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Présidentielle 2017 : quelle est la stratégie du Front national pour conquérir l'électorat de gauche ?

Ouvriers, enseignants, personnels de santé et du social : le Front national s'organise pour capter l'électorat de gauche. Quelles stratégies ? Quel résultat ?

Article rédigé par Philippe Reltien, franceinfo
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 14min
Marine Le Pen en meeting au Zénith de Nantes le 26 février 2017. (JEAN-FRANCOIS MONIER / AFP)

La montée du Front national tient d'abord à un électorat de droite qui se dirige vers une droite plus extrême. Mais aujourd'hui, des personnes votant habituellement à gauche peuvent aussi choisir le parti d'extrême droite. Cette part de l'électorat n'est donc pas négligeable dans l'ascension du FN. Elle n’est d'ailleurs pas le fruit du hasard mais le résultat d’une solide stratégie. 

Les ouvriers

Les ouvriers qui finissent par voter Front national ont en général un sentiment de dépit et l'impression que l’ascenseur social est enrayé. En Pays de Montbéliard, du côté de l’atelier ferrage chez Peugeot, Geoffrey Pouthier, contrôleur qualité, relève que le nom de Marine Le Pen intervient de plus en plus souvent dans les conversations. "C'est le discours dur qui séduit, ça redore un peu leur fierté, indique le salarié du constructeur automobile. Ils ne croient plus à la politique pendant quatre ans mais à la cinquième année, ils se remettent à voter pour quelqu'un."

En réalité, les ouvriers électeurs du Front ont le sentiment d'être pris en tenaille entre les milieux privilégiés à l'abri des besoins, et, plus bas qu'eux, les ouvriers immigrés. "Ils ont peur d'être déclassés, explique Florent Gougou, professeur à Sciences Po Grenoble. Ils sont sensibles au discours qui donne du sens à leurs conditions d'existence et, aujourd'hui, ce n'est pas celui de la gauche." Le Front national investit donc un terrain délaissé par la gauche, celui de la crainte du déclassement.

Les salariés des secteurs santé et social

En janvier 2017, les propositions de François Fillon sur la Sécurité sociale ont suscité la polémique et le Front national a immédiatement saisi l’occasion d’une riposte argumentée en direction de l’électorat populaire.  "Dès que nous avons eu connaissance du résultat de la primaire, le programme de Fillon a été décortiqué, explique Sophie Montel, députée européenne FN et conseillère régionale de Bourgogne Franche Comté. Quand un candidat veut casser le modèle de la Sécurité sociale, il est tout à fait logique que l'on fasse part de nos propositions et que l'on démonte notre adversaire politique, c'est le jeu. Ça s'adresse à l'électorat populaire, aux classes moyennes."

Cet intérêt du Front national pour la santé s’est traduit par la création d’un "collectif santé", auquel participent des adhérents et des professionnels de la santé. L’objectif est clair : recruter de futurs électeurs. "Les invitations se font sur le fichier des adhérents, on a de tout : des usagers mais aussi des professionnels de santé, des professions libérales, des chirurgiens-dentistes, des médecins, des chirurgiens, des infirmières, précise Sophie Montel. Et elle ajoute : "Les adhérents sont libres d'inviter des amis, des chaînes se mettent en place. Ce seront pour la plupart des électeurs de Marine Le Pen à ces élections présidentielles." Ces personnes de différents corps de métiers se réunissent pour évoquer divers sujets, des propositions qui ont pour but de rassurer les moins fortunés : les déserts médicaux, l'augmentation des effectifs dans les hôpitaux, la baisse des prix des médicaments, ou encore la fraude à la carte Vitale.

Mais les adhérents du Front national ne s'arrêtent pas à ces rassemblements, ils sont aussi présents sur le terrain pour distribuer des tracts.  Par exemple, cette fausse carte Vitale grande comme une feuille A4 sur laquelle on peut lire "Fillon va vous rendre malade" et au verso "Avec Marine protégeons à 100% la santé des Français". La stratégie : imiter la gauche pour tenter de capter ceux qu’elle a déçus. En 2011, la CGT avait distribué des tracts similaires. Cyril Keller, le secrétaire départemental de la CGT du Doubs, s'en souvient.  "Bien sûr qu'ils copient !, raconte le syndicaliste. En voyant le tract du FN, ça m'a tout de suite fait penser à ce qu'on avait sorti à l'époque : des badges avec la carte Vitale 'La Sécu c'est vital". Ça fait un moment que la CGT monte au créneau sur les problèmes de soins. Comme par hasard, en pleine campagne, le FN découvre qu'il y a des problèmes au niveau de la santé et va intervenir."

De manière plus globale, le Front national s'approprie toute thématique sociale, comme par exemple le retour de la retraite à 60 ans, ou la baisse des cotisations sociales de 200 euros pour les salariés. Pour cette opération de séduction visant les votants déçus de la gauche, le FN se "repositionne sur les questions économiques vers des thématiques associées à la gauche, comme la défense du modèle social français", explique le politologue Florent Gougou. "On va vous garantir des droits dans un contexte dans lequel vous êtes frappés par le chômage de masse et une dégradation de vos conditions de vie", voilà la promesse que fait le parti présidé par Marine Le Pen. 

Les syndicalistes

Les militants du Front national tentent aussi de "retourner" des syndicalistes. L'exemple le plus célèbre et réussi c'est Fabien Engelmann : ex membre de la CGT-Territoriaux dans une mairie mosellane, aujourd’hui maire Front national d'Hayange (Moselle). Cette affaire vécue au sein des centrales syndicales comme une trahison, a déclenché l'alarme. Pour tenter de convaincre les syndicalistes des villes tenues par le Front national de résister aux sirènes des Lepénistes, le cégétiste Cyril Keller leur rend visite : "Des militants frontistes vont frapper à la porte d’adhérents de la CGT, ou d'autres organisations syndicales, et certaines choses nous mettent la puce à l'oreille : ça commence par la peine de mort, par 'il y a peut-être un peu trop d'immigrés'. C'est possible que demain des militants disent qu'ils vont se présenter sur une liste FN."

Pour Florent Gougou, professeur à Sciences Po, il y a désormais deux publics : les anciens dont le vote ne change pas, les jeunes désormais plus perméables au FN. Il est convaincu que par rapport aux anciens syndicalistes, les jeunes portent un regard différent sur le parti de Marine Le Pen "L'équation en tête c'était : un ouvrier = de gauche. On avait du mal à penser qu'un ouvrier puisse voter FN" analyse Florent Gougou. "Mais le renouvellement des générations est la dynamique principale dans les changements de vote des ouvriers, ajoute le professeur à Science Po. Ceux qui votent pour le FN aujourd'hui ont peut-être les mêmes caractéristiques sociologiques que leurs parents, le même type de métier, les mêmes lieux d'habitations, mais pas le même type de comportement électoral."

Selon Jean-Yves Camus, directeur de l’observatoire des radicalités politiques, "une génération est en train de passer la main à une autre génération née dans un contexte très différent". Le fait de ne pas avoir connu les Trente Glorieuses mais uniquement la crise, de n'avoir été que dans une alternance gauche/droite depuis 1981, et de ne pas être "prisonniers de la guerre d'Algérie" font de ces jeunes militants des personnes "vierges en politique", plus sensibles et enclins à voter.

Les écologistes

Le Front national tente aussi d'élargir le socle électoral de son parti en faisant vibrer la corde écologiste. C'est notamment le travail de Jérémy Navion : cet étudiant en informatique en charge des réseaux sociaux et responsable du fichier adhérent, est devenu responsable du site FN du Doubs. Il consacre tout son temps libre à la campagne numérique de Marine Le Pen.

Là encore, c’est le résultat d’une analyse politique très pragmatique : du côté des écologistes classiques, Nicolas Hulot a jeté l’éponge et Yannick Jadot désormais rallié à Benoît Hamon ne sera pas présent au premier tour de la présidentielle. Les Verts apparaissent divisés alors que l’écologie reste une préoccupation importante pour les Français. Le Front national a donc mis sur pied plusieurs collectifs : l’un consacré aux animaux, sujet par nature consensuel, et l’autre plus atypique, à la fois écologiste et pro-nucléaire, pro-Fessenheim. Un grand écart que justifie la conseillère régionale FN, Sophie Montel . "Les électeurs ont compris que les partis écologistes ont trouvé un créneau et qu'ils le développent (...) Tant qu'on n'aura pas trouvé un moyen fiable de le remplacer qui permette de produire avec les mêmes coûts, on gardera le nucléaire, explique Sophie Montel. "Il faut mettre en place les conditions nécessaires pour sécuriser, traiter les déchets. Ça nécessite des fonds, on n'a pas de solution aujourd'hui", conclut-elle. 

Les enseignants

Le basculement du vote ouvrier est déjà acquis, mais selon Brice Teinturier, directeur de l’institut Ipsos il y a encore des voix à prendre du côté des classes moyennes"Dans la France désindustrialisée, il y avait un électorat populaire qui se syndicalisait à gauche, voire très à gauche, donc le basculement vers le FN à l'époque est une certitude, souligne Brice Teinturier. "Aujourd'hui, c'est plutôt vers les classes moyennes que le FN arrive à capter de nouveaux électeurs. En 2012, environ 7% des électeurs ont voté à gauche et aujourd'hui disent qu'ils voteront pour Marine Le Pen."

Pour identifier ces nouveaux électeurs du Front national, il faut s'intéresser aux enseignants, un bastion de gauche quasi-imperméable au parti jusqu’à il y a peu. Certes, les conditions d’enseignement, les classes surchargées, les quartiers difficiles et une forme de désespérance peuvent expliquer qu’on y retrouve parfois les mêmes phénomènes qu’ailleurs, mais le FN s’organise pour exploiter ce sentiment : il recrute de l’intérieur. C’est notamment le travail d'Aymeric Durox.

Il a 31 ans, il est professeur d’histoire géographie et il est arrivé en Seine-et-Marne il y a deux ans. En 2012, sa mère, enseignante à la retraite, avait pourtant voté pour François Hollande. Aymeric Durox milite au Front national, et il a réuni 100 collègues de la région parisienne dans un collectif baptisé Racine. "Ça c'est fait via Facebook. J'ai pris contact avec le responsable local, et on a cherché tous les adhérents ou sympathisants qui avaient un lien avec l'Éducation nationale" raconte Aymeric Durox. Il alimente un blog accessible à tous, y compris aux élèves et aux parents d’élèves. "Aujourd'hui on est entre 30 et 35 professeurs, des directeurs d'école, des professeurs du premier, second degré et du supérieur" ajoute-t-il. 

Il prend aussi la défense des chefs d’établissement qui ont eu des problèmes en voulant appliquer la loi de 2004 sur l’interdiction du port du voile. Une interdiction que le FN veut étendre aux universités. Il marche sur les traces de la gauche laïque avec l’objectif final de créer 8 collectifs "Racine" en Ile-de-France cette année, ce qui équivaudrait à doubler le nombre d’adhérents. L'adhésion est à 20 euros, c’est donc un véritable acte militant. Aymeric Durox incarne cette nouvelle génération débarrassée des oripeaux qui faisaient peur. Il a été nommé professeur principal des Terminales ES, il est donc devenu un vrai relais d’opinion. Ces collectifs sont peu nombreux mais ils se multiplient et sont très actifs. "Quinze personnes motivées, correctement formées et qui par capillarité diffusent leur message dans leur milieu professionnel, en termes de résultat électoral, de retour sur investissement, c'est non négligeable, souligne l'expert Jean-Yves Camus. Et il ajoute : "Il ne faut pas regarder le nombre d'adhérents mais la part du vote captée." "Si dans un village, le FN peut recueillir jusqu'à 35% des voix, c'est bien parce qu'il y a un travail de terrain effectué par des relais d'opinions" conclut-elle. 

Le phénomène est encore très minoritaire, mais la députée européenne FN Sophie Montel témoigne déjà d'un changement de comportement à son égard.
"J'ai deux filles scolarisées au collège et je suis ravie de constater qu'un certain nombre d'enseignants se déclarent, viennent me voir, souligne l'élue FN. "On m'explique qu'il y a quelques années dans les salles des profs, c'était hostile quand il y avait des élections, mais là il y a un changement. On a une percée du vote Marine Le Pen chez les enseignants" ajoute la députée FN

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