Cinéma : « Un beau soleil intérieur » de Claire Denis, avec Juliette Binoche, en DVD, le 6 février
Isabelle, divorcée, un enfant, cherche l’amour. Enfin un vrai amour. L’espoir, l’attente, la déception, Isabelle passe par tous les états, et tous les sentiments. Une analyse malicieuse, cruelle et intelligente des affres amoureuses d’une quinquagénaire.
Entretien avec Claire Denis
Je me suis retrouvée dans cet entre-deux assez classique : entre mon précédent film, si violent, et le prochain, une coproduction étrangère, forcément plus compliquée à mettre sur pieds. Je me sentais placée dans une situation d’attente trop étirée. C’est là qu’Olivier Delbosc m’a fait une proposition qui est tombée à pic : il voulait que je participe à un projet qu’il souhaitait produire et qu’il appelait « un film omnibus » : une adaptation par plusieurs réalisateurs des « Fragments d’un discours amoureux » de Roland Barthes. A ce moment-là, j’étais à l’école du Fresnoy pour un atelier d’un an avec les étudiants-artistes. L’été précédent, à Avignon, j’étais allée écouter Norah Krief et Alex Descas pour la lecture d’un texte de Christine Angot. En sortant de là, je dis à Christine : « C’est drôle, j’ai l’impression que je pourrais dès demain filmer ces dialogues, comme ça, sans préparation, sans décors, avec juste une caméra et un preneur de son. C’est tangible pour moi ». Elle me répond : « Mais c’est pas possible !? ». Et je lui dis : « Si, tu vas voir ». J’ai donc mis le Fresnoy dans le coup et on a rapidement monté le projet. J’ai gardé les deux acteurs d’Avignon, c’est Agnès Godard qui a fait l’image et tout le Fresnoy a participé. En trois jours, plus une semaine de montage, on a fait, avec les seuls moyens du Fresnoy, un film de 45 minutes qui s’appelle « Voilà l’enchaînement », l’histoire d’un couple qui se défait… J’ai éprouvé un sentiment très libérateur avec cette expérience, comme si les chaînes liées au cinéma, à la difficulté de faire des films, tout à coup se brisaient.
J’ai dit à Christine Angot que, dans les Fragments, il y avait un mot que j’adorais: « Agony » et nous en avons fait un mot-clé pour démarrer, le point de départ de notre travail. Agony évoque pour moi une façon très chic et un peu snob de dire que l’on a dépassé les misères de l’amour : l’attente insoluble, l’idéal déçu. On peut commencer à s’approprier ce mot à partir du moment où l’on est devenu plus pragmatique dans ses rapports amoureux et où on peut se permettre une ironie sur son passé, son parcours. Et ce mot d’Agony nous a tout de suite mises, Christine et moi, dans une sorte d’enchantement, de fantaisie. C’est en quelque sorte le thème de nos propres « agonies amoureuses » qui a déclenché l’écriture.
J’avais une vision précise du personnage d’Isabelle. Je voyais une femme brune, très femme, avec des cuissardes, parce que c’est son désir. On voit les cuisses entre la mini-jupe et le haut de ses bottes. Pour ses cheveux : au carré, coupés comme ceux des femmes un peu guerrières de Mystic, ces pochoirs monochromes que l’on voyait dans les rues dans les années 80. J’avais aussi en mémoire les figures de Crepax : des femmes brunes avec des cheveux courts et une forte aura sexuelle. Une femme sans tabou, ni pute ni nympho. Isabelle sait aussi que si elle veut aller vers de vraies amours, elle en pleurera. J’en ai marre que les personnages de cinéma soient si invariablement héroïques, on ne peut l’être toujours, et Isabelle ne cherche plus à l’être.
Le choix des hommes qu’elle fréquente ou qu’elle rencontre était crucial. Je ne voulais surtout pas d’une galerie d’acteurs que Juliette aurait embrochés successivement. J’ai placé sur son chemin beaucoup de cinéastes comme Xavier Beauvois ou Bruno Podalydès, et des gens avec qui j’ai un passé commun comme Alex Descas et Laurent Grévill. Cela croise ma propre histoire et une certaine façon d’envisager les hommes : dès mon adolescence, les modèles masculins les plus forts, les plus séduisants pour moi, étaient souvent des cinéastes... Gérard Depardieu n’arrive qu’à la fin du film, comme un point d’orgue, le bouquet final sur un parcours amoureux. Nous avons tourné la scène du face à face avec Juliette en un jour et cela a donné lieu à la journée de tournage la plus intense que j’aie jamais connu : 16 minutes de film en un seul jour, cela ne m’était jamais arrivé. Nous avons fait deux prises avec Juliette et trois avec Gérard, c’est tout. Il y avait là quelque chose d’un exploit que je n’avais vraiment pas réalisé sur le coup mais que Gérard m’a fait remarquer ensuite. Cette scène est devenue ce bloc que je ne peux absolument pas couper. Ce n’était pas mon but de relever un défi, mais j’ai bien fait d’aller dans cette direction parce que je suis convaincue que si on avait passé huit jours sur cette scène, on aurait perdu quelque chose et on aurait même beaucoup perdu : la splendeur de Gérard aurait été hachée menu.
D’une certaine façon, c’est à Depardieu que je dois le titre du film. Pendant longtemps, avec Christine Angot, nous n’en avions pas. Juste un titre de travail entre elle et moi : « Des lunettes noires ». Il me plaisait mais je trouvais qu’il ne convenait pas idéalement au film. C’est en tournant cette fameuse scène avec Depardieu que ça s’est imposé, lorsqu’il plante ses doux yeux brillants dans ceux de Juliette et lui dit : « Open... Restez open... Repérez le grand chemin de votre vie et vous retrouverez un beau soleil intérieur ». Je trouve qu’il prononce cette phrase du dialogue d’une façon surnaturelle. Il est le seul acteur à pouvoir dire un truc aussi énorme de cette manière-là et il fallait que Gérard Depardieu dise ainsi cette réplique pour que je l’entende vraiment comme le titre. Nous sommes donc passés des lunettes noires et de leur ombre protectrice, au beau soleil intérieur, la lumière ardente de l’âme...
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