Grand entretien Censure, instabilité politique, absence de majorité... Les institutions de la Ve République sont-elles à bout de souffle ?

Article rédigé par Fabien Jannic-Cherbonnel
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Depuis les élections législatives anticipées provoquées par Emmanuel Macron, les institutions françaises peinent à faire naitre un consensus entre les partis politiques. (JEREMIE LUCIANI / FRANCEINFO)
Véronique Champeil-Desplats, professeure de droit public à l'université Paris-Nanterre, estime que certains ajustements peuvent être mis en place pour retrouver de la stabilité sans modifier la Constitution.

La Ve République vit un moment inédit de son histoire. Une instabilité inhabituelle touche les institutions françaises : en deux ans, pas moins de trois Premiers ministres se sont succédé, en attendant la nomination d'un quatrième. Le dernier en date, Michel Barnier, n'a tenu que quatre-vingt-dix jours à Matignon, un record. Le chef du gouvernement a été emporté par le vote d'une motion de censure mercredi 4 décembre, une première depuis 1962.

Le chef de l'Etat a reçu les représentants de plusieurs partis mardi, dans l'optique de trouver un terrain d'entente et de mettre fin au blocage politique, sans pour l'instant y parvenir. L'éclatement de l'Assemblée nationale, divisée en trois blocs de taille presque égale, rend complexe toute perspective de sortie de crise. De quoi attiser les critiques contre la Ve République, instaurée en 1958. Initiée par le Général de Gaulle, la Constitution avait comme objectif de mettre fin à l'instabilité chronique des gouvernements de la IIIe et IVe République, en donnant de larges pouvoirs à l'exécutif et en mettant le président au centre du jeu.

Soixante-six ans plus tard, les institutions de la Ve ne semblent plus en mesure de remplir leur objectif initial. Faut-il envisager de modifier la Constitution, voire de la remplacer ? Véronique Champeil-Desplats, professeure de droit public à l'université Paris-Nanterre, estime que beaucoup peut être fait en modifiant la culture politique actuelle.

Franceinfo : Le Premier ministre démissionnaire Michel Barnier n'a tenu que trois mois en poste. C'est un record dans l'histoire de la Ve République. Cette instabilité est-elle liée au contexte politique, ou montre-t-elle les limites de notre Constitution ?

Véronique Champeil-Desplats : Plusieurs facteurs expliquent que nous ayons l'impression de vivre une crise politique. Le premier, c'est une répartition des partis politiques à l'Assemblée nationale que nous n'avions jamais connue dans l'histoire récente. Le deuxième, c'est la forte montée de l'extrême droite, qui a bouleversé les équilibres politiques. A cela s'ajoute une crise de la représentation politique.

Nous avons assisté à un grand renouvellement de la classe politique ces dernières années, et celle-ci n'est pas préparée à surmonter ces crises. Pour autant, cela ne veut pas dire que nos institutions ne peuvent pas fonctionner en l'absence de majorité à l'Assemblée nationale.

La Ve République a pendant longtemps été marquée par une bipolarisation de la vie politique entre la droite et la gauche. Le fait que cette dernière ait disparu est-il le symptôme d'un problème institutionnel ?

Il est vrai que la Ve République fonctionne sur ce modèle politico-institutionnel depuis près de cinquante ans. Les institutions ont donc tourné de façon assez simple, y compris en période de cohabitation, car le Premier ministre disposait d'une majorité suffisamment stable pour pouvoir gouverner.

"Il ne faut pas oublier que la Vᵉ République a été construite pour fonctionner sans qu'il y ait de majorité à l'Assemblée."

Véronique Champeil-Desplats, professeure de droit public

à franceinfo

A l'origine, le but du général de Gaulle avec cette nouvelle Constitution était de répondre à une situation d'émiettement politique très fort qui conduisait à une succession de gouvernements de coalition faibles.

Il souhaitait que le pouvoir exécutif puisse gouverner sans avoir de majorité parlementaire à l'Assemblée. Ça a d'ailleurs été le cas les quatre premières années de la Ve République, jusqu'en 1962. Dans un sens, elle a donc été préparée pour le genre de situation politique que nous vivons aujourd'hui.

Pourtant, le système politique semble, pour l'instant, incapable d'accoucher d'un exécutif stable. Est-ce lié à la montée du Rassemblement national (RN), troisième force de l'Assemblée ?

Jusqu'à présent, la gauche comme la droite parvenait à former des coalitions entre partis pour gouverner, même lorsqu'il était difficile de trouver une majorité. On peut penser au gouvernement de Michel Rocard [de 1988 à 1991], soutenu par une coalition éclectique allant des socialistes au centre-droit.

Or, nous avons désormais, à l'Assemblée, une troisième force avec laquelle, pour le moment, aucun parti ne souhaite gouverner. De ce point de vue-là, le RN, fort de ses 124 députés, est bien un élément bloquant. 

Est-ce la Constitution qui empêche le dialogue entre les forces politiques, ou est-ce plutôt une question de culture politique ?

Je ne pense pas que ce soit constitutionnellement compliqué. Il s'agit plutôt d'un problème politique. A partir du moment où les partis refusent, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, de gouverner avec d'autres forces politiques pour s'assurer d'une majorité, il y a un problème.

On pourrait imaginer de façon plus explicite des institutions qui permettent de gouverner avec des majorités relatives, mais très peu de systèmes politiques dans le monde y parviennent.

"Le personnel politique d'aujourd'hui manque de capacité à imaginer de nouvelles formes de gouvernance, dans lesquelles il n'existe pas de majorité consolidée."

Véronique Champeil-Desplats, professeure de droit public

à franceinfo

On parle de crise parce que nous n'avons pas connu de situation similaire récemment. Mais il faudrait peut-être envisager la situation actuelle comme quelque chose qui pourrait s'installer dans le temps et se répéter. Il serait intéressant d'intégrer comme une possibilité le fait que les gouvernements dont la majorité est relative puissent construire des accords en fonction des textes. Les partis politiques n'y sont pour l'instant pas préparés. 

L'un des problèmes de la crise actuelle n'est-il pas lié au rôle prédominant du président de la République, toujours plus incontournable ?

Cette centralité du président de la République n'est pas nouvelle. Nicolas Sarkozy a accentué une forme d'hypercentralisation autour de la figure du président. Il se revendiquait lui-même comme un "hyperprésident", un mouvement accentué par sa forte médiatisation et la montée en puissance des réseaux sociaux.

François Hollande, qui avait promis d'être un "président normal", a été rattrapé par cette tendance, notamment après les attentats du Bataclan. Il faut dire qu'il existe dans les institutions un certain nombre de mécanismes qui ramènent toujours à l'Elysée.

On le constate actuellement : la situation que nous vivons depuis la dernière dissolution recentre encore plus l'attention médiatique et politique sur le président. Ce qui est clairement un paradoxe, car le parti d'Emmanuel Macron a perdu les élections.

Face à ce président tout-puissant, n'y a-t-il pas un problème avec la définition du poste de Premier ministre ?

Effectivement, des zones de flou peuvent apparaître lorsque l'on lit la Constitution. Le texte dit par exemple que le Premier ministre dirige un gouvernement et conduit la politique de la nation, et donne dans le même temps un certain nombre de pouvoirs au président de la République. Il y a des zones ou tout cela se chevauche. L'interprétation que l'on fait des textes est donc primordiale.

En reprenant l'histoire de la Ve République, on voit bien que les relations entre Premiers ministres et présidents ne sont pas toujours les mêmes, fluctuant en fonction des personnalités des principaux intéressés. Un Premier ministre pourra ainsi avoir plus ou moins de pouvoir selon l'analyse qui est faite de la Constitution, mais aussi en fonction des rapports de force politiques. 

Face au blocage politique, notre Constitution est-elle encore pertinente en 2024 ?

Le problème principal de la Ve République est pour moi la place très subalterne du peuple et des électeurs. Le seul moment où les électeurs manifestent ou expriment leur volonté au niveau national est au moment des élections présidentielles et législatives, qui sont espacées de cinq ans. L'autre façon pour le peuple de s'exprimer, c'est d'attendre qu'on consulte par référendum. Mais on ne le fait que très rarement.

Lorsque les électeurs sont mécontents, ils ne peuvent s'exprimer que dans les urnes ou par des manifestations, qui sont très fréquentes. Je ne crois pas que les Français aiment plus aller manifester qu'ailleurs, mais que c'est surtout l'un des seuls moyens de se faire voir et entendre. Le problème, c'est que ces manifestations sont rarement écoutées par le pouvoir. Nicolas Sarkozy avait même dit en 2008 "désormais quand il y a une grève en France, personne ne s'en aperçoit".

L'instauration de la proportionnelle lors des élections législatives, qui ne nécessite pas de changement de Constitution, pourrait-elle être une solution ?

Attention, ce n'est pas parce que l'on instaure la proportionnelle qu'une majorité absolue devient impossible à atteindre l'Assemblée nationale. Cependant, son but est effectivement de permettre une meilleure représentation des différentes forces politiques. 

"L'instauration de la proportionnelle peut induire la multiplication des partis politiques représentés à l'Assemblée, mais également une meilleure représentation de la diversité de l'électorat."

Véronique Champeil-Desplats, professeure de droit public

à franceinfo

On peut se dire qu'un émiettement institutionnalisé inciterait les forces politiques à travailler ensemble.

Certains vous répondront que nous risquerions d'arriver exactement aux équilibres actuels, et donc à une assemblée bloquée.

Ce n'est pas faux, mais cela changerait quand même une chose en matière de confiance vis-à-vis de l'électorat. Instaurer la proportionnelle, c'est un signe de représentativité et de légitimité envoyé à l'électorat : chaque électeur pourra voter pour le parti qui le représente le mieux, sans réfléchir en termes d'alliance ou de stratégie électorale.

Outre la proportionnelle, y a-t-il d'autres solutions à privilégier selon vous ?

La proportionnelle est l'option la plus simple. D'autres évolutions me semblent essentielles, mais doivent passer par une révision de la Constitution. Je pense notamment à l'élargissement du référendum d'initiative populaire, ainsi qu'au renforcement des droits de pétition. Surtout, il faut, dans nos institutions, des personnes qui fassent le relais et soient plus à l'écoute de la société.

Il a d'autres choses que nous pouvons faire, comme l'organisation de nouvelles Conventions citoyennes (sur le modèle de la Convention sur le climat organisée en 2019), la mise en place de mécanismes de pétition ou de commissions de travail qui incluraient les citoyens sur différents sujets. Mais toute la question est de savoir si le résultat de ces travaux doit immédiatement être appliqué, ou bien être avalisé par le Parlement.

On pourrait aussi prévoir une meilleure représentation de la société civile dans les organismes consultatifs. Même si nous n'avons pas la culture de la représentation de communautés en France, on devrait donner plus de poids aux syndicats et aux associations représentatives.

Faut-il, selon vous, envisager de passer à la VIe République, comme le réclame notamment La France insoumise ?

Je pense qu'il faut être pragmatique. Changer de Constitution est un sujet particulièrement clivant aujourd'hui. Si on veut avancer, et peut-être dépasser ce clivage, il faut imaginer les mécanismes qui permettent une meilleure représentativité et une meilleure expression citoyenne.

Et puis, que l'on parle de VIe République ou de Ve rénovée, finalement, cela importe peu. Il vaut mieux avancer pas à pas, sinon, l'attente risque d'être longue, compte tenu des équilibres politiques.

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