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Enquête franceinfo Comment Emmanuel Macron s'appuie sur les chasseurs pour s'enraciner dans les campagnes

Pour séduire et convaincre le monde rural, le président de la République multiplie les signaux en direction du monde de la chasse.

Article rédigé par franceinfo - Anne Brunel, de la cellule Investigation de Radio France
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 19min
Un chasseur dans les Pyrénées-Atlantiques en 2016. Image d'illustration. (GAIZKA IROZ / AFP)

Le chef de l'État passe toute sa journée, samedi 24 février, au Salon de l'agriculture, mais pour transformer son image de "président des villes" et de la mondialisation, il a aussi un autre atout en main pour tenter d'accéder à l'ensemble du monde rural : les chasseurs. 

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Start-up, métropoles, mondialisation... Emmanuel Macron renvoie généralement l’image d’un pur parisien. Pourtant, le chef de l’État est bien d’origine provinciale. Sa famille maternelle est ancrée dans Hautes-Pyrénées et il grandi à Amiens, dans la Somme, ce qui lui a permis d’arpenter les campagnes picardes. La Picardie est aussi la région de la famille de sa femme, Brigitte.

Le monde rural lui est donc beaucoup moins étranger qu’on le croit. "Sa famille et sa belle-famille sont des gens très chasseurs, rappelle Willy Schraen, président de la Fédération nationale des chasseurs (FNC). "Il assume. C’est un président qui n’a pas de permis de chasser, mais qui se rend à Chambord pour assister aux tableaux de chasse. Il s’y sent bien, même avec la boue et le sang des sangliers morts. C’est une bouffée d’oxygène pour nous, les chasseurs."

Pourtant, on ne peut pas dire que son parti, La République en marche, soit vraiment implanté dans les campagnes. C'est pourquoi une stratégie est en train de se mettre en place, dans laquelle les chasseurs occupent une place de choix. 

Un plaidoyer en faveur de la chasse

Le 5 janvier 2017, dans les colonnes du site chassons.com, Emmanuel Macron insiste sur la "dimension ancestrale de la chasse" et son rôle dans "la préservation de la biodiversité". Il évoque déjà une réouverture des chasses présidentielles, "pas pour un petit moment d’entre-soi aux frais de la République, explique-t-il, mais pour les intérêts de la France".

Deux mois plus tard, en mars 2017, devant le congrès annuel de la Fédération nationale des chasseurs, le chef de l'État se lance dans un nouveau plaidoyer enflammé en faveur de la chasse française : "La chasse reste une activité populaire. J’ai eu l’occasion de le dire quand on m’a parlé des chasses présidentielles. J’avais l’impression de commettre une forfaiture terrible en disant que j’étais favorable à leur ouverture encadrée, transparente. Les gens me disaient que c’était affreux. Il ne faut pas être honteux." Emmanuel Macron confirmait ainsi son attachement à cette pratique. "Si on décide de porter cette valeur, il faut la reconnaître comme un instrument d’attractivité", affirmait-il encore.

Ces chasses - et le domaine de Chambord d'une manière générale - permettraient de faire rayonner l’image de la France, notamment auprès de hautes personnalités étrangères.

De de Gaulle à Macron, 60 ans de chasse

Au début des années 1960, le général de Gaulle, qui ne chasse pas, convie à plusieurs reprises le Premier ministre anglais, Harold Macmillan, pour des chasses aux faisans dans le cadre royal de Rambouillet, dans les Yvelines, en préambule d’entretiens diplomatiques. Georges Pompidou, chasseur assidu, fait édifier le pavillon de chasse à Chambord, dans le Loir-et-Cher. Valéry Giscard d’Estaing, grand chasseur à son tour, y convie plusieurs chefs d’État. Quant à François Mitterrand, que la chasse en tant que telle répugne un peu, il en saisit rapidement la dimension politico-diplomatique et nomme à la tête des chasses présidentielles un ancien des services secrets, son ami François de Grossouvre.

Valéry Giscard d'Estaing, grand chaseur, le 26 janvier 1974 près de Moscou, en Russie. (A. STUHIN / TASS)

Ce dernier sait mêler les obligés du président à des invités plus sulfureux, qu'il serait difficile de recevoir au quai d'Orsay ou à l'Élysée, comme des chefs d'États peu démocratiques ou leur proches : "Rifaat el-Assad, le frère d’ Hafez el-Assad, l’ancien président syrien, Omar Bongo le président du Gabon, des grands industriels comme Serge Dassault et Francis Bouygues, tous ont participé à ces chasses, résume la journaliste Raphaëlle Bacqué, auteure d’une biographie de Grossouvre, Le dernier mort de Mitterrand (éd. Grasset, 2010). Ils trouvaient là un moyen de montrer leurs liens de faveur, dans des chasses dont le public n’avait aucune idée." 

À Chambord, les "battues de la République"

Jacques Chirac est le premier à annoncer la fermeture des chasses présidentielles, préférant valoriser le monde agricole. Mais, de fait, les chasses se poursuivent pour la simple raison que Chambord est un domaine clos et que les animaux s'y reproduisent. À son tour, alors qu'elles n'ont pas été officiellement rouvertes, Nicolas Sarkozy annonce leur fermeture, mais il s’agit là encore d’un effet d’annonce : dans le même temps, il nomme Pierre Charon, un de ses proches lieutenants, à la présidence du domaine de Chambord.

Pierre Charon organise alors un autre type de chasse, pudiquement intitulées "battues de la République". "J’invitais des grands flics et des magistrats, se souvient le sénateur LR de Paris, et puis j’invitais toujours les méritants, c’est-à-dire ceux qui avaient le mieux réussi leur examen du permis de chasse. Il y avait donc des jeunes gens qui tiraient avec les patrons du CAC 40 et les parlementaires." Il raconte aussi que "les chasses présidentielles, c’étaient 4 à 5 battues par an."

Pierre Charon : "On organisait des dîners prestigieux à Chambord." (ANNE BRUNEL / RADIO FRANCE)

On organise en réalité 18 battues par an, dont trois ou quatre bien réservées au chef de l’État, comprenant 30 fusils (soit 30 invités) à chaque fois. Sous Nicolas Sarkozy, Pierre Charon choisit comme directeur général le diplomate Jean d'Haussonville qui développe la dimension diplomatique du domaine national de Chambord. "Il a créé des chasses européennes avec des ministres de l’Union, poursuit Pierre Charon. Cela a notamment servi quand Nicolas Sarkozy était à la tête de la présidence tournante de l’Union européenne. On organisait des dîners prestigieux à Chambord."

L’Italie et la Chine dans le viseur

Emmanuel Macron veut donc renouer avec cette tradition. Les battues et le décorum Château de Chambord vont redevenir un outil diplomatique avec, pour commencer, en 2019, les célébrations franco-italiennes du 500e anniversaire de la mort de Léonard de Vinci. "La dernière battue de la saison organisée à Chambord, fin février 2018, est une battue franco-italienne à laquelle seront invités des chefs d’entreprise français, italiens, et des élus des deux pays, annonce François Patriat, président du groupe La République en marche au Sénat, qui est aussi à la tête du conseil d'orientation du domaine de Chambord. Cela va nous occuper pendant les deux ans qui viennent, mais cela participe du rapprochement, pas seulement de nos cultures, mais aussi de nos politiques."

La Chine fait également partie des cibles internationales. Le 7 janvier 2018, l’Élysée a nommé Lucie Liu Yi membre du Conseil d'orientation du domaine. La jeune femme est rédactrice en chef pour l'Europe de la télévision chinoise internationale Phœnix TV. Grâce à ce média d’influence, l’objectif est de faire connaître le domaine de Chambord aux Chinois, pour attirer toujours plus de visiteurs, mais aussi de généreux donateurs et mécènes qui seront peut-être des chasseurs d'un jour.

Les chasseurs, une force politiquement éclatée

La stratégie politique de reconquête du monde rural par Emmanuel Macron passe en grande partie par les chasseurs. On compte, en effet, 1,2 million de chasseurs actifs en France, voire 5 millions si l’on on prend en considération le nombre de détenteurs du permis de chasser (qui ne valident pas nécessairement leur permis chaque année). 

La ventilation électorale du vote des chasseurs est loin d'être uniforme : contrairement au cliché souvent répandu, ils ne penchent pas majoritairement vers l’extrême droite de l’échiquier politique. "Le Front national n’est pas majoritaire chez les chasseurs, analyse Jérôme Fourquet, directeur du département opinion de l’Ifop. Toute une partie de ce monde est rattachée à la gauche, souvent de tradition communiste. Cela concerne 20 à 25 % des chasseurs. On en compte également 20 % qui soutiennent la droite parlementaire." Si Emmanuel Macron a fait un score beaucoup plus faible chez les chasseurs en 2017, il n'était cependant pas inexistant. "Leur centre idéologique ne correspond pas à celui du reste de la population", conclut Jérôme Fourquet. C'est sur ce constat de diversité politique qu'a donc germé l'idée de travailler cet électorat.

Rapprochement politique entre LREM et la FNC

La stratégie de séduction débute dès la campagne présidentielle. En mars 2017, le candidat Macron fait un tabac devant le congrès de la puissante Fédération nationale des chasseurs (FNC). "On a eu le sentiment d’un rural qui parlait à d’autres ruraux, se souvient Willy Schraen, président de la FNC. Les mots, les images, les exemples, Macron envoie le signal qu’il veut développer la chasse avec les chasseurs. Il veut en faire un outil, une composante économique et touristique majeure, tout simplement mettre la chasse en valeur." Willy Schraen semble conquis : "Ce sont des paroles fortes que nous n’avions jamais entendues nulle part", confie-t-il.

Willy Schraen, président de la Fédération nationale des chasseurs, pose devant des trophées au siège de l'association en 2018. (ANNE BRUNEL / RADIO FRANCE)

Pour pénétrer les zones périphériques, ces petites villes et plus largement ces régions situées hors des sphères d'influence des grandes métropoles, Emmanuel Macron a déjà compris que les chasseurs lui seraient utiles. "Dans de très nombreuses communes rurales en France, la seule association qui fonctionne encore et dans laquelle les gens se retrouvent c’est l’association communale de chasse", explique Jérôme Fourquet de l'Ifop. La Fédération dispose d’un réseau très développé et profondément ancré dans les territoires : elle dénombre 80 000 sociétés de chasse locales, elles-mêmes regroupées au niveau départemental, alors que la France ne compte que 36 000 communes ! "C’est une machine bien huilée et efficace, poursuit l’analyste. C’est idéal lorsque l’on veut faire passer un message."

Très implanté localement, le milieu de la chasse dispose aussi de nombreux relais au plan national, tout particulièrement chez les parlementaires. "La seule fois de ma vie où j’ai vu un hémicycle plein à 6 heures du matin, c’est lors du vote de la loi Voynet en 2000, sur la chasse, se rappelle François Patriat. La chasse, ça compte en termes d’économie, mais aussi en nombre de voix." Il rappelle que les groupes d'études les plus populaires chez les parlementaires, tant au Sénat qu'à l'Assemblée, sont les groupes "chasse" -"chasse et territoires" à l'Assemblée ou "chasse et pêche" au Sénat- et "viticulture" : deux problématiques très sensibles dans les départements dont sont issus de nombreux élus.

Un lobbyiste de la chasse comme conseiller

Pour conquérir les chasseurs, Emmanuel Macron s’est rapproché d’un homme dont le rôle est justement de représenter ces réseaux ruraux, Thierry Coste. Après avoir eu l'oreille attentive des présidents Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande, il est devenu l'éminence grise d'Emmanuel Macron sur les sujets chasse et ruralité. Lobbyiste professionnel, il représente les intérêts de fabricants d'armes, de gouvernements étrangers ou encore de fonds de pension. Et il est aussi le défenseur des chasseurs français. "Mon job, c’est de faire en sorte que les politiques comprennent le monde de la chasse, revendique Thierry Coste. J’ai l’avantage de parler à la fois la langue du gouvernement et celle des chasseurs; mais je ne suis payé que par le camp de chasseurs."

C’est lui qui a, par exemple, manœuvré pour bâtir une fragile majorité afin d'emporter en 2016 l'interdiction des néonicotinoïdes, ces pesticides mortels pour les abeilles. Pour y parvenir, le lobby des chasseurs s'est allié aux écologistes, chacun y trouvant son intérêt. "Pour les chasseurs, la rareté du petit gibier est due à une politique agricole agressive et à l’utilisation des pesticides", explique Thierry Coste, qui raconte comment il a approché les représentants de Bayer, l'une des firmes qui commercialise ces néonicotinoïdes, et la FNSEA, le principal syndicat agricole. "Les agriculteurs sont furieux de nos positions, mais nous avons gagné à deux voix près : celles de deux députés de droite, des membres du groupe chasse !", dit-il.

Un pacte avec les chasseurs

Autre étape de l'opération séduction : donner satisfaction aux chasseurs sur un certain nombre de points réglementaires bloquants, qui les ont parfois poussés dans les bras des extrêmes, de gauche comme de droite. Ainsi, en janvier et février 2017, une série de mesures favorables aux chasseurs a été annoncée : l'autorisation des silencieux sur les carabines, l'allongement dérogatoire de la période de la chasse à l'oie et la baisse du prix du permis de chasse, de 400 à 200 euros. Les défenseurs de la cause animale interprètent ces mesures comme de scandaleux "cadeaux" : "Ils avaient déjà des privilèges, s’exclame Réha Hutin, la présidente de la Fondation 30 millions d'amis. Dans l'Oise ils ont même été désignés auxiliaires de la gendarmerie. Ils constituent des milices armées. On les flatte. Il y a une volonté par ces faveurs de faire venir des gens vers la chasse."

Point n°2 de la charte signée entre LREM et la FNC, en juin 2017. (RADIO FRANCE)

Tout cela est en réalité le fruit d’un engagement écrit et signé lors de la campagne des législatives de juin 2017, une sorte de pacte que le président de la FNC, Willy Schraen, brandit aujourd'hui comme un trophée. "On a signé un accord politique de 30 mesures avec La République en marche, sourit le chasseur. Je suis persuadé que le chef de l’État tiendra ses engagements dans ce domaine." Une signature effectuée du côté de LREM par François Patriat. "Une trentaine de revendications qui peuvent aboutir à un dialogue ouvert", confirme le sénateur.

Vers un changement des règles européennes ?

Dans cet accord, il y un point clef : le changement des règles imposées par l'Europe. C'est devenu la bête noire des chasseurs. Actuellement, deux textes européens régissent leur activité : la "directive oiseaux", qui protège les oiseaux sauvages et en réglemente la chasse, et la directive de protection des territoires Natura 2000.

Or, dans l'accord en 30 points, signé entre LREM et la FNC, il est précisé que les chasseurs seront associés à la redéfinition des dispositions législatives et qu'une nouvelle directive sera proposée. "Actuellement, l’Europe sort des directives uniformes pour tous les territoires, sans tenir compte des traditions et des cultures !, s'indigne Willy Schraen. Ça ne peut pas s’appliquer."

Point 27 de la charte signée entre LREM et la FNC, en juin 2017. (RADIO FRANCE)

Emmanuel Macron estime que cette rébellion contre certaines dispositions européennes a contribué à nourrir, chez les chasseurs et par extension dans les zones dites périphériques, ce sentiment d'euroscepticisme qui nourrit le vote protestataire. Changer les règles européennes permettrait donc de "déminer" le vote protestataire, de dissuader les ruraux de pencher vers les eurosceptiques et les extrêmes. Une stratégie risquée qui a ses limites. "Les autres États membres de l'Union européenne ont-ils intérêt à renégocier des textes qui datent d’il y a 20 ou 30 ans ?, s'interroge le politologue Olivier Rouquan. On peut émettre des doutes."

En effet, ce n’est pas le président français qui décide seul pour l’Europe. Une stratégie qui peut aussi fragiliser la majorité. "Au début des années 2000, Nicolas Hulot avait obtenu de Jacques Chirac qu’il ferme les chasses présidentielles, poursuit Olivier Rouquan. Aujourd'hui, c’est un dossier qui peut mettre Nicolas Hulot en difficulté et peut créer des tensions au sein du gouvernement."

Une stratégie plus globale

Cette stratégie de conquête de la ruralité ne passe pas seulement par les chasseurs : d'autres mesures s'inscrivent dans un plan beaucoup plus vaste et cohérent. L’une d’elles vise à mettre fin aux zones blanches de la téléphonie mobile. "C’est un choix stratégique de la part d’Emmanuel Macron, se félicite le conseiller ruralité du président, Thierry Coste, qui salue cet accord trouvé avec les opérateurs en janvier 2018. C'est faire l’impasse sur des rentrées financières importantes et préférer que les opérateurs investissent tout de suite plusieurs milliards d’euros pour permettre aux gens qui veulent s’installer à la campagne d'y vivre dans les mêmes conditions que le reste de la population."

Un meilleur ancrage dans les réseaux de chasseurs et des mesures pour désenclaver la campagne suffiront-ils au parti La République en marche pour s’implanter durablement en zone rurale ? "En deux ans, vouloir conquérir cet électorat très périphérique est ambitieux, estime Olivier Rouquan. Cet électorat s’est depuis longtemps tourné vers les partis souverainistes qui contestent l’Union européenne." Pour le politologue, la droite républicaine a pris de l'avance et "LREM s’y met progressivement avec cette stratégie, mais cela va prendre du temps pour obtenir des résultats significatifs sur la plan électoral."

Seules les prochaines échéances électorales en 2019 (élections européennes), 2020 et 2021 (élections municipales, départementales et régionales) permettront de savoir si cette stratégie tournée vers la ruralité a véritablement fonctionné.

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