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Enquête franceinfo Ce que les irrégularités de la présidentielle de 1995 ont inspiré pour le financement des campagnes qui ont suivi

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Jacques Chirac et Ediouard Balladur en avril 1995, à quelques jours du premier tour de l'élection présidentielle. (PIERRE VERDY / AFP)

La présidentielle de 1995 a constitué un "laboratoire" de la fraude en matière de financement électoral. Les archives du Conseil constitutionnel qui viennent de s’ouvrir en dressent un catalogue qui continue d’empoisonner la vie politique française.

L’élection présidentielle de 1995 devait être exemplaire. Elle devait servir de test aux différentes lois votées en 1998, 1990, 1993 et janvier 1995, censées mettre fin aux multiples scandales de financement qui émaillaient la vie politique française. Bien au contraire, elle a probablement été la plus "sale" campagne de ce point de vue. Si le Conseil constitutionnel a failli dans son rôle de garant de la régularité des opérations de campagne, le travail minutieux effectué par les rapporteurs nommés cette année-là pour examiner les comptes des différents candidats a permis de mettre au jour les voies trouvées par les candidats pour enfreindre la toute jeune réglementation.

De ce point de vue, les hauts fonctionnaires sont allés plus loin dans l’analyse des "combines électorales" que n’importe lesquels de leurs successeurs. Leur statut de magistrat (ils appartenaient à la Cour des comptes ou au Conseil d’Etat) leur a permis d’interroger directement les services fiscaux, les banques, les fournisseurs des candidats, ce que ne peut plus faire aujourd’hui la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) dont les pouvoirs et les moyens limités (lire nos enquêtes sur les coulisses de la Commission ou les rabais dont a bénéficié le candidat Emmanuel Macron).

Ce travail, rendu aujourd’hui public avec l’ouverture des archives du Conseil constitutionnel au bout de 25 ans, montre que dès 1995, les pouvoirs publics avaient conscience des failles béantes qui subsistaient dans le contrôle du financement de l’activité politique et surtout des campagnes électorales. Cette élection peut même être considérée comme une sorte de "matrice" des scrutins présidentiels qui suivront. Elle met en évidence tous les systèmes qui permettront par la suite à certains candidats d’enfreindre, de contourner ou d’utiliser à leur profit la réglementation sur le financement des campagnes.         

Les sous-facturations, ou comment masquer le dépassement du plafond

Jacques Chirac et Edouard Balladur ont inauguré le genre. Certes, les dépenses de campagne étaient plafonnées depuis l’élection présidentielle de 1988, mais, à l’époque, le Conseil constitutionnel avait estimé qu’il n’avait pas la "compétence pour vérifier la régularité et la sincérité des comptes de campagne". Pas de contrôle, pas d’infraction. En 1995 en revanche, les comptes sont contrôlés et les rapporteurs découvrent immédiatement que, plus la campagne avance, moins les deux candidats de la droite présentent de factures. La dissimulation était grossière, et elle n’a pas résisté longtemps à l'examen minutieux des deux comptes. D’après les documents contenus dans les archives du Conseil constitutionnel, Edouard Balladur aurait dépassé le plafond de six millions de francs et Jacques Chirac de cinq millions.

Nicolas Sarkozy, lors d’un meeting à la Maison de la Mutualité à Paris, lors de la campagne pour l’élection présidentielle de 2012. (CHRISTIAN LIEWIG - CORBIS / CORBIS HISTORICAL)

En 2012, Nicolas Sarkozy a vu son compte rejeté pour un dépassement moins important, environ 300 000 euros. En réalité, la commission des comptes de campagne (CNCCFP) a probablement "raté" de nombreuses autres dépenses illégales. L’affaire Bygmalion, pour laquelle l’ancien président a été renvoyé en correctionnelle, a révélé que le dépassement de plafond a probablement avoisiné les 20 millions d’euros. Mais il a fallu des révélations dans la presse et une enquête judiciaire pour mettre au jour ce système de double facturation, beaucoup plus raffiné que celui utilisé par les candidats Chirac et Balladur. Cette affaire a permis de montrer que le contrôle exercé sur les campagnes présidentielles était toujours insuffisant.

Les ristournes illégales, ou les "avantages en nature"

La campagne présidentielle de 1995 était à la croisée des chemins. Les candidats l’ont débutée, fin 1994, en ayant le droit de recevoir des dons de personnes morales. La loi du 19 janvier 1995 (votée sous le gouvernement Balladur, donc…) a proscrit les dons des entreprises quelle que soit leur nature. Les remises commerciales jugées excessives entrent donc dans ce champ. Ce point de réglementation n’avait pas, semble-t-il été intégré par les candidats. Les rapporteurs des comptes de campagne 1995 ont identifié des rabais illicites presque chez tous les candidats : Jacques Chirac, Edouard Balladur, Lionel Jospin, et même chez Arlette Laguiller, soupçonnée un moment d’avoir reçu un coup de pouce de la part de deux sociétés d’affichage qui lui ont consenti jusqu’à 50% de rabais. Mention spéciale toutefois pour Jean-Marie Le Pen qui a cumulé, d’après les archives du Conseil constitutionnel, pour 3,4 millions de francs de remises illégales, voire de cadeaux comme ce dîner-croisière sur la Seine offert par le créateur de la Compagnie des Bateaux-Mouches, sponsor bien connu du Front national à cette époque.

En 1995, Jean-Marie Le Pen en campagne, ici lors d'un dîner-croisière sur la Seine offert par le créateur de la compagnie des Bateaux Mouches (THIERRY ORBAN / SYGMA)

En 1995, le Conseil constitutionnel avait - là aussi - décidé de fermer les yeux sur ces avantages en nature accordés par des entreprises aux candidats. Dans une certaine mesure, la situation n’a guère évolué depuis. La Commission des comptes de campagne a beau officiellement proscrire les remises supérieures à 20% (tel qu’indiqué dans son "Guide du rapporteur"), dans les faits, elle éprouve toujours une certaine réticence à sanctionner les candidats à la présidentielle sur ce point. En 2017, des enquêtes journalistiques de Mediapart ou de la Cellule investigation de Radio France avaient démontré qu’Emmanuel Macron avait bénéficié de tarifs préférentiels de la part de certains fournisseurs. La CNCCFP n’avait ni sanctionné le candidat, ni signalé les entreprises concernées à la justice.   

Les surfacturations, ou le "gonflage" artificiel des dépenses de campagne

Si les "gros" candidats veillent à rester sous le plafond des dépenses, certains "petits" ont vite compris l’intérêt qu’ils pouvaient avoir au contraire à gonfler leurs factures. En présentant des frais plus ou moins fictifs, ils augmentent le montant des dépenses remboursées par l'Etat et peuvent ainsi se constituer une "cagnotte" pour tenir jusqu’au prochain scrutin, le financement public des  partis n’étant en général pas très généreux à leur égard.

En 1995, les rapporteurs ont été confrontés à ce genre de soupçons en examinant les comptes de Jean-Marie Le Pen, mais aussi ceux de Jacques Cheminade. Plusieurs factures du candidat du parti "Solidarité et progrès" (0,28% des voix au premier tour) ont éveillé leur attention. Une société d’édition, dont Jacques Cheminade avait été salarié, avait ainsi facturé pour près d’un million de francs de prestations intellectuelles au candidat, ce qui représentait près de 25% de son budget de campagne. Les rapporteurs se sont interrogés sur la "proportionnalité d’un tel poste au regard de l’ensemble des charges". Les prestations en question étant totalement invérifiables. Dans le même temps, ils avaient également découvert que la société qui facturait les travaux d’impression n’employait aucun salarié et se contentait de servir d’intermédiaire entre le véritable imprimeur et le candidat en appliquant une marge de 30 à 50%. Ces factures, et d’autres, ont fait conclure aux rapporteurs : "Il paraît à peu près établi que le compte de M. Cheminade relève du montage et a notamment pour but, par le biais de recettes et de dépenses fictives, d’augmenter les droits à remboursement du candidat". Les "recettes fictives" évoquées par les rapporteurs prenaient la forme d’un emprunt assez intriguant. Un couple de particuliers, officiellement au chômage, avait prêté, à titre gratuit, 1,4 million de francs au candidat. Le compte bancaire du couple avait été alimenté dans les semaines précédentes par un mystérieux versement en provenance de Suisse sous la forme d’un chèque anonyme… Ces éléments ont renforcé les soupçons des rapporteurs, qui n’ont malgré tout jamais eu la preuve formelle d’une tentative de fraude. Le compte de Jacques Cheminade a bien été rejeté en 1995, mais sur le fondement que les prêts "gratuits" pouvaient être assimilés à des dons illégaux, du fait de l’absence d’intérêts. 

En 2017, la commission nationale des comptes de campagne a été confrontée aux mêmes soupçons en décortiquant le compte de Jean-Luc Mélenchon. Nous avions raconté comment les factures émises par deux structures proches du candidat avaient éveillé l’attention de la CNCCFP, laquelle a effectué un signalement auprès du parquet de Paris. Une information judiciaire a été ouverte en novembre 2018. En 1995, les rapporteurs ont demandé au Conseil constitutionnel s’ils devaient faire un signalement à la justice sur le cas de Jacques Cheminade. Réponse des Sages : non.

Les multi-donateurs, ces amis qui vous veulent trop de bien

En 1995, les rapporteurs ont repéré plusieurs particuliers qui ont effectué des dons supérieurs au plafond autorisé, à l’époque, soit 30 000 francs. Ainsi François Pinault, pourtant réputé très proche de Jacques Chirac, est signalé pour avoir fait deux dons de 30 000 francs à… Edouard Balladur. Chez Jacques Chirac, ce sont une quinzaine de donateurs qui ont dépassé le plafond. Les rapporteurs citent des noms à la volée lors d’une séance au Conseil constitutionnel : "Messieurs Pebereau, de Rothschild, Taittinger, d’Ornano, etc…"

Pour faire campagne, Emmanuel Macron, ici en campagne à Paris-Bercy le 17 avril 2017, a bénéficié du soutien de riches donateurs. (JOHN VAN HASSELT - CORBIS / CORBIS NEWS)

Contrairement à d’autres pays, le nom des grands donateurs est secret en France. À l’époque, le Conseil constitutionnel n’a pas souhaité donner suite à ces infractions. En 2017, la levée de fonds effectuée par Emmanuel Macron (que nous avions racontée ici) avait suscité une polémique autour de l’identité de certains riches donateurs, révélée par les "Macron Leaks". Elle avait aussi montré que le candidat s’était organisé pour permettre à certains donateurs de dépasser en toute légalité le plafond des dons à un candidat (fixé à 4 600 €). En donnant à la fois au parti et au candidat, et deux fois au sein d’un couple, certains avaient ainsi pu financer la campagne d’Emmanuel Macron jusqu’à hauteur de près de 40 000€.  

L’argent liquide qui arrose les campagnes

La campagne pour l’élection présidentielle de 1995 montre aussi combien il est difficile de tracer des recettes en espèces. Même s’il a fini par fermer les yeux et par valider les comptes d’Edouard Balladur, le Conseil constitutionnel avait tiqué au sujet du dépôt de 10,250 millions de francs, en liquide et en grosses coupures, effectué sur les comptes du candidat trois jours après le premier tour. Ce dernier avait expliqué que cette grosse somme provenait des collectes organisées à l’issue des meetings et de la vente de tee-shirts, d’autocollants et de briquets. Une justification que les Sages n’avaient pas trouvée "crédible".

En 1995, les rapporteurs avaient découvert que d’importantes sommes en liquide avaient également circulé dans le camp Chirac. Ils avaient notamment tiqué sur 31 versements le même jour - le 6 mai - sur le compte du candidat à la banque Rivaud, pour un total de 3 545 403 francs. "Le soupçon que nous avons dans les deux cas [pour les comptes de Jacques Chirac et Edouard Balladur] est le même", avait alors commenté le conseiller constitutionnel Georges Abadie lors d’une séance à huis-clos le 4 octobre 1995.

Depuis, de nombreuses campagnes électorales ont encore été éclaboussées par des scandales de circulation d’espèces d’origine inconnue. De l’argent liquide que les candidats peuvent "oublier" de déclarer dans leurs comptes. Les juges en charge de l’enquête sur le possible financement libyen de la campagne électorale de Nicolas Sarkozy en 2007 ont ainsi découvert que des liasses de billets avaient circulé à l’UMP. Interrogé dans le cadre de l’affaire Bettencourt, puis dans le cadre de l’enquête libyenne, Eric Woerth, trésorier de la campagne de Nicolas Sarkozy, avait fini par reconnaître que des enveloppes de liquide avaient circulé et servi à rémunérer des petites mains au QG du candidat. Eric Woerth s’était alors justifié en parlant de "dons anonymes" qui étaient déposés à l’accueil du QG. "Cet argent me gênait, c’était plus encombrant qu’un don du ciel. Nous avons même pensé à le détruire", avait-il déclaré devant des enquêteurs stupéfaits…

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