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Récit "Je n'oublierai jamais le sentiment absolu de joie" : en 1982, San Francisco accueille les premiers Gay Games de l'histoire

Article rédigé par Elise Lambert
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Cérémonie d'ouverture des premiers Gay Games à San Francisco, le 28 août 1982. (FEDERATION OF GAY GAMES)

Paris accueille à partir du 4 août la 10e édition des Gay Games, une compétition sportive créée par la communauté LGBT+, ouverte à tous. Ce rendez-vous a vu le jour en 1982 à San Francisco. Franceinfo vous en raconte la genèse.

"Bienvenue dans ce rêve devenu réalité !" Il est 11h30 du matin, samedi 28 août 1982. Le stade Kezar de San Francisco est bien rempli. La ville californienne accueille la première édition des Gay Games : dix jours de rencontres sportives inspirés des Jeux olympiques mais ouverts à tous, sans distinction de genre, de race, d'âge ou de situation physique. 

>> Regardez en direct la cérémonie d'ouverture des Gay Games 2018 organisés à Paris

Dans le stade de 60 000 places, des supporters du monde entier se sont déplacés pour accueillir les 1 350 athlètes venus d'une dizaine de pays : Australie, France, Belgique, Israël ou encore République fédérale d'Allemagne.

Cérémonie d'ouverture des Gay Games de San Francisco, le 28 août 1982. (FEDERATION OF GAY GAMES)

Malgré la saison estivale, la température est fraîche et un épais brouillard s'étend dans le ciel. Debout sur une scène, le fondateur de ces jeux, l'athlète américain Tom Waddell, ouvre la rencontre par un discours historique, note le site Outsports (en anglais). "Ces Gay Games, les premiers du genre, sont dédiés à tous les gays et personnes éclairées de ce monde !", lance-t-il sous les acclamations des spectateurs.

Les Gay Games se démarquent de tous les autres événements de cette ampleur par leur philosophie : l'épanouissement personnel et l'esprit d'amitié. (...) Battre l'autre n'est pas le seul critère pour gagner. Participer à ces jeux fait de nous tous des gagnants.

Tom Waddell

Une manifestation inédite

Pour cette première édition, les organisateurs voient les choses en grand. Quelque 2 000 coureurs, marcheurs et cyclistes se relaient avant la cérémonie, sur 6 000 kilomètres et dans 50 villes, pour porter la flamme des Jeux à San Francisco, depuis le bar Stonewall Inn à New York. C'est dans ce bar gay qu'en 1969, des clients s'étaient révoltés lors d'une énième descente policière, marquant les prémices du mouvement politique LGBT+, explique Le Monde.

La cérémonie d'ouverture des Gay Games de San Francisco, le 28 août 1982. (FEDERATION OF GAY GAMES)

Dans les gradins, plusieurs orchestres gays de San Francisco sont réunis pour accueillir les délégations. L'hymne Reach for the Sky (Atteindre le ciel, en français) composé spécialement pour l'événement, est entonné pour la première fois, accompagné d'une chorale de 800 chanteurs homosexuels et de danseurs. La cérémonie atteint son apogée à 14 heures, lors de l'entrée des athlètes sur la piste, détaille la chercheuse Caroline Symons dans son étude sur les Gay Games (en anglais). Les Australiens, vêtus d'un jogging vert foncé aux bandes jaunes, paradent en portant leur drapeau, les sportifs français défilent en pantalon blanc et tee-shirt bleu marine. Le journaliste américain Carl Carlson raconte dans le journal The Voice, cité par Caroline Symons : "Le public a réalisé à ce moment précis l'ampleur de l'événement."

C'était la première fois dans l'histoire que des gays et des lesbiennes du monde entier se rassemblaient dans un seul et même endroit.

Carl Carlson

dans "The Voice"

Cérémonie d'ouverture des premiers Gay Games à San Francisco, le 28 août 1982. (FEDERATION OF GAY GAMES)

Dans les rangs des athlètes, Gene Dermody, passionné de lutte, se souvient de ces heures avec émotion : "À cette époque, je me sentais exclu, marginalisé. Les gays de ma communauté étaient surtout intéressés par le dragness [travestissement], ils buvaient beaucoup. Je les trouvais insultants envers les femmes, évoque-t-il à franceinfo. Je n'étais pas heureux et je pensais être seul dans ce cas. Dès que j'ai entendu parler des jeux, j'ai su que je viendrai."

Je n'oublierai jamais le sentiment absolu de libération et de joie que j'ai ressenti ce jour-là. Pour la première fois de ma vie je me sentais appartenir à une famille.

Gene Dermody

à franceinfo

Plusieurs personnalités se succèdent sur l'estrade : le maire de San Francisco, les écrivain(e)s engagé(e)s Rita Mae Brown et Armistead Maupin, auteur des Chroniques de San Francisco... Clou du spectacle, Tina Turner fait son apparition sur scène, dans une robe beige à franges, et clôt la cérémonie, sous les clameurs du public. "C'était vraiment très émouvant d'assister à tout cela au milieu du stade", confie Gene Dermody.

Des jeux pour les jeunes, personnes âgées, homo, hétéro, transgenres

Ces Gay Games n'auraient jamais existé sans le soutien de San Francisco. Depuis la fin des années 1960, la ville met en avant son acuueil des personnes LGBT+. Les quartiers Haight, Folsom et du Castro sont devenus les QG des gays, Noe Valley ou le Duboce Triangle ont la préférence des lesbiennes. Enthousiasmés par le projet, des dizaines d'habitants bénévoles participent donc à l'organisation des jeux, certains "placent même des hypothèques sur leur maison pour les financer", affirme Gene Demordy. Des participants aisés – médecins, avocats, comptables – puisent dans leurs économies. Au total, les organisateurs récoltent 387 000 dollars dont environ 30 000 apportés par la ville.

Des spectateurs lors des premiers Gay Games, à San Francisco, le 28 août 1982. (FEDERATION OF GAY GAMES)

Mais l'existence des Gay Games est surtout le résultat de l'abnégation d'un homme : Tom Waddell, décathlonien aux Jeux olympiques de 1968 au Mexique, passionné de danse et homosexuel. Il se montre très critique envers les Jeux classiques, qu'il trouve trop commerciaux, nationalistes et compétitifs et décide de créer les "Gay Olympics". "Pour lui, les Gay Games étaient un moyen de redonner du sens au sport, de le rendre moins élitiste et de l'ouvrir à tous", raconte Jim Buzinski, fondateur du site Outsports à franceinfo.

Tom Waddell voulait que n'importe qui puisse participer : jeune, personne âgée, hétéro, transgenre, lesbienne... Il suffisait de s'inscrire et les participants s'affrontaient par catégorie d'âge dans chaque discipline.

Jim Buzinski

à franceinfo

Deux semaines avant l'ouverture des Jeux, un courrier vient bouleverser l'organisation. Le Comité international olympique (CIO) annonce à Tom Waddell qu'il engage des poursuites judiciaires pour l'usage du mot "olympiques". "C'était clairement de la discrimination car 'olympiques' était déjà utilisé pour d'autres manifestations", raconte, agacé, Gene Dermody. Le terme est en effet employé pour des compétitions de chiens, de cuisine ou de policiers.

Si je suis un rat, un crabe ou une photocopieuse, je peux avoir mes propres Jeux olympiques. Si je suis gay, je ne peux pas.

Tom Waddell

dans "Sport illustrated"

Résultat, les bénévoles retirent en vitesse le mot "olympiques" de tous les produits dérivés, posters, pins, tee-shirts, drapeaux, programmes... Et les Gay Olympics deviennent les Gay Games. "Avec le recul, je pense que c'était la meilleure des choses pour affirmer que nous étions différents des Jeux olympiques, que nous étions inclusifs. Ça nous a tous galvanisés", souligne Gene Dermody. Le comité olympique retirera finalement sa plainte en 1993, six ans après la mort de Tom Waddell, atteint du sida.

Des hommes allongés dans l'herbe lors des Gay games de San Francisco en 1982. (FEDERATION OF GAY GAMES)

"La normalisation par le sport"

Malgré cette ombre au tableau, les 10 jours de compétition se déroulent dans l'euphorie. La journée, athlètes confirmés et débutants s'affrontent en natation, golf, marathon, cyclisme, bowling, tennis, lutte... Le soir, de multiples fêtes sont organisées dans San Francisco, comme des rassemblements militants ou des lectures de poèmes. "Toute la ville était en fête. Certains bars offraient aux athlètes médaillés un repas gratuit pendant une semaine, décrit Gene Dermody, tout le monde était très heureux."

Pour les organisateurs, les Gay Games doivent être une manifestation sportive "exemplaire", mais aussi un moyen de "normaliser" les LGBT+. Beaucoup d'athlètes craignaient de participer à un événement estampillé "gay", qu'ils soient homosexuels ou non. Les drag-queens sont donc encouragés à porter des vêtements "corrects", les gays et lesbiennes adeptes de sado-masochisme ne sont pas les bienvenus.

Des athlètes de New York lors des premiers Gay Games à San Francisco en 1982. (FEDERATION OF GAY GAMES)

Pour Gene Dermody, ces consignes peuvent aujourd'hui s'apparenter à de l'"homophobie intériorisée", mais elles ont été salutaires pour certains. "Il fallait le faire ainsi, sinon les gens comme moi ne seraient pas venus", assume-t-il. À l'époque, un journaliste de l'hebdomadaire LGBT, Bay Area Reporter, déplorait lui aussi ces recommandations. 

J'ai tout à fait conscience que nous ne sommes pas ces stéréotypes homophobes. Mais j'ai aussi vigoureusement conscience que nous ne sommes pas 'juste comme les autres'. Notre différence est la force de notre identité.

Tom Plageman

dans "Bay Area Reporter"

Dix éditions et plusieurs héritages

Malgré ces critiques, ces premiers Gay Games permettent de rendre visible la communauté LGBT+ aux yeux du monde et autrement que par les "stéréotypes" habituels. Dès sa création, l'événement attire 50 000 spectateurs et 200 sujets lui sont consacrés dans les médias. Des filières sportives réservées aux LGBT+ naissent à cette période. "L'impact politique des Gay Games a été très important. Nous avons enfin été pris au sérieux", affirme Gene Dermody. 

Lors de la 2e édition des Gay Games en 1986, toujours à San Francisco, les jeux permettent de sensibiliser le monde au VIH, tout juste découvert, et encouragent les athlètes malades à continuer à faire du sport. Ces jeux sont aussi, tous les quatre ans, l'occasion de mettre en avant les sportifs originaires de pays où l'homosexualité est condamnéeLors des Gay Games de Cologne, en 2010, 49 athlètes russes et 7 athlètes chinois répondent présents, détaille Slate.

La cérémonie d'ouverture de la 6e édition des Gay Games à Sydney en Australie, le 2 novembre 2002. (GREG WOOD / AFP)

Toutefois, la manifestation n'a pas mis fin à l'homophobie dans le sport et le nombre d'athlètes ayant rendu publique leur homosexualité reste toujours faible. "Nous représentons une infime partie de la population, les Gay Games ne sont pas une croisade politique. La politique vient après, nuance Gene Dermody. Mais notre but a été atteint : célébrer la diversité, montrer que nous sommes partout, normaux et aussi forts que les autres."

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