"Résultat d'une exaspération" ou "piège" tendu par Trump : pourquoi les démocrates ont lancé une procédure de destitution
Aussitôt l'enquête pour "impeachment" annoncée, Donald Trump a réagi avec une stratégie de communication offensive et en autorisant la publication de documents longtemps tenus secrets. Stratégie politicienne ou confiance en soi absolue ?
Les révélations sur une possible collusion de Donald Trump avec l'Ukraine ont été la goutte d'eau. Mardi 24 septembre, Nancy Pelosi, cheffe de file des démocrates à la Chambre des représentants, a annoncé l'ouverture d'une enquête pour impeachment, menaçant le président américain d'être destitué. Cette décision va à l'encontre de ce qu'elle et les démocrates modérés prêchaient jusqu'alors. Dans le même temps, le milliardaire a déclaré que les documents réclamés depuis des mois par les élus démocrates dans un souci de transparence leur seraient enfin transmis. La Maison Blanche les a révélés mercredi. Pourquoi le camp démocrate a-t-il choisi cette affaire pour lancer la procédure ? Arrivons-nous à un tournant dans le mandat de Donald Trump ? Corentin Sellin, professeur agrégé d'histoire et spécialiste de la politique américaine, répond aux questions de franceinfo.
Franceinfo : Pourquoi Nancy Pelosi s'est-elle finalement décidée à lancer une enquête en vue d’un "impeachment", alors qu'elle le refusait jusqu’alors malgré les demandes récurrentes de son camp ?
Corentin Sellin : On peut identifier plusieurs grandes raisons à ce revirement de situation. C'est d'abord le résultat de l'exaspération croissante des élus démocrates de la Chambre des représentants face à Donald Trump. Le président américain a refusé à plusieurs reprises de répondre aux demandes de la Chambre concernant la transparence de l'exécutif. Que ce soit des demandes de documents financiers ou d'audiences d'anciens collaborateurs, la mission de contrôle de la Chambre basse du Congrès n'a pas été respectée par le président. Les représentants ont vécu cela comme une humiliation, un manque de considération.
Beaucoup de procédures judiciaires ont été engagées à la suite des multiples refus de Trump de coopérer avec la Chambre. En lançant cette enquête pour impeachment, les démocrates espèrent que les cours fédérales seront plus réceptives à leurs demandes de transparence. Si ces demandes émanent d'un comité parlementaire pour impeachment, qui exerce son devoir constitutionnel, elles auront davantage de poids que celles formulées par des comités parlementaires lambdas.
Evidemment, le blocage de la plainte du lanceur d'alerte sur le dossier ukrainien, pendant plus d'un mois, a cristallisé les tensions. Selon la loi, les représentants auraient pu consulter ce rapport librement. Cette révélation a excédé les démocrates les plus modérés, alors qu'ils s'opposaient au lancement d'une enquête pour impeachment depuis des mois en dépit des demandes d'autres élus. Cette affaire, si elle est avérée, signifierait que Donald Trump se sert de ses pouvoirs présidentiels contre ses adversaires. Elle fait rejaillir le traumatisme de la présidentielle de 2016 et des affaires russes. Beaucoup de démocrates estiment que la victoire de Donald Trump a été volée à Hillary Clinton.
L'annonce de Donald Trump, qui a décidé de livrer lui-même les éléments potentiellement compromettants, constitue-t-elle un retournement de situation ?
La riposte de Donald Trump, mardi, à peine après l'annonce de Nancy Pelosi, a beaucoup surpris. Tout semblait extrêmement calibré, que ce soit au niveau de la communication ou sur les arguments de fond. La publication de la vidéo sur Twitter, l'opération de mailing aux soutiens à sa réélection en 2020… Et puis, à la surprise générale, Trump a consenti à publier les documents potentiellement incriminants, alors que son administration avait bloqué la transmission du signal d’alerte sur l’Ukraine pendant des semaines. Pour les démocrates, c'est le signe que le président américain est dans une culture de l’impunité et qu'il ne voit plus les problèmes de son comportement.
L'autre possibilité, c'est que c'est un fin stratège et qu'il pense pouvoir s’en sortir. Tout cela est analysé par certains comme un piège lancé aux démocrates.
Corentin Sellinà franceinfo
Si Trump n'a rien à se reprocher, il aurait volontairement poussé l'exaspération chez les élus démocrates, précipitant ainsi l'ouverture d'une enquête d’impeachment. Si la plainte sur l'Ukraine se révélait moins percutante que prévu, les élus démocrates seraient ridiculisés. Cela porterait un coup terrible à leur crédibilité, tout en servant la cause de Donald Trump. Il serait renforcé dans la posture de victime dans laquelle il se place volontairement.
Quel effet peut avoir cette procédure sur la campagne de 2020 ?
A l'heure actuelle, il n'y a aucune chance que Donald Trump soit destitué. On est à peine au début de la procédure. Pour que l'acte d'impeachment aboutisse, il faut que l'acte d'accusation soit effectivement formulé par la commission de la Chambre des représentants, puis transmis au Sénat. Celui-ci devra ensuite décider ou non d'induire un procès pour destitution, ce qui est peu probable : pour réunir assez de votes, il faudrait que 20 sénateurs républicains se prononcent contre Trump. Cela paraît beaucoup. Tout dépendra des faits déterrés par le lanceur d’alerte. Celui-ci veut désormais témoigner devant le Congrès. Se servir d’une puissance étrangère pour des affaires politiques est très grave.
C'est la première fois qu'une procédure d'impeachment coïncide avec une campagne présidentielle. Comme nous le disions, si l'ouverture de l'enquête a été précipitée, cela peut totalement servir la cause du camp républicain. Mais pour les démocrates aussi, cette procédure fait partie du jeu politique. Dans un sens, ils viennent de faire le choix qu’avaient fait les républicains en investissant Donald Trump en 2016 : ils privilégient leur base électorale. Plusieurs sondages rapportent que plus de 7 électeurs démocrates sur 10 souhaitaient le début d’un impeachment. Il s’agit donc de mobiliser l’électorat démocrate, en lui offrant un motif de rassemblement et d’exaltation. Cela permet de réunir le camp, de le galvaniser et d’éliminer les éventuelles divisions. Mais cette précipitation peut aussi jouer contre les démocrates, en les décrédibilisant face aux électeurs indépendants qui ne font pas partie du noyau dur de leurs soutiens.
Quant au coup de projecteur sur Joe Biden, c'est un peu plus risqué. Pour l’instant, judiciairement, il n’y a rien sur Joe Biden : les enquêtes judiciaires menées en Ukraine sur l’entreprise de son fils Hunter n'ont rien donné, de même que les enquêtes journalistiques sur le sujet. Mais la mise en avant d'Hunter Biden est un défaut pour la candidature de son père. C'est un personnage fantasque, qui a eu des problèmes de drogue, une liaison étrange avec la femme de son frère défunt… Et surtout, il a toujours mené sa carrière grâce à son père. Cela pose un problème moral qui peut nuire à l'image du candidat à l'investiture démocrate : cela renvoie l'image d'un homme politique qui mélange relations publiques et intérêts personnels, ce que beaucoup d’électeurs ont reproché à Hillary Clinton en 2016.
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