"Les critiques de la droite contre les juges sont dévastatrices"
L'ancien magistrat Philippe Bilger réagit aux critiques formulées à l'égard des juges, dans l'affaire du placement sur écoute de Nicolas Sarkozy.
"Je n'ai plus confiance en la justice de mon pays." Invité de l'émission "Mots croisés", lundi 10 mars sur France 2, l'ancien conseiller spécial de Nicolas Sarkozy, Henri Guaino, a semblé dire tout haut ce que beaucoup de proches de l'ancien chef de l'Etat pensent tout bas, à propos de la mise sur écoute de ce dernier pendant plusieurs mois par le juge Tournaire.
Au risque d'entretenir un climat délétère ? Dans un entretien accordé à francetv info, l'ancien magistrat Philippe Bilger, pourtant souvent présenté comme proche de la droite, dénonce des critiques "lamentables" et "un comportement incendiaire".
Francetv info : Des personnalités politiques disent désormais publiquement qu'elles n'ont plus confiance dans la justice française. Est-ce légitime ?
Philippe Bilger : Je suis frappé par l'inculture juridique de certains responsables politiques, et par cette accusation obsessionnelle à l'égard des juges. Tout cela est très préoccupant pour la démocratie. Lorsqu'on est un responsable politique, et que l'on dit, de manière aussi sommaire et péremptoire, qu'on n'a plus confiance dans la justice de son pays, on chauffe à blanc l'opinion publique, dans une sorte de populisme vulgaire contre les magistrats. C'est un comportement incendiaire.
Tel ou tel responsable politique, de droite ou de gauche, peut très bien ne pas être emballé par telle ou telle pratique judiciaire, mais est-ce qu'on doit pour autant pousser l'inconséquence jusqu'à aller dire, publiquement, qu'on n'a pas confiance dans la justice de son pays ? Ces critiques de la droite contre les juges sont dévastatrices.
Le système judiciaire doit-il échapper aux critiques des politiques ?
Evidemment pas. Au contraire ! Les élus du peuple ont tout à fait le droit de mettre en exergue des lacunes, voire des dysfonctionnements. Mais simplement, ces critiques doivent être formulées sur un ton acceptable et démocratique. On n'a pas à porter atteinte à l'ensemble de la justice et des institutions de manière aussi paroxystique que ce que l'on a pu entendre ces derniers jours. Je crois n'avoir jamais connu un tel affrontement, une telle attaque partisane à l'égard de la justice. Tout cela est regrettable.
Une partie de la droite accuse aujourd'hui le système judiciaire d'être aux ordres de la gauche…
Le seul crédit que j'accorde au pouvoir socialiste et à Christiane Taubira en matière judiciaire est d'avoir réinstallé un langage plus courtois et plus correct à l'égard des magistrats. Depuis mai 2012, les procédures sensibles, notamment celles qui peuvent intéresser le pouvoir politique, sont gérées dans un climat de liberté qu'on n'a pas connu depuis longtemps.
Ce ne sont pas les magistrats qui politisent en réalité le traitement des procédures. Ce sont les politiques, qui les altèrent profondément à cause du regard qu'ils portent publiquement sur elles ! Les responsables politiques pourraient, et devraient, le plus souvent se contenter de porter un regard neutre sur les procédures en cours.
Dans une enquête Ipsos publiée début janvier, seuls 4% des Français déclarent avoir "tout à fait confiance" dans la justice. Comment l'expliquez-vous ?
Je pense que plusieurs causes peuvent expliquer ce sondage préoccupant. Les magistrats – j'en étais un – ont leur part de responsabilité, en véhiculant bien souvent des messages extrêmement défaitistes sur leur profession. Quand les magistrats interviennent publiquement, c'est systématiquement pour dire que la justice va mal, qu'elle n'a pas assez de moyens.
Une large partie de la justice pénale fonctionne correctement, mais le citoyen lambda ne sait pas, car on ne parle de la justice qu'en termes négatifs. Bien sûr que la justice pénale pourrait aller mieux, mais tout de même, on ne peut pas dire, comme certains avocats, que la justice est faite en permanence de petits Outreau [l'affaire où ont été condamnées, à tort, plusieurs personnes en 2004] !
Ajoutez à cela des politiques, qui profèrent des critiques aussi lamentables que celles que l'on a entendues ces derniers jours, et des médias, qui diffusent un message unilatéralement morose et pessimiste sur la justice, et vous avez l'explication de ce sondage.
Ces derniers mois, le fameux "mur des cons" du Syndicat de la magistrature n'a-t-il pas joué un rôle, lui aussi, dans le débat sur la politisation de la justice ?
Absolument. Les conséquences sont aujourd'hui dévastatrices. Depuis quelques mois, ce qui ne permet pas à la magistrature de faire valoir sa compétence et son intégrité, en particulier dans les dossiers politico-judiciaires, c'est le fait que le "mur des cons" [où étaient placardées quasi-exclusivement des personnalités de droite] lui est renvoyé en permanence à la figure. Même si les magistrats sont intègres, ce "mur des cons" a semé un doute, une défiance structurelle, sur leur indépendance. C'est catastrophique.
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