: Reportage "Il nous a abandonnés" : on est retourné à Couvin, où l'aventure de Bernard Tapie avec les raquettes Donnay a tourné court
En 1988, Bernard Tapie rachetait le fabricant belge de raquettes de tennis. En 1991, l'homme d'affaires revendait la marque dans sa poursuite d'Adidas. Après la séduction, la désillusion.
On nous a d'abord parlé de l'actuel Gedimat, puis du supermarché Zeeman, à moins que ce soit le salon de toilettage... En réalité, l'entrée principale qu'empruntait Bernard Tapie à bord de sa limousine est aujourd'hui un magasin qui vend des sacs de croquettes pour chien. Les lieux ont changé, des bâtiments ont été démolis, d'autres ont été construits. Mais c'est bien ici, à Couvin, en Belgique, à quelques kilomètres de la frontière française, que l'homme d'affaires, dont les obsèques sont célébrées vendredi 8 octobre, a sorti le chéquier à l'été 1988 pour sauver l'un des plus grands fabricants de raquettes de tennis au monde : l'entreprise Donnay, 550 salariés, vient d'être déclarée en faillite.
"C'était une rock star"
A l'époque, Bernard Tapie est déjà président de l'Olympique de Marseille mais pas encore homme politique. Il a surtout une réputation : "C'est le businessman qui reprend les entreprises en difficulté." "Quand on a appris qu'il y avait un sauveur pour Donnay, et que ce sauveur était Bernard Tapie, le feuilleton a commencé, se souvient, encore amusé, Bernard Théis, alors jeune reporter pour le journal local. J'y allais tous les jours. 'Tapie a dit ça', hop un article. 'Tapie a fait ça', hop un article."
"Il arrivait à Couvin avec son chauffeur, tout le monde lui déroulait le tapis rouge, c'était aussi fort que la venue d'un ministre."
Bernard Théis, journalisteà franceinfo
Après quelques jours de négociations, un "deal" est trouvé : Tapie devient le premier actionnaire de la société avec 51% des parts et l'usine va redémarrer avec 120 travailleurs. Le 31 août 1988, le voilà qui débarque "tel un pape" dans l'usine. Il fait rassembler l'ensemble des salariés et s'embarque dans un discours que Charlette Remy, 16 ans à l'époque, en est encore toute retournée. "C'était mé-mo-rable !" raconte l'ancienne salariée aujourd'hui retraitée.
"Il a dit devant tout le monde qu'il allait faire l'amour à notre entreprise. Vous vous rendez compte ? Faire l'amour à notre entreprise ! Toutes les ouvrières étaient dingues. Faut dire qu'il avait du sex appeal, oh oui, oui, oui. C'était un bel homme."
Charlette Remy, ancienne salariée de Donnayà franceinfo
Les ouvriers, largement minoritaires, jalousent le charisme de "ce Français qui arrive en héros". "C'était une rock star, reconnaît Jules Dubois, 74 ans, à l'époque chargé du polissage des raquettes. Les femmes étaient comme des folles quand il venait. Il n'y avait que lui. Nous, on n'existait plus."
"On l'a accueilli comme un roi"
On raconte que des secrétaires se battent pour préparer le café... et pouvoir entrer dans la salle de réunions. Le journaliste Bernard Théis croise "des ouvrières qui ont mis des jupes très courtes juste parce que Tapie est attendu". Jacques Van Roost, alors directeur commercial, tombe aussi sous le charme : "Son énergie était contagieuse, on l'a accueilli comme un roi. Il savait dire et redire qu'il venait du bas de l'échelle. Et ça, les salariés appréciaient. C'était des meetings politiques quand il prenait la parole."
Cette fois encore, Bernard Tapie se met tout le monde dans la poche. Les syndicalistes, les élus locaux... "Quand on se retrouvait autour d'un repas pour parler affaires, c'était un monologue, se souvient Alain Mansbach, alors conseiller du ministre-président de la région wallonne. Il n'y avait que lui qui parlait et tout le monde l'écoutait. Il s'exprimait vite et bien, il n'hésitait pas sur les mots. Le ministre-président aussi était impressionné. Fallait le voir !" Guy Maréchal, adoubé directeur général de l'usine par le "boss" lui-même, résume la situation à sa façon :
"Avec Bernard, c'était très simple : il n'y avait jamais de problème."
Guy Maréchal, ancien directeur de l'usine de Couvin
Guy Maréchal n'est pas que le directeur général de l'usine, il joue aussi l'interprète pour l'entrepreneur : "Il ne savait pas parler anglais, alors il me demandait de tout traduire." En 1991, Bernard Tapie l'appelle un matin pour qu'il le rejoigne à New York :
"Quand voulez-vous que je vienne ?
– Tout de suite.
– Mais monsieur Tapie, je suis à Couvin là.
– Ne vous occupez pas de ça. Il y a le Concorde qui vous attend à Paris."
"Il voulait nous revendre le triple"
Un beau jour, pour faire connaître au monde entier la marque Donnay, Bernard Tapie se met en tête de faire signer une star du tennis. "Et pourquoi pas André Agassi ?" Le tennisman américain n'a pas encore le stylo en main que l'homme d'affaires crie dans la presse que c'est fait. "C'était 6 millions de dollars pour 5 ans", se rappelle Guy Maréchal. Mais voilà : les ventes de raquettes ne suivent pas, la concurrence asiatique est déjà là. "En fait, il aurait fallu vendre trois ou quatre fois plus de raquettes pour rentrer dans les clous, estime Michel Guilluy, co-auteur du livre Donnay la légende. Agassi n'a fait que creuser encore un peu plus le trou."
C'est en fait le début de la fin : celui qui promettait de "faire l'amour" à ce fleuron du tennis est en train de reculer. Conscient que les chiffres ne sont pas tout à fait ceux espérés, Bernard Tapie convoque le ministre-président de la région wallonne dans ses bureaux de la rue des Saints-Pères à Paris. "Il voulait nous revendre l'affaire, mais il en demandait le triple que ce qu'il avait lui-même mis au début", n'en revient toujours pas le conseiller Alain Mansbach.
"Comme on lui tenait tête, il s'est mis à genoux devant le ministre-président et a commencé à faire l'acteur de théâtre. 'Allez-y, puisque vous voulez m'assassiner, assassinez-moi !', répétait-il en mettant une main à sa gorge."
Alain Mansbachà franceinfo
La vérité est que Bernard Tapie s'intéresse déjà (et surtout) à Adidas. Mais racheter la marque aux trois bandes lui nécessite dans un premier temps de céder tous ces autres actifs... dont les raquettes de tennis Donnay. En juin 1991, soit moins de trois ans après y avoir mis les pieds, il revend la marque belge à l'Italien Carbon Valley pour 100 millions de francs.
"Je crois qu'il s'en fichait de nous"
Trente ans plus tard, les 5 500 habitants de Couvin l'ont encore en travers de la gorge. "Il est parti voir ailleurs et il nous a abandonnés, regrette Jules Dubois, verre de bière posé devant lui. L'entreprise a été définitivement fermée deux ans plus tard en 1993. Après trente ans chez Donnay, je me suis retrouvé au chômage." Sa femme aussi, leur fille aussi, son beau-frère aussi : ils travaillaient tous dans l'usine.
A Couvin, tout le monde connaît quelqu'un qui connaît quelqu'un qui a travaillé chez Donnay. "Il y a des gens qui ont quitté la région après la faillite, assure une dame, croisée près de l'Hôtel de Ville. Je veux bien qu'on dise que Tapie a eu mille vies, qu'il savait tout faire, qu'il avait du talent. OK, OK, OK ! Mais quand il décidait de partir d'une entreprise, se préoccupait-il des conséquences sur les petites gens ? Je vais vous dire, je crois qu'il s'en fichait de nous, en fait."
Hasard du calendrier, Bernard Tapie vivait ses dernières heures, samedi 2 octobre, quand l'Ecomusée local inaugurait justement... une exposition sur l'entreprise Donnay. Jules Dubois n'a "pas prévu" d'y aller. Et la commune n'a pas le projet de rebaptiser une rue ou une place "Bernard Tapie". Il n'y a pas foule pour défendre "Nanard". Sauf Guy Maréchal :
"Moi, je reste convaincu qu'il a fait l'impossible pour redresser l'affaire Donnay."
Guy Maréchal, ancien directeur de l'usine de Couvinà franceinfo
"Et je ne dis pas ça maintenant qu'il est mort, poursuit-il. D'ailleurs, si vous avez les contacts de son fils Stéphane ou de son épouse Dominique, je les veux bien. J'aimerais leur envoyer un petit mot. C'était quelque chose, Bernard."
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