: Reportage Présidentielle américaine : courtisée par Harris et Trump, la communauté polonaise de Pennsylvanie a un œil sur la guerre en Ukraine, l'autre sur son quotidien
On l'appelle la "petite Pologne". La trace des immigrés venus d'Europe centrale depuis le début du XXe siècle est bien visible dans le quartier de Port Richmond, dans le nord de Philadelphie (Pennsylvanie, Etats-Unis). Dans certaines épiceries et agences de voyage, "on ne parle pas anglais", s'excusent des employées arrivées il y a peu du Vieux continent. Aux Etats-Unis, plus de huit millions de citoyens ont des origines polonaises, selon le Bureau national du recensement. Alors que le pays s'apprête à élire son président ou sa présidente, mardi 5 novembre, cette grande communauté fait l'objet d'une attention particulière des candidats. Avec en tête un conflit à la fois lointain et très proche : la guerre en Ukraine.
"Si Donald Trump était président, [Vladimir] Poutine serait assis à Kiev en ce moment-même (...), les yeux rivés sur l'Europe, à commencer par la Pologne", a lancé Kamala Harris à son adversaire lors de leur unique débat télévisé, en septembre. "Pourquoi ne dites-vous pas aux 800 000 Américains d'origine polonaise, ici en Pennsylvanie, à quelle vitesse vous renonceriez [à aider l'Ukraine] au nom d'une supposée amitié avec un dictateur qui ferait de vous son repas ?", a-t-elle demandé à son rival républicain, qui a promis de faire négocier Kiev et Moscou s'il était élu.
L'Ukraine, "ce n'est pas la priorité de tout le monde"
"Ça nous a fait plaisir d'être mentionnés, surtout à propos d'un sujet aussi important", confie Katarzyna, la cinquantaine, accoudée au comptoir de son petit commerce. Dans les rayons, des conserves de cornichons côtoient des saucisses sous vide et plusieurs titres de la presse polonaise accueillent les clients. La patronne votera avec deux critères principaux, "les taxes douanières, qui touchent les produits importés pour le magasin, et la guerre en Ukraine". Autant dire que "les plans de Donald Trump ne vont pas dans mon sens", glisse-t-elle avec un sourire. "Concernant l'Ukraine, nous avons besoin de quelqu'un de fort, qui ne cédera pas face à Poutine et qui ne s'arrangera pas avec lui."
Dans sa boutique ouverte depuis 1996, les échanges sont courtois "et ne touchent jamais à la politique", explique Katarzyna. Elle sait que beaucoup d'habitants du quartier soutiennent Donald Trump. Comme Dylan et Paulina, 25 et 43 ans, qui discutent à la terrasse d'un bar de l'avenue principale. "Pour nous, il n'y a pas photo : Trump est le seul à dire la vérité, et à pouvoir nous débarrasser des libéraux", assure l'aînée. Ses origines polonaises et la situation en Europe "comptent très peu" pour elle, "bien moins que les problèmes que l'on rencontre ici", lance-t-elle, en pointant du doigt deux hommes visiblement ivres, perdus en plein milieu de la route.
"Je ne suis pas comme ces Polonais qui ont deux passeports, et votent à chaque élection du vieux pays", lâche-t-elle. "Oui, l'Ukraine, c'est important, mais ce n'est pas la priorité de tout le monde." A côté, Dylan, employé d'un entrepôt, fait valoir que "l'invasion de l'Ukraine par la Russie de Poutine a eu lieu sous Joe Biden, pas Donald Trump".
Au fond d'une rue adjacente, un traiteur se vante de confectionner depuis 1938 "les meilleurs kielbasa", ces saucisses fumées typiques de la cuisine polonaise. A l'intérieur, les produits ont l'air délicieux, mais les discussions sont courtes. "Je n'ai pas le temps de parler de politique, on est déjà bombardés par l'élection présidentielle", s'excuse le gérant de l'affaire familiale. Puisque la Pennsylvanie est peut-être le plus important des swing states, démocrates et républicains ont massivement investi les stations de radio et chaînes de télévision locales, provoquant des tunnels de spots publicitaires. Tout au plus, il a reçu la visite "d'un ou deux" démarcheurs démocrates, mais dans ce quartier qui a majoritairement choisi Donald Trump en 2020, "c'est peine perdue", croit-il savoir.
Une actrice célèbre et une lettre ouverte pour interpeller la communauté
Face à la montée du vote républicain dans de nombreux comtés, les soutiens de Kamala Harris ont envoyé des volontaires en bus depuis Philadelphie, cœur économique de la Pennsylvanie et bastion démocrate, pour aller frapper aux portes des électeurs des villes plus modestes. A Wilkes-Barre, l'élu local Eddie Day Pashinski a fait le voyage avec une actrice d'origine polonaise, Christine Baranski, vue dans Mamma Mia, Le Grinch et The Good Wife. "Les gens étaient stupéfaits, cela s'est très bien passé", se félicite-t-il
Avec d'autres représentants de la communauté américano-polonaise de Pennsylvanie, l'élu a signé fin septembre une lettre à ses "amis et voisins", diffusée par le média local The Keystone, pour soutenir la candidate démocrate face à Donald Trump, avec l'Ukraine comme préoccupation majeure. Des appels similaires ont été passés par les communautés polonaises du Wisconsin et du Michigan, deux autres Etats clés.
"Nous pensons que Poutine pourra faire tout ce qu'il veut si Trump est élu, et cela augure des jours sombres pour les pays d'Europe dans son voisinage", justifie Eddie Day Pashinski. Pour l'élu, en fonction depuis 2006, "il existe bel et bien un vote polonais". "Nous sommes attachés aux mêmes racines, liés par une même histoire et avons souvent grandi dans des conditions similaires, que ce soit la cuisine ou l'humeur de nos parents, s'amuse-t-il. C'est d'ailleurs ce que nous mettons en avant à chaque fois que nous frappons aux portes."
"Ces électeurs ont les mêmes soucis que les autres"
A Wilkes-Barre, difficile de ne pas remarquer le passé industriel de la ville. La région fait partie de la Rust Belt ("ceinture de rouille" en anglais), un territoire où les grandes usines d'acier et autres chaînes d'assemblage automobile ont fermé à partir des années 1980. "Les mines ont aussi joué un rôle important dans l'économie, et c'est ça qui a attiré des dizaines de milliers d'immigrés venus de Pologne", retrace Mary Anne Petyak, vice-présidente du Parti démocrate dans le comté de Luzerne, auquel appartient la ville. "On ne s'en rend pas compte, mais il y a des tunnels miniers partout en dessous de la ville", rappelle-t-elle. Avec l'arrêt de ces activités, le chômage a grimpé en flèche et une grande partie de la population s'est paupérisée.
"Les Américains d'origine polonaise n'ont pas échappé à ce phénomène, ces électeurs ont les mêmes soucis que les autres", avance Thomas Shubilla, président de l'antenne locale du Parti démocrate, "moitié Polonais" lui aussi. "L'inflation est un gros enjeu, et la montée des fausses informations et du complotisme est visible par ici aussi", explique-t-il. Dans ces conditions, la guerre en Ukraine est loin d'être le seul sujet abordé par les démocrates. "Les aspects économiques sont très porteurs auprès de cet électorat", explique Lukas Pilinski, à la tête des Polonais pour Harris, un comité d'action politique créé à l'approche de l'élection présidentielle. "En 2016, les Polonais ont voté de façon surprenante pour Donald Trump, poursuit-il, mais notre but cette année est de récupérer 20 000 votes."
Dans un Etat où Joe Biden ne l'avait emporté qu'avec environ 80 000 voix d'avance en 2020, ces électeurs pourraient bien faire la différence. En plus de l'Ukraine, les démocrates insistent donc sur les aides à la création d'entreprise, la construction de logements et les allocations familiales, "un sujet important pour ces familles qui font encore beaucoup d'enfants", expliquent-ils.
Mais dans le comté de Luzerne, les soutiens de Kamala Harris ne sont pas les seuls à courtiser les Américains d'origine polonaise. En plus de jouer sur la popularité de Donald Trump en Pennsylvanie, les républicains locaux assurent avoir "musclé" leur porte-à-porte. Le bus Trump s'est aussi arrêté à Wilkes-Barre le 22 octobre, mais sans le candidat républicain. Ce qui ne veut pas dire que le milliardaire délaisse le "vote polonais".
Début octobre, alors que le "mois de l'héritage américano-polonais" débutait aux Etats-Unis, Donald Trump a donné une interview à la chaîne polonaise classée à droite Telewizja Republika, dans laquelle il a assuré que "personne n'avait fait plus pour les Polonais" que lui-même. Le 14 octobre, à l'occasion du 80e anniversaire du Congrès américano-polonais, une fédération de plus de 3 000 associations culturelles, il s'est aussi fendu d'un coup de téléphone retransmis en direct dans la salle. "J'ai hâte de vous recevoir à la Maison Blanche (...) quand nous aurons gagné", a-t-il lancé à l'auditoire.
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