"Ça ne peut pas être pire qu'au Venezuela": la diaspora vénézuélienne trouve refuge en Espagne
En 2017 et 2018, les Vénézuéliens sont devenus les premiers demandeurs d'asile en Espagne. Une immigration qui grossit à mesure que le pays s'enfonce dans la crise politique et économique.
Dans un quartier populaire au sud de Madrid, Nayan pousse la porte d'un ancien studio de photographie dont la façade est encore ornée de l'enseigne Kodak. Sur la porte en verre, un message imprimé sur une feuille A4 accueille les visiteurs : "Ceci est un local solidaire créé pour accueillir nos frères vénézuéliens qui arrivent en Espagne en quête de paix et de liberté". Chaque jour, une quinzaine de nouveaux arrivants vénézuéliens sont pris en charge par l'association Casa Venezuela, dont le local a ouvert en novembre, et où sont distribués des vêtements, de la nourriture pour bébés, des chaussures.
"Il y a des gens qui sont venus directement de l'aéroport, avec rien d'autre que leur veste sur le dos", explique Sierra Elvira, une Vénézuélienne qui gère le local. Alors que le Venezuela s'enfonce dans la crise, ils sont de plus en plus nombreux à fuir la faim, l'insécurité et l'autoritarisme de Nicolas Maduro, et à se réfugier en Espagne. Depuis 2017, les Vénézuéliens sont même devenus les premiers demandeurs d'asile en Espagne. Franceinfo est allé à la rencontre de cette diaspora.
"On nous affame"
A l'intérieur de la Casa, une douzaine de Vénézuéliens accueillent Nayan par de chaleureuses embrassades. Elle est arrivée à Madrid il y a une semaine. "Ça fait du bien, c'est comme une thérapie. Je n'ai personne ici, et j'ai besoin de parler", dit la jeune femme de 24 ans, qui a dû laisser son enfant de huit ans avec ses parents au Vénézuela. Cette ancienne employée d'une agence de voyage n'avait pas assez pour un deuxième billet. Et elle a besoin de travailler pour pouvoir envoyer de l'argent à sa famille.
Avant, nous étions de la classe moyenne supérieure. Maintenant, nous faisons partie de la classe moyenne inférieure, et nous devons réduire nos portions de nourriture. Même celle de mon enfant, alors qu'il est en pleine croissance.
Nayanà franceinfo
"Il y a beaucoup de gens qui pensent qu'on exagère, mais on nous affame. On survit avec l'argent qu'on nous envoie de l'étranger", indique Mariene Gallardo, une ancienne employée de l'administration publique. Ivan Sojo, aîné d'une fratrie de six, est d'ailleurs arrivé à Madrid il y a neuf jours dans l'espoir de soutenir sa famille restée au Venezuela. "Avec 19 000 bolivars, le salaire minimum, tu ne peux rien faire. Ça vaut à peine huit dollars. Comment est-ce que tu peux te nourrir avec ça ?, lance le jeune homme de 25 ans. Un kilo de viande, c'est déjà 5 000 bolivars, le quart de ton salaire, c'est inabordable. C'est comme ça pour tout : le riz, les pâtes, le dentifrice, le savon, la lessive… On se passe de tout." L'ONG catholique Caritas estime qu'une famille a désormais besoin de 98 fois le salaire minimum pour pouvoir se payer des denrées de base.
L'inflation galopante, qui devrait atteindre les 10 000 000% en 2019 selon le FMI, a mis tout le Venezuela au "régime Maduro". "On a souvent faim, raconte Ivan, on finit par acheter un pain et on le mange petit à petit, tranche par tranche." Et les Clap, ces cartons de nourriture à un prix subventionné délivrés par l'Etat une fois par mois, ne sont pas une aide suffisante. "Dedans, on trouve une bouteille d'huile, du riz, deux sachets de lentilles, une boîte de sardines… C'est comme si on était en guerre", se désole Ivan. "Ce n'est pas une vie, à peine de la survie".
Un ordinateur et un portable contre un billet d'avion
"On a toujours l'idée d'immigrer quelque part dans un coin de sa tête", explique le jeune homme, qui s'est résolu à partir de son pays en 2017, quand il est sorti de l'université, un diplôme de langues modernes en poche. Au Venezuela, "les professeurs sont ceux qui sont le moins payés", note-t-il.
J'ai beaucoup d'ambition, de rêves, et je ne vais jamais les atteindre au Venezuela. Et je ne parle pas d'une vie de luxe, juste d'une vie normale.
Ivan Sojoà franceinfo
Pour pouvoir partir vers l'Espagne, il lui a fallu prétexté un voyage touristique et acheter un billet d'avion aller-retour, après avoir péniblement amassé la somme pendant de long mois. Pour cela, il a vendu sa Playstation, son ordinateur et son portable. "Même ma mère a vendu des affaires à elle", raconte-t-il. "Nous avons tout misé sur l'immigration". En Espagne, Ivan espère à terme obtenir le statut de résident, et pouvoir travailler en toute légalité pour subvenir aux besoins de sa famille restée de l'autre côté de l'Atlantique.
Dans l'attente de voir sa demande d'asile examinée, il distribue des brochures dans Madrid. Un travail payé au noir. Son urgence est de trouver un logement, car dans quelques jours il n'aura plus assez d'argent pour se payer la place de dortoir où il loge depuis son arrivée. "Après, je vais peut-être dormir dans un refuge, ou dans une église qui pourrait m'accueillir. Quoi qu'il en soit, ça ne peut pas être pire qu'au Venezuela, et pourtant là-bas j'avais une maison et un lit", lâche-t-il.
"Tout le monde vit avec la peur"
Les Vénézuéliens arrivés à Madrid racontent un quotidien dominé par la faim, mais aussi la peur. "Je suis partie parce que j'étais devenue tellement anxieuse que je ne pouvais plus le supporter", confie Francis Prieto, une coiffeuse au volumineux brushing blond arrivée à Madrid en juillet dernier. A la Casa, les femmes s'interrogent : "Vous avez peur en marchant le soir dans la rue ?" L'une d'elles se renseigne pour savoir où elle pourrait se doter d'une bombe au poivre. "On s'est tous fait agressés au Venezuela, et on trimballe nos traumatismes jusque dans les rues de Madrid", observe Mariene Gallardo.
C'est le cas de Carmen Perdigon. Arrivée il y a trois mois, cette sexagénaire porte deux doigts à sa tempe pour mimer l'agression qu'elle a vécue à Caracas. A un feu rouge, un homme a pointé un pistolet sur sa tête alors qu'elle était au volant de sa voiture. "Je m'en suis sortie parce que j'ai prétexté voir arriver la police, et il a détalé", se souvient Carmen.
Après 19 heures, on ne peut plus sortir de chez nous. En affamant le pays, on est en train de créer une nation de délinquants.
Carmen Perdigonà franceinfo
"Tu apprends à regarder derrière ton dos et dans tes angles morts, à raser les murs en permanence. C'est à s'en rendre malade", poursuit Carmen Perdigon. Depuis son arrivée à Madrid, la retraitée se dit beaucoup plus sereine : "Au moins tu peux te balader, tu peux sortir ton portable, envoyer un message ou passer un coup de fil dans la rue".
Outre les agressions, beaucoup de Vénézueliens s'inquiétaient aussi pour leur santé. Car la moindre maladie ou procédure médicale peut désormais être fatale dans le pays, et la mortalité maternelle a bondi. "La fille de ma meilleure amie est morte d'une infection après son accouchement à l'hôpital", raconte Carmen Perdigon. "Elle avait 22 ans. J'ai accompagné mon amie choisir un cercueil pour sa fille, son petit-fils, nouveau-né, dans les bras."
"Maduro a donné l'ordre de me mettre en prison"
Pour ces émigrés, le principal responsable de leurs maux est l'homme qui occupe le palais présidentiel depuis la mort de Chavez. Pour eux, Nicolas Maduro est celui qui a "détruit le pays", l'a "vendu à Cuba", et l'a "cédé à la Chine et à la Russie". "Je dirais que 99% des Vénézuéliens en Espagne sont opposés à Maduro", avance Fernando Gerbasi, attablé dans un café en plein cœur du quartier de Salamanque, rebaptisé "Little Caracas" par la presse espagnole.
Pour lui, l'opposition au président est devenue si dangereuse qu'elle ne peut se faire que depuis Madrid. Cela fait maintenant quatre ans que cet ancien ambassadeur vénézuélien de 76 ans y a trouvé refuge. "Opposant intellectuel au chavisme", il a été accusé d'incitation à commettre un crime, d'homicide volontaire et de terrorisme. Il a fui son sort en empruntant "le chemin vert" qui mène à la Colombie à travers la forêt amazonienne, avant de prendre un vol pour Madrid.
Comme lui, ils sont une petite flopée d'opposants politiques à Maduro à avoir fui leur pays, à l'instar d'Antonio Ledezma, ancien maire de Caracas. "On est une quarantaine, et on reste en contact grâce à un groupe WhatsApp", détaille Fernando Gerbasi. "Nous avons beaucoup poussé pour que le gouvernement espagnol reconnaisse Juan Guaido comme président par intérim du Venezuela", affirme l'ex-diplomate. C'est ce groupe qui a organisé à Madrid d'importantes manifestations en soutien à Guaido fin janvier et début février. Des rassemblements qui ont réuni des milliers de Vénézuéliens établis dans la capitale.
Venezolanos en Madrid pic.twitter.com/ERxv7nVmbN
— Horacio Siciliano (@hsiciliano) February 2, 2019
Il faut dire que la rancœur est vive chez ceux qui ont dû partir. "Je veux que Maduro croupisse dans une geôle minuscule, sans lumière et sans eau. Je veux qu'il souffre comme mon peuple souffre", lâche Francis. L'autoproclamation de Juan Guaido comme président par intérim, le 23 janvier, a été vécue comme une lueur d'espoir pour ces émigrés. Mais l'événement, qui n'a toujours pas abouti à la destitution de Maduro, n'a pas convaincu Ivan ou Nayan de rester. "Le pays est ravagé par une corruption rampante et une impunité totale", regrette Ivan. "De toute façon, il va falloir quinze à vingt ans pour que l'on se lave de tout ça". Pour ces émigrés, l'avenir se fera désormais en Espagne. "Maintenant, il faut qu'on aime cet endroit comme si c'était notre pays", se résout Nayan.
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