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Daniel Ellsberg, le «lanceur d'alerte» qui dénonça la guerre du Vietnam

Edward Snowden, Bradley Manning, Julian Assange… Ils ont dévoilé des secrets d’Etat et sont plus ou moins dans des situations délicates. On les appelle aujourd’hui des «lanceurs d’alerte». Le terme est nouveau mais pas le phénomène. Retour sur l’un des plus célèbres d’entre eux, Daniel Ellsberg, qui avait fourni au «New York Times» les documents montrant l’enlisement des Américains au Vietnam.
Article rédigé par Pierre Magnan
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
La militante Cindy Sheehan (à gauche) sourit à Daniel Ellsberg (à droite), auteur des «Pentagone Papers» en 1971, lors d'une manifestation en juillet 2006 à Washington. (BRENDAN SMIALOWSKI / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP)

Pour avoir révélé les documents, comme wikileaks, ou révélé les écoutes de la NSA, Julian Assange est toujours retranché dans une ambassade à Londres et Edward Snowden est réfugié en Russie. Quant au soldat Bradley Manning il a été condamné à 35 ans de prison.

«L'homme le plus dangereux d'Amérique»
En 1971, en pleine guerre du Vietnam, un homme avait révélé au monde des documents du Pentagone (les «pentagone papers») qui dénonçaient les dessous de l'opération militaire américaine en asie du sud-ouest. Cet homme, c'était Daniel Ellsberg, «l'homme le plus dangereux d'Amérique» comme l'appela Henry Kissinger, le responsable de la diplomatie américaine sous Nixon. L'homme n'était pas un dangereux gauchiste, mais un sérieux analyste du Département d'Etat et du Pentagone et pourtant quand le New York Times publia les documents qu'il avait photocopiés, ce fut une tempête à Washington. 

Le New York Times publia ses «papiers du Pentagone» pendant une quinzaine de jours. Ces «Pentagone papers» désignent un document intitulé les «Relations entre les Etats-Unis et le Vietnam, 1945-1967» : une étude préparée par le Département de la Défense totalisant 7000 pages secret-défense relatant l’implication politique et militaire des USA au Vietnam.

Les documents publiés montraient comment le gouvernement américain avait délibérément généralisé la guerre, sans en avoir reçu le feu vert du Congrès. Un extraordinaire catalogue de «mensonges et tromperies», rappelait récemment le Guardian.


Diplômé de Harvard
Daniel Ellsberg avait pourtant un CV en béton. Né en 1931 à Chicago, il est diplômé en économie à Harvard en 1952. Après avoir passé trois ans dans le corps des Marines, il passe son doctorat d’économie, toujours à Harvard, avec une thèse sur «le risque, l’ambiguïté et la décision».
 
En 1959, il est analyste et consultant auprès du ministère de la Défense et de la Maison blanche, spécialisé dans les questions de commandement. Nous sommes en pleine Guerre froide. En 1961, il rédige les consignes de commandement pour les chefs d’état major en cas de guerre nucléaire. Pendant la crise des fusées en 1962, il participe aux groupes de travail relevant du Conseil national de sécurité.
 
Après un moment passé en 1965 à l’ambassade des Etats-Unis à Saigon pour analyser les effets de la «pacification», il retourne aux Etats-Unis pour travailler sur les prises de décisions américaines au Vietnam qui deviendront les «Pentagone papers».
 
«Mettons ce fils de pute en prison»
En 1969, il photocopie les 7000 pages de l'étude. Après les avoir communiquées à des Sénateurs, il les donne au NYT et à 18 autres journaux. Le gouvernement tente d'en interdire la publication, mais finalement la Cour suprême privilégie la liberté de la presse et autorise la publication

Le Guardian cite une discussion entre Kissinger et Nixon qui montre l'ampleur de l'affaire et le niveau auquel elle était montée:
«Nixon: Mettons le fils de pute en prison
Kissinger: Nous devons le faire
Nixon: Ne vous inquiétez pas au sujet de son procès ... essayez dans la presse. Nous voulons le détruire dans la presse... Est-ce clair?
Kissinger et John Mitchell (le procureur général): Oui.»
 
Une du «New York Times» de juin 1971, avec en photo Daniel Ellsberg. (DR)

Les manipulations présidentielles échouent. Poursuivi en justice, Ellsberg est acquitté parce que le pouvoir de Nixon a effectué des perquisitions illégales et secrètes chez son psy pour tenter de le salir. Des perquisitions effectuées par les mêmes hommes que celles effectuées dans l'immeuble du Watergate...

«Pour avoir mis en avant la paix et la vérité, au prix de risques personnels considérables, et avoir consacré sa vie à inspirer les autres à suivre son exemple», il a reçu en Suède, en 2006, une sorte de prix Nobel alternatif.

Les documents révélés par Ellsberg ont contribué à discréditer la guerre, qui fit un million de morts côté vietnamien et 55.000 côté américain, et sont devenus un facteur du retrait américain, ainsi que de la démission de Nixon.
 
Le «whistleblower» est toujours combatif
Toujours combattif, Ellsberg a, dans une tribune de 2007, mis le doigt sur la surveillance des Américains après le 11-Septembre. Il citait la NSA et la surveillance des citoyens. «La plupart des actes commis par Bush dans le domaine des surveillances illégales et autres avaient été accomplis sous la présidence de mon patron, Lyndon Johnson, durant la guerre du Vietnam, comme l’emploi de la CIA, du FBI, de la NSA contre des citoyens américains», écrivait-il.

Récemment, Ellsberg a affirmé que Bradley Manning est «la personne à qui je m'identifie le plus depuis quarante ans». Lui aussi était arrivé au point où il était «prêt à aller en prison». Et sur son site, Daniel Ellsberg a lancé en janvier 2014 : «Je suis fier et honoré d’accueillir Edward Snowden à la direction de notre fondation liberté de la presse.» Une fondation créée par des journalistes et des militants dirigée par Daniel Ellsberg.

Et, le whistleblower (le mot anglais pour lanceur d'alerte) n'a pas perdu sa pugnacité. Il a reproché en 2011 à Obama d'avoir «poursuivi davantage d'individus pour des fuites à la presse que n'importe quel autre président». Sans parler des écoutes de la NSA.

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