas que tu t'agenouilles. Signé Baltimore, la ville de la bannière étoilée" (c'est effectivement dans la ville du Maryland qu'ont été créés le drapeau et l'hymne américains). A l'extérieur du stade, des manifestants, noirs pour la plupart, réclamant l'arrivée du joueur. Devant son écran, la compagne de Kaepernick, animatrice sur une radio new-yorkaise, tweete un montage comparant le patron du club au personnage esclavagiste joué par Leonardo DiCaprio dans le film Django Unchained. Kaepernick n'est plus un bon joueur, il est devenu un symbole politique.
@raylewis pic.twitter.com/N9k7nDgmDh
— NESSA (@nessnitty) 3 août 2017
"Kap" contre Trump
Le drame de Kaepernick est de jouer au football américain. Difficile d'imaginer sport plus acquis à la cause de Donald Trump, les patrons d'une demi-douzaine d'équipes ayant généreusement financé sa campagne et aidé à collecter 100 millions de dollars pour sa fête d'investiture. L'un d'eux, Woody Johnson, propriétaire des New York Jets, a été récompensé par un poste d'ambassadeur à Londres. Robert Kraft, le patron des New England Patriots, a son rond de serviette à bord d'Air Force One, l'avion présidentiel, ajoute Sports Illustrated. L'entraîneur de cette équipe sacrée lors du dernier Super Bowl possède sa carte de membre au club de golf de Mar-a-Lago, en Floride, propriété du président américain qui y passe tous ses week-ends.
Basically #maga #nfl #Kaepernick #espn #trump #Baltimore #LosAngeles #miami pic.twitter.com/qFNP1mwc77
— Gabroni Slytherin (@GabroniJonSnow) 8 août 2017
Même topo concernant le public de ce sport : plus blanc, plus riche, plus vieux et plus Républicain que la moyenne nationale. Ne cherchez plus pourquoi Donald Trump avait demandé que les débats l'opposant à Hillary Clinton n'aient pas lieu les jours de matchs… Les amoureux du foot US ont un rapport particulier aux joueurs, à la carrière ultracourte (trois ans en moyenne) : beaucoup d'entre eux, évoluant aux postes défensifs, sont interchangeables. Quelques stars émergent du lot, souvent au poste de quarterback, l'organisateur du jeu. Un rôle dévolu très majoritairement aux joueurs blancs, et ce depuis toujours. Entre 2000 et 2017, le taux de quarterbacks noirs a à peine frémi, autour de 20%. L'un des chiffres les plus faibles, tous postes confondus, souligne The Undefeated.
Guys: this is not difficult. Teams are avoiding Kaepernick because they don't like fact he took knee for anthem.
— mike freeman (@mikefreemanNFL) 9 mai 2017
No other reason.
That's it.
Mike Freeman, journaliste écouté du Bleacher Report, raconte qu'en enquêtant sur le sujet, "[s]on téléphone a croulé sous les SMS de managers expliquant que Kaepernick avait trahi le pays". Certains craignaient même un tweet rageur du président s'ils avaient eu l'audace d'embaucher le joueur militant. Trump en a fait son miel, le soir même, lors d'un meeting dans le Kentucky : "Je me suis dit que j'allais vous raconter ça, a commenté le président, tout sourire. Car les gens du Kentucky adorent quand on se bat pour défendre le drapeau américain." Alors qu'il n'était que candidat, Trump avait déjà invité Kaepernick à "changer de pays".
"Un secret de polichinelle"
Vous avez dit "blacklisté" ? En tout cas, la gêne croît chez les joueurs, à 70% noirs. "C'est un secret de polichinelle", déplore Michael Bennett, défenseur des Seahawks de Seattle, cité par ESPN. "Tout le monde sait pourquoi Kaepernick n'a pas de contrat." Tout le monde ? Pas Roger Goodell, le patron de la National Football League (NFL), qui a nié tout boycott du joueur – sans convaincre. L'ancien joueur Michael Vick, qui lui a eu droit à une deuxième chance à sa sortie de prison, refuse aussi de voir le problème et s'est borné à conseiller à Kap de couper sa coupe afro afin d'être "plus présentable".
But yall have a problem with @Kaepernick7? #Charlottesville #Virginia #WhiteSupremacists #ColinKaepernick #NFL pic.twitter.com/lsj29eCVEv
— Tara Mosley-Samples (@TaraLSamples) 13 août 2017
Kaepernick sur la touche, d'autres ont pris le relais, en réaction aux manifestations racistes de Charlottesville organisées le 12 août. Des joueurs, comme Michael Bennett, dont les fesses n'ont pas quitté le banc pendant l'hymne mardi 15 août. Des fans, qui se mobilisent : près de 200 000 personnes ont signé une pétition demandant à ce que Kaepernick trouve un club, en attendant une manifestation prévue devant le siège de la NFL, à New York, le 23 août. Le monde de la culture n'est pas en reste : le Museum of African American History and Culture de Washington a ajouté à ses collections l'un des maillots du quarterback.
Pas sûr, cependant, que toute cette agitation suffise à ébranler une ligue qui a regardé sans ciller l'un des rares footballeurs à avoir pris position pour le mariage gay être remercié sans ménagement en 2013. La carrière de Kaepernick risque bien de s'achever, à seulement 29 ans.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.