Reportage Dans le Michigan, la communauté musulmane "croise les doigts pour Gaza et le Liban", après la victoire de Donald Trump à la présidentielle

Malgré sa proximité affichée avec Israël, le républicain a réussi une percée historique chez les électeurs de confession musulmane. Ceux-ci l'attendent toutefois au tournant concernant sa politique au Moyen-Orient.
Article rédigé par Pierre-Louis Caron - envoyé spécial dans le Michigan (Etats-Unis)
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Ibrahim, habitant de Dearborn, dans le Michigan (Etats-Unis), le 8 novembre 2024. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Après une heure de prêche et de prière, une foule compacte s'extirpe de la grande mosquée d'Hamtramck, vendredi 8 novembre, en banlieue nord de Détroit (Michigan, Etats-Unis). Certains fidèles s'échangent des nouvelles, tout en enfilant leurs chaussures à cloche-pied. L'élection présidentielle, conclue deux jours plus tôt, n'est déjà plus vraiment un sujet de débat. "Le vote est passé, Donald Trump a gagné, et nous avons certainement joué un rôle dans sa victoire", sourit Amir, la trentaine. Autour de lui, "une grande partie" des habitués du lieu de culte a choisi le candidat républicain, assure-t-il, ajoutant que les guerres menées par Israël dans la bande de Gaza ainsi qu'au Liban ont "énormément pesé" dans les choix de vote.

Ville ouvrière dont 40% des habitants sont musulmans, souvent des immigrés yéménites, bangladais ou palestiniens, Hamtramck a radicalement changé en termes de vote depuis la dernière présidentielle. Le score des démocrates y a dégringolé, passant de 85% des suffrages pour Joe Biden en 2020 à 46,7% pour Kamala Harris, alors que Donald Trump s'est hissé à 42,6%, un record, selon le décompte municipal, cité par le journal local Detroit Free Press. Plus largement, Donald Trump a remporté la victoire dans l'Etat du Michigan, l'un des plus indécis de ce scrutin, qui avait élu Joe Biden d'un cheveu quatre ans plus tôt.

L'avenue Holbrook à Hamtramck (Michigan, Etats-Unis) a été rebaptisée "avenue de la Palestine" par le conseil municipal début mars 2024. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Les talons plantés dans l'épais tapis bleu et jaune de la mosquée, l'imam Belal Alzuhairi se satisfait de ce résultat. Logique, pour celui qui avait fait sensation en s'affichant à un meeting de Donald Trump, le 26 octobre, à Novi, une autre banlieue de Détroit, en compagnie d'une poignée de leaders religieux. "En tant que musulmans, nous soutenons le président Trump parce qu'il promet la paix", avait-il alors déclaré d'un ton tonitruant. Un discours qu'il assume, et qu'il continue à justifier. "Nous avons discuté avec [Donald Trump] et dégagé plusieurs points qui nous paraissaient importants, explique le religieux. C'est sur cette base que nous lui avons apporté notre soutien, même si nous ne sommes pas d'accord avec tout ce qu'il a pu dire ou faire par le passé."

Un "vote de la dernière chance"

Pour beaucoup d'observateurs, le succès de Donald Trump auprès des musulmans du Michigan détonne. Il faut dire qu'en 2016, le républicain avait déclaré que "l'islam déteste l'Amérique", rapportait alors France 24. En tant que président, il avait imposé un muslim ban, réduisant fortement à partir de 2017 les arrivées de réfugiés et de voyageurs venus de pays musulmans, comme la Syrie, l'Irak ou le Yémen. Durant la campagne électorale, cette année, il a affiché son soutien à Israël dans sa guerre à Gaza et appelé l'armée du pays à "terminer le boulot rapidement". Avant de déclarer, le 8 octobre, que l'enclave palestinienne pourrait être "mieux que Monaco" si elle était "reconstruite de la bonne façon", comme l'a relaté le site Politico. Des commentaires qui ont choqué les soutiens du peuple palestinien.

L'imam de la Grande mosquée d'Hamtramck (Michigan, Etats-Unis), Belal Alzuhairi, le 8 novembre 2024. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

"Soutenir un candidat ne veut pas dire le suivre sur toute la ligne, balaye l'imam Belal Alzuhairi. Tout n'est pas blanc ou noir, la politique est une question d'intérêts communs (...) et Donald Trump nous paraît le plus qualifié pour mettre fin à ces guerres." Lors de sa discussion avec le futur président des Etats-Unis, l'imam Alzuhairi a eu "l'impression d'être écouté". Pense-t-il avoir influencé Donald Trump pour autant ? "Je l'espère, oui", confie le guide religieux. "Il nous a invités, il a tendu l'oreille, alors que les démocrates n'ont même pas essayé de faire un pas vers nous, déplore-t-il. Quel autre choix avions-nous ?" Une position partagée, entre autres, par le maire démocrate (et musulman) d'Hamtramck, Amer Ghalib, qui a publiquement soutenu Donald Trump dans les dernières semaines précédant l'élection.

Le centre islamique d'Amérique, à Dearborn (Michigan, Etats-Unis), qui abrite la plus grande mosquée du pays, le 8 novembre 2024. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Ce renversement des opinions est encore plus net dans la ville voisine de Dearborn, 110 000 âmes, située à une quinzaine de kilomètres à l'ouest. Sa population, à majorité d'origine arabe, compte aussi la plus grande proportion de musulmans de tous les Etats-Unis. La cité abrite par ailleurs la plus vaste mosquée du pays, qui attire chaque vendredi soir un cortège incessant de fidèles en voiture. Sur le parking, Ibrahim, vidéaste passionné de cuisine, ne veut pas dire pour qui il a voté. Mais il avoue "très bien comprendre" les quelque 42% de votants à avoir choisi Donald Trump, là où Kamala Harris a récolté 36% des voix et la candidate écologiste, Jill Stein, pas loin de 18%, selon des résultats quasi définitifs.

"Tout le monde prie pour que Trump mette fin à la guerre à Gaza, aux bombes qui ravagent le Liban", confie le trentenaire, dont la famille est originaire de Nabatieh, dans le sud du Liban, ville pilonnée par l'armée israélienne. "Tous les jours, on reçoit des nouvelles terribles de nos proches sur WhatsApp, concernant les destructions, les blessés, les morts, raconte-t-il. Aujourd'hui, nous avons un peu plus l'espoir que les Etats-Unis changeront de politique et diront à Israël d'arrêter ce massacre."

Un drapeau de la Palestine accroché à l'entrée d'une maison de Dearborn Heights (Michigan, Etats-Unis), le 8 novembre 2024. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Pour Ibrahim, le "manque d'alternative" a poussé les électeurs arabes et musulmans vers "un vote de la dernière chance, vu le bilan humain effroyable de la guerre au Moyen-Orient". Et ce, malgré la personnalité "imprévisible" de Donald Trump, concède-t-il. "Maintenant, on croise les doigts pour Gaza, le Liban, mais aussi le Yémen, la Syrie... Tous ces endroits qu'Israël bombarde en toute impunité, s'insurge-t-il. Bien sûr, tous les choix politiques peuvent vous revenir dans la figure, mais nous gardons espoir. Que peut-on faire d'autre ?"

"Les gens ici sont traumatisés par les guerres"

Installé à une table de son restaurant de Dearborn, Hassan, 35 ans, devise sur la présidentielle entre deux bouchées. "Il faut bien comprendre que les gens ici sont traumatisés par les guerres au Moyen-Orient, nos parents ont fui la violence, il y a un lourd passif, rappelle-t-il. Ce qu'il se passe dans la bande de Gaza notamment, cela a été un élément décisif pour le vote. A ce niveau [de violence], plus rien d'autre ne compte." Contrairement à nombre de ses voisins, Hassan n'a pas voté pour Donald Trump, mais pour Jill Stein, candidate qui a placé la guerre à Gaza au centre de sa campagne. "C'était surtout pour protester contre le système à deux partis, explique-t-il. Et pour envoyer un signal aux démocrates, car ce vote les affecte plus que pour Donald Trump."

Hassan, jeune entrepreneur, devant une fresque peinte sur son restaurant de Dearborn (Michigan, Etats-Unis), le 8 novembre 2024. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Lorsque le candidat républicain s'est déplacé dans un autre restaurant de Dearborn, le 1er novembre, Hassan a joué des coudes pour lui demander s'il qualifiait la guerre à Gaza de "génocide", récoltant un regard appuyé du milliardaire, mais aucune réponse. "Au fond, Donald Trump est à la botte d'Israël, accuse le gérant. Il ne fera rien pour arrêter les livraisons d'armes ni le flux de bombes sur les Palestiniens et les Libanais, et ça va continuer de plus belle."

"C'est un pari beaucoup trop risqué"

Rencontrée sur le campus de la Wayne State University, en plein cœur de Détroit, Samira, 21 ans, partage la même appréhension. L'étudiante a voté pour Kamala Harris, "mais sans grande conviction", confie-t-elle. "J'espérais tout de même qu'elle change de politique internationale après avoir remplacé Joe Biden", précise la jeune femme, qui porte un écusson aux couleurs de la Palestine sur sa veste en jean. "Il y a des vies humaines en jeu, l'avenir de milliers d'enfants aussi. Alors voter pour Trump, qui a toujours soutenu la politique [du Premier ministre israélien] Benyamin Nétanyahou, je trouve vraiment que c'est un pari beaucoup trop risqué, juge-t-elle. Surtout que la situation régionale peut encore davantage s'envenimer."

Des messages politiques collés sur les lampadaires du campus de la Wayne State University à Détroit (Michigan, Etats-Unis), le 8 novembre 2024. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Déçues, elles aussi, par les options proposées, Hiba et Lilyaan ont décidé d'aller au-delà du vote en se lançant dans l'aide humanitaire. Les deux amies de 24 ans, l'une fraîchement diplômée, l'autre toujours étudiante en santé, ont créé début octobre l'association Banat Lebnan, qui centralise les dons de vêtements, de médicaments et de produits de première nécessité pour les envoyer à la population libanaise. "Plus d'un million de personnes ont été déplacées depuis le mois d'août [2024], rappelle Lilyaan, c'est énorme !" "Nous en avions marre d'être déprimées dans notre coin", explique de son côté Hiba, qui a participé "à une douzaine de manifestations contre la guerre" dans l'agglomération de Détroit depuis octobre 2023, "sans trop de résultats visibles", regrette-t-elle.

Les cofondatrices de l'organisation d'aide humanitaire Banat Lebnan, Lilyaan et Hiba, à Dearborn (Michigan, Etats-Unis), le 8 novembre 2024. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Après avoir acheté en groupe des produits d'hygiène pour le Liban, les deux jeunes femmes ont partagé un appel aux dons sur les réseaux sociaux. "Mon téléphone a été inondé de messages, il a failli exploser", raconte Hiba. D'une petite opération menée à bord de la voiture de Lilyaan, la collecte est passée à un effort nécessitant une cinquantaine de bénévoles, ainsi qu'un entrepôt. "Toute cette générosité montre à quel point ces guerres nous touchent profondément, lance la jeune femme, les larmes aux yeux et des trémolos dans la voix. C'est trop difficile de parler avec nos familles au Liban et de se dire, en raccrochant, que c'est peut-être la dernière fois que l'on discute."

Mi-novembre, un conteneur chargé d'aide récoltée par Banat Lebnan doit quitter le Michigan. "Il devrait arriver au Liban en janvier", selon Hiba. A quelques jours près, sa livraison pourrait avoir lieu au même moment que l'investiture de Donald Trump, prévue le 20 janvier. "Chacun son espoir, expliquent les deux amies. Pour certains, c'est la politique. Pour nous, cela passe par le fait de s'investir sur tout notre temps libre, et d'envoyer autant de choses que possible" dans les zones frappées par la guerre. "On verra ce qui fait le plus la différence."

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